La décroissance Nicholas Georgescu Roetgen PDF


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Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994)
Économiste, Université Vanderbilt, Nashville, Tenessee

(1979)

La décroissance
Entropie – Écologie - Économie

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,
professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi
Courriel: mgpaquet@videotron.ca
dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

2

Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole,
professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi à partir de :

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Nicholas GeorgescuRoegen. La décroissance. Entropie - Écologie - Économie (1979). Présentation et traduction de MM. Jacques Grinevald et Ivo Rens. Nouvelle édition,
1995. [Première édition, 1979]. Paris: Éditions Sang de la terre, 1995, 254 pp.
[Autorisation accordée par les ayant-droit et les traducteurs, MM. Jacques
Grinevald et Ivo Rens, Université de Genève, le 17 février 2004]
Courriel: Ivo.Rens@droit.unige.ch
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001
pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 13 mai 2004 à Chicoutimi, Québec.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

Table des matières
Introduction à la 2ème édition, 1995
Préface de la 1ère édition (1979)
Chapitre I

La loi de l'entropie et le problème économique

Chapitre II

L'énergie et les mythes économiques

I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.

Introduction
La mécanique contre la thermodynamique
La loi de l'entropie et la science économique
Énergie accessible et matière accessible
L'élimination des déchets
Le problème entropique de l'humanité et ses mythes
La croissance: mythes, polémiques et sophismes
L' état stable: un mirage à la mode
Éléments de bioéconomie
L'agriculture moderne: un gaspillage d'énergie
Un programme bioéconomique minimal

Références
Chapitre III
I.
II.

L'état stable et le salut écologique: une analyse thermodynamique
L'état stationnaire: historique
Le pendule mécanique contre le sablier thermodynamique
Figure 1 : Le sablier de l’univers

III.

Systèmes ouverts et systèmes clos
Figure 2 : Un sous-système clos et stable

IV.
V.
VI.

Le problème de l'entropie
Importance de la matière dans les systèmes clos
Une quatrième loi de la thermodynamique et la machine économique
Figure 3 : La circulation globale des flux (abstraction faite de toute échelle)
entre l’environnement et le processus économique

VII.

De la thermodynamique à l'écologie et à l’éthique

Références

3

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

Chapitre IV

La dégradation entropique et la destinée prométhéenne de la technologie
humaine

Figure 4 : La boîte de Van’t Hoff
Tableau I : La relation complète entre le processus économique et
l’environnement physique
Références
Annexes
Annexe I : Sources des textes
Annexe II : Index des principaux auteurs

Alfven, Hannes (1908 - 1995)
Beckerman, Wilfred (1925)
Bergson, Henri (1859-1941)
Boltzmann, Ludwig (1844-1906)
Borlaug, Norman E. (1914)
Boulding, Kenneth E. (1910-1993)
Bridgman, Percy Williams (1882-1961)
Brown, Harrison (1917-1986)
Carnot, Sadi (1796-1832)
Carson, Rachel L. (1907-1964)
Clark, Colin (1905-1989)
Clausius, Rudolf (1822-1888)
Commoner, Barry (1917)
Daly, Herman E. (1938-)
Duhem, Pierre (1861-1916)
Eddington, (Sir) Arthur (1882-1944)
Einstein, Albert (1879-1955)
Engels, Friedrich (1820-1895)
Galilée Galileo Galilei - (1564-1642)
Gibbs, Josiah Willard (1839-1903)
Haldane, John Burdon Sanderson
(1892-1064)
Helm, Georg (1851-1923)
Huygens, Christiaan (1629-1695)
Jevons, William Stanley (1835-1882)
Kelvin, Lord - William Thomson
(1824-1907)
Laplace, Pierre Simon (1749-1827)
Leontief, Vassili (1906)
Liebig, Justus von (1803-1873)
Lotka, Alfred J. (1880-1949)
Mach, Ernst (1838-1916)
Maddox, John (1925)

Bibliographie

Malthus, Robert (1766-1834)
Marshall, Alfred (1824-1942)
Marx, Karl (1818-1883)
Mill, John Stuart (1818-1873)
Mishan, Ezra J. (1917)
Nernst, Walter (1864-1941)
Newcomen, Thomas (1663-1729)
Odum, Howard T. (1924)
Onsager, Lars (1903-1976)
Osborn, Fairfield (1887-1969)
Ostwald, Wilhelm (18 53-1932)
Pearson, Karl (1857-1936)
Petty, William (1623-1687)
Pigou, Arthur Cecil (1877-1959)
Planck, Max (1858-1947)
Prigogine, Ilya (1917)
Quesnay, François (1694-1774)
Rankine, William J. Macquorn (18201872)
Rayleigh, Lord - John William Strutt
(1842-1919)
Ricardo, David (1772-1823)
Samuelson, Paul A. (1915)
Savery, Thomas (1650-1715)
Seaborg, Glenn T. (1912)
Schrödinger, Erwin (1887-1961)
Schumpeter, Joseph A. (1883-1950)
Smith, Adam (1723-1790)
Solow, Robert M. (1924)
Van't Hoff, Jacobus Henricus (18521911).
Veblen, Thoyrstein (1857-1929)
Von Neumann, John (1903-1957)

4

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

Nicholas
GE40KGESCU-ROEGEN
La décroissance
Entropie - Écologie - Économie
Présentation et traduction
de Jacques Grinevald et Ivo Rens

Paris : 1re édition, Éditions Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1979.

Paris : Les Éditions Sang de la terre, 1995, Nouvelle édition, 254 pp.

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Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

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Présentation de l’ouvrage
La décroissance

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La pensée économique occidentale, en considérant le processus économique comme un mouvement mécanique de va-et-vient entre production et
consommation dans un système clos, a complètement ignoré la métamorphose
de la science depuis la double révolution de Carnot et Darwin : la découverte
de l'entropie et de l'évolution. Fondée sur le dogme mécaniste, de plus en plus
anachronique, la science économique de la croissance néglige superbement les
dimensions biogéophysiques de l'activité humaine et nie l'existence de la
Biosphère dont nous dépendons.
En mettant en évidence les rapports intimes entre la loi de l'entropie et le
processus économique, Nicholas Georgescu-Roegen a dévoilé une vérité proprement écologique, qui s'impose désormais à tout le monde : le développement économique ne saurait impunément se poursuivre sans une profonde
restructuration et une réorientation radicale. Dans les textes rassemblés ici par
Jacques Grinevald et Ivo Rens, Georgescu-Roegen, un des plus grands économistes du XXe siècle, nous offre une démonstration claire et irréfutable à
l'échelle mondiale : non seulement il ne peut plus être question de « croissance
durable », ni même de « croissance zéro ». mais la décroissance est désormais
inévitable pour un développement réellement durable de l'humanité.
Nicholas Georgescu-Roegen se préoccupe de la survie de l'espèce humaine et donc de l'habitabilité de la Terre. En fondant une bioéconomie, science
interdisciplinaire aux conséquences bouleversantes, l’œuvre de ce scientifique
dissident se situe au cœur du débat actuel sur la crise de notre civilisation
militaro-industrielle.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

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Cette introduction à la bioéconomie réunit quatre textes fondamentaux.
Les deux premiers sont tirés de Energy and Economic Myths (1976) et les
deux autres préfigurent Bioeconomics, encore inédit. Ils sont présentés et
traduits par Jacques Grinevald et Ivo Rens de l'université de Genève.
Traduction et présentation de l'ouvrage par Jacques Grinevald, philosophe,
enseignant à l'université de Genève, à l'Institut universitaire d'études du développement et à l'École polytechnique fédérale de Lausanne, et Ivo Rens, professeur, d'histoire des doctrines politiques à la faculté de droit de l'Université
de Genève et rédacteur responsable de la revue Stratégies énergétiques,
Biospbère et Société.
1re édition aux Éditions Pierre-Marcel Favre - Lausanne, 1979.
Nouvelle édition : Éditions Sang de la terre, Paris, 1995 ISBN : 2-86985077-8

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

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L’auteur
Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994)

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Né en Roumanie, Nicholas Georgescu-Roegen eut très tôt une vocation de
mathématicien. Docteur en statistique en 1930 à la Sorbonne, il fut professeur
à l'université de Bucarest et occupa d'importants postes dans la fonction
publique de son pays. Sa rencontre avec J. Schumpeter à Harvard au milieu
des années 30 l'orienta définitivement vers la science économique. Il émigra
aux États-Unis en 1948 où il fit une brillante carrière de professeur d'économie à l'université Vanderbilt de Nashville (Tennessee). Son livre majeur, The
Entropy Law and the Economic Process, a été publié en 1971.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995

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Introduction
à la deuxième édition

Il n'y a de richesse que la vie.
JOHN RUSKIN,
Unto this last (IV, 77).

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Au moment où tout le monde parle de « développement durable »
(écologiquement soutenable) et du droit des générations futures 1, Nicholas
Georgescu-Roegen fait plus que jamais figure de pionnier. Mais il reste encore
mal compris, quand il n'est pas tout simplement ignoré. Con-une nous avons
tenté de l'exprimer dans la préface de la première édition de 1979 (que nous
n'avons aucune raison de modifier aujourd'hui), Georgescu-Roegen est bien
davantage qu'un économiste non conformiste et hétérodoxe, c'est un scientifique dissident. Ce sont quelques bonnes raisons, parmi d'autres, pour cette
nouvelle édition accueillie par les Éditions Sang de la terre qui se sont fait
remarquer ces dernières années dans le domaine encore trop mal connu de la
pensée écologique.

1

Voir Edith Brown Weiss, Justice pour les Générations futures. Droit international,
Patrimoine commun et Équité intergénérations, trad. de l'anglais, préface de J.Y.
Cousteau, Paris, Sang de la terre, 1993.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 10

Nous avons profité de cette réédition pour revoir entièrement l'ouvrage,
corriger quelques coquilles, améliorer à certains endroits notre traduction,
donner l'intégralité des références et des notes de bas de page, enfin et surtout
pour enrichir cette introduction à la bioéconomie de Georgescu-Roegen d'un
quatrième chapitre, ainsi que d'une bibliographie assez complète.
Ce nouveau chapitre, intitulé « La dégradation entropique et la destinée
prométhéenne de la technologie humaine », n'est pas inconnu des spécialistes
de langue française. Il a déjà été publié deux fois en France, mais dans des
revues spécialisées. Rédigé directement en français, ce texte est celui d'une
communication au colloque international « Thermodynamique et sciences de
l'homme » organisé à l'université de Paris XII, les 22 et 23 juin 1981. Les
actes de cette remarquable rencontre interdisciplinaire ont été édités sous la
direction de Régine Melet dans un numéro hors série de la revue Entropie en
1982. Ce texte est également paru dans Économie appliquée, la revue fondée
par le professeur François Perroux (1903-1987), l'économiste hétérodoxe qui
fit connaître en France la Théorie de l'évolution économique 1 de Joseph
Schumpeter* et qui manifesta une certaine sympathie pour son collègue
Georgescu-Roegen, sans pour autant - dans ce « dialogue de sourds » - le
suivre dans sa critique de la « fièvre du développement » 2 et son paradigme
bioéconomique. Avec Perroux, Georgescu-Roegen (chap. II, VII) insiste sur
un point capital de la vision schumpétérienne de l'évolution économique, trop
souvent négligé: « Joseph Schumpeter a constamment mis en garde les économistes contre la confusion entre croissance et développement ».
Le nouveau texte que nous ajoutons à cette deuxième édition de Demain la
décroissance nous semble tout à fait significatif du dernier état de la pensée de
Georgescu-Roegen sur la Loi de l'Entropie (les lettres capitales utilisées par
notre auteur seront respectées dans cette édition) et l'évolution exosomatique
de l'humanité 3. Ce texte est en effet une profonde réflexion sur la technique et
l'évolution de l'espèce humaine, sur le caractère non-déterministe, proprement
imprévisible, de l'invention qui caractérise, en même temps que la croissance
de l'entropie, le processus évolutif de la Vie sur Terre dont nous faisons partie.
Notre mathématicien devenu économiste à la suite de sa rencontre avec
1

2

3

Voir l'importante introduction de François Perroux dans Joseph Schumpeter, Théorie de
l'Évolution économique, trad. de Jean-Jacques Anstett, Paris, Dalloz, 1935, pp. 1-212;
cette traduction a été rééditée en 1983 sans l'introduction, qui a été republiée dans F.
Perroux, La Pensée économique de Joseph Schumpeter. Les Dynamiques du Capitalisme,
Genève, Droz, 1965.
N. Georgescu-Roegen, La Science économique, p. 275. Le texte anglais original parle
d'une « ill-advised development fever ». (Analytical Economics, p. 395; Energy and
Economic Myths, p. 139.)
Exosomatique, littéralement « à l'extérieur du corps », est une conception biologique de
la technique et une terminologie que Georgescu-Roegen emprunte à Alfred Lotka*
(« The law of evolution as a maximal principle » Human Biology, 1945, 17, pp.167-194),
soulignant l'aspect instrumental, technique, de 1'histoire naturelle et culturelle de l'espèce
humaine.

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Joseph Schumpeter, à Harvard, s'est souvent présenté comme le seul véritable
disciple de Schumpeter 1, « l'un des très grands économistes du XXe
siècle » 2, longtemps occulté par Keynes mais redécouvert de nos jours par la
littérature sur l'économie du « changement technique » (de l'innovation) et d'une manière assez proche de Georgescu-Roegen, quoique différemment par la mouvance à la mode de l'économie évolutionniste 3
Dans le prolongement du chapitre II (section IV) et du chapitre III, mais
avec quelques arguments techniques nouveaux et une mise en vaste perspective historique qui intéresse tout particulièrement les historiens que nous
sommes, ce nouveau chapitre IV souligne l'importance que notre auteur attache au rôle de la matière (et pas seulement de l'énergie) dans tout processus
transformant de l'énergie en travail mécanique, comme c'est le cas dans le
métabolisme global de notre activité bioéconomique. Ce point est illustré par
le tableau analytique par lequel Georgescu-Roegen représente le processus qui
relie l'économie et l'environnement qui se trouve déjà dans le chap. III, VI. Il
est ici plus détaillé et reprend son modèle fonds-flux qui révolutionne toute la
théorie de la production. Notons ici que cette métaphore physiologique du
1

2
3

« Nicholas Georgescu-Roegen about himself » in Michael Szenberg, ed., Eminent
Economists : their life philosophies, Cambridge, Cambridge University Press, 1992,
p.130. Georgescu-Roegen rappelle - comme l'une des ironies de sa carrière - qu'en 1935,
à la fin de son premier séjour aux États-Unis, il déclina l'invitation de Schumpeter à se
joindre au département d'économie d'Harvard! Voir N. Georgescu-Roegen, « An
emigrant frorn a developing country : autobiographical notes - 1 », Banca nazionale del
lavoro Quarterly Review, 1988, 164, pp. 3-31 ; et « Nicholas Georgescu-Roegen » in P.
Arestis et M. Sawyer, eds., A Biographical Dictionary of dissenting economists,
Aldershot Edward Elgar, 1992, pp. 179-187. Les rapports entre Schumpeter et
Georgescu-Roegen mériteraient de faire l'objet d'une monographie. Il existe de nos jours
de nombreux économistes qui se disent « schumpétériens » !
Michel Beaud et Gilles Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes. Historique et
Dictionnaire des principaux auteurs, Paris, Seuil, 1993, p. 66n.
La nouvelle école de l'économie évolutionniste, très florissante depuis les années 80, se
rattache explicitement, comme la bioéconomie de Georgescu-Roegen, au débat épistémologique qui accompagne l'évolution scientifique de la théorie de l'évolution. GeorgescuRoegen est incontestablement un pionnier parmi les économistes évolutionnistes (voir la
conférence Entropy and Bioeconomics, Rome, 28-30 novembre 1991), mais la plupart
des économistes évolutionnistes ne partagent pas sa vision de la décroissance! On peut
noter ici que Georgescu-Roegen fait remarquer que son maître Schumpeter avait anticipé,
dans sa Théorie de l'Évolution économique, la vision longtemps considérée comme
hérétique du grand généticien germano-américain Richard Goldschmidt (1878-1958) qui
proposait de distinguer les petites mutations (continues) de la microévolution et les
grandes mutations (discontinues) de la macroévolution. Goldschmidt baptisa ces macromutations des « monstres prometteurs » (hopeful monsters). L'analogie avec l'histoire des
techniques est frappante : par rapport aux voitures à cheval, perfectionnées durant des
siècles, les premières locomotives à vapeur ne semblent-elles pas des montres ? (Cf.
Georgescu-Roegen, Energy and Economic Myths, p. 245.) Dans un texte plus récent
[« Closing remarks : about economic growth - a variation on a theme by David Hilbert »,
Economic Development and Cultural Change, 1988, 36, suppl. 3, pp. 291-307],
Georgescu-Roegen mentionne significativement la réévaluation récente de Goldschmidt
en citant Stephen Jay Gould, « The uses of heresy », introduction à Richard Goldschmidt
The Material Basis of Evolution [1940], New Haven, Yale University Press, 1982, pp.
xiii-xlii. En français, voir Stephen Jay Gould, « Le retour du monstre prometteur »
[Natural History, 1977, 86, pp. 22-30], in Le Pouce du Panda : les grandes énigmes de
l'évolution, trad. par Jacques Chabert, Paris, Grasset 1982, pp.180-187.

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« métabolisme industriel » (selon l'expression désormais utilisée par l'écologie
industrielle), est exprimée depuis l'entre-deux-guerres 1, et notamment par
Alfred J. Lotka*, l'une des sources d'inspiration théorique majeures que
Georgescu-Roegen partage avec la science écologique de son temps 2.
L'insistance inhabituelle de Georgescu-Roegen sur l'entropie des structures
matérielles ne doit pas être considérée comme une révision de son interprétation originale de la Loi de l'Entropie niais plutôt comme une confirmation et
une mise au point épistémologique 3 à l'adresse à la fois de ses critiques (qui
nient la pertinence de la thermodynamique pour l'économie) et de ses alliés
dans l'application des principes de la thermodynamique, mais qui ont le tort de
soutenir une théorie énergétique de la valeur économique. La théorie de
Georgescu-Roegen n'est pas énergétiste, mais entropique et notre auteur souligne la spécificité de son interprétation de la Loi de l'Entropie par une expression anglaise frappante : « Matter matters, too ». La matière compte aussi.
Georgescu-Roegen n'insiste en fait sur ce point (depuis longtemps évident
pour lui) que depuis la vogue du nouveau dogme énergétiste!
Il faut préciser ici que pour Georgescu-Roegen la Loi de l'Entropie s'applique à la matière en gros (in bulk), c'est-à-dire à la matière organisée en macrostructures économiquement utilisables (auxquelles s'appliquent les variables et
les principes de la thermodynamique classique). Le développement industriel,
souligne notre économiste en colère contre tous ceux qui ne se préoccupent
pas de la matière dans le processus de production, ne peut être indéfiniment
durable (songeons a la longue durée de vie potentielle de l'espèce humaine),
car ce développement économique singulier dépend non seulement de réserves accessibles limitées de combustibles fossiles non-renouvelables mais
encore de structures matérielles (des minéraux utiles) qu'il faut extraire (plus
ou moins difficilement) des gisements accessibles de la croûte terrestre,
1

2

3

Paul Valéry écrivait : « La machine économique est, au fond, une exagération, une amplification colossale de l'organisme. » (in Oeuvres, II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960,
p.1071). Voir Bertrand de Jouvenel, Arcadie : essais sur le mieux vivre, Paris, Futuribles,
1968 ; Joël de Rosnay, Le Macroscope : vers une vision globale, Paris, Seuil, 1975. Le
concept de métabolisme industriel est de nos jours à la base de l'écologie industrielle :
voir Robert U. Ayres, « Le métabolisme industriel et les changements de l'environnement
planétaire », Revue internationale des sciences sociales, août 1989,121 [« Réconcilier la
sociosphère et la biosphère »], pp.401-412; Robert U. Ayres et Udo E. Simonis, eds.,
Industrial Metabolism, Tokyo, United Nations University Press, 1994; Braden R. Allenby
et Deanna J. Richards, eds., The Greening of Industrial Ecosystems, National Academy
of Engineering, Washington, D.C., National Academy Press, 1994; R. Socolow et al.,
eds., Industrial Ecology and Global Ecology, Cambridge, Cambridge University Press,
1994; T.E. Graedel et B.R. Allenby, Industrial Ecology, AT & T, Englewood Cliffs, N.J.,
Prentice Hall, 1995. En français, voir S. Erkman (1994).
J. Grinevald, Vernadsky and Lotka as source for Georgescu-Roegen's bioeconomics, 2nd
Vienna Centre Conference on Economics and Ecology, Barcelone, 26-29 septembre 1987
(publié en espagnol : « Vernadsky y Lotka como fuentes de la bioeconomia de
Georgescu-Roegen », Ecología Política, 1990, 1, pp. 99-112).
N. Georgescu-Roegen, « The entropy law and the economic process in retrospect »,
Eastern Economic Journal, 1986, 12 (1), pp. 3-25.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 13

matières premières minérales (avec une teneur minimale en composants de
valeur et une quantité maximale admissible d'ingrédients nuisibles) qui s'usent
et se dégradent irrémédiablement et qu'on doit donc remplacer, de sorte que,
nécessairement on épuise irrévocablement la « dot » de toute l'humanité en
ressources minérales utiles et accessibles possédant une valeur industrielle.
Depuis les temps préhistoriques, le développement de la culture matérielle
des sociétés humaines est associé à cette exploitation de la matière minérale
concentrée localement dans des gisements exceptionnels qui occupent un
infime volume par rapport aux énormes masses de l'écorce terrestre. Pendant
des millénaires, cette exploitation minière est restée très marginale par rapport
aux ressources naturelles renouvelables d'origines végétales et animales. Mais,
depuis la révolution thermo-industrielle du XIXe siècle, l'extraordinaire croissance industrielle des nations dites modernes ou développées, est tributaire
d'une exceptionnelle abondance minérale, inséparable du fantastique progrès
scientifique et technique de la civilisation capitaliste occidentale. C'est cependant une illusion de la pensée linéaire, de la mythologie moderne du progrès et
du développement que de croire cette abondance sans conséquences écologiques et sans limites 1.
Tout en insistant sur cette dimension géochimique du développement de la
civilisation industrielle, Georgescu-Roegen en souligne aussi les aspects éthiques et politiques, car la rareté entropique des ressources minérales non-renouvelables, qui constitue un aspect majeur de la finitude terrestre de l'évolution bioéconomique de l'espèce humaine, est aussi à la base de l'inégalité entre
les sociétés et du « conflit social ». Ceux qui se préoccupent depuis peu des
aspects écologiques du développement économique imaginent généralement
qu'on va résoudre ce problème avec le recyclage, oubliant (ou niant) que notre
théorie thermodynamique doit également s'intéresser à l'entropie matérielle.
Le recyclage aussi a ses limites thermodynamiques. Le discours environnementaliste les ignore souvent à cause de la confusion faite entre les ressources
minérales utilisées dans le « circuit économique » et les éléments chimiques
qui circulent dans les grands cycles naturels (biogéochimiques) de la
Biosphère 2.
1

2

Aux États-Unis, en 1976, une séance du Joint Economic Committee du Congrès opposa
le point de vue très optimiste du célèbre futurologue Herman Kahn (1922-1983) et celui
de N. Georgescu-Roegen (dont la communication s'intitule « La science économique et le
problème écologique de l'humanité »). Cf. U.S. Economic Growth from 1976 to 1986 :
Prospects, Problems, and Patterns, vol. 7 - The Limits to Growth, Studies prepared for
the use of the joint Economic Committee Congress of the United States, December 17,
1976, Washington, U.S. Govemment Printing Office, 1976.
On oublie souvent que même les cycles biogéochimiques ne sont pas complètement
fermés, de sorte que la Biosphère (au sens de Vernadsky) est, dans la longue durée de sa
coévolution biogéologique, un système thermodynamique ouvert dont le métabolisme
global échange de la matière avec la Géosphère (dont la lithosphère possède une dynamique interne décrite par la théorie de la tectonique des Plaques). La perturbation des cycles
naturels de notre planète par le développement industriel est un phénomène très récent

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 14

La problématique entropique et écologique sur laquelle GeorgescuRoegen cherche à attirer l'attention depuis des années provient justement du
fait que l'économie industrielle, contrairement à l'économie agraire des sociétés traditionnelles, ne fonctionne pas dans le seul contexte écologique de
« l'économie de la nature » dont parlent les classiques de l'écologie. La croissance industrielle dépasse les limites de la Biosphère actuelle en puisant dans
les réserves minérales du sous-sol de la terre. Georgescu-Roegen est l'un des
très rares théoriciens du développement économique à avoir pris au sérieux
l'idée - soutenue dans l'entre-deux-guerres par Lotka, Vernadsky, Teilhard de
Chardin et Edouard Le Roy notamment - que l'Homme, avec la civilisation
industrielle, est devenu un véritable agent géologique, l'une des plus puissantes forces du monde vivant à l’œuvre dans les transformations de la face de
la Terre 1.
L'approche de Georgescu-Roegen n'est pas du tout une simple application
de la thermodynamique à l'économie, et encore moins une nouvelle analogie
entre physique et économie. La pensée dialectique de Georgescu-Roegen est
bien plus complexe. Tout d'abord, souligne notre auteur, la thermodynamique
est issue, historiquement et logiquement d'un problème économique. Bien
plus, elle se présente avant tout et en fait depuis l’œuvre fondatrice de Sadi
Carnot comme une « physique de la valeur économique » 2 La thermodynamique est également associée au développement des sciences du vivant et ce
n'est pas un hasard si elle envahit très vite la physiologie et la biochimie, puis
devient un paradigme pour l'étude de la Biosphère et des écosystèmes (avec
Vernadsky et ses successeurs). La biologie, spécifique mais inséparable des
sciences physico-chimiques, comme en témoigne le lancinant débat autour de
ses rapports avec le deuxième principe de la thermodynamique 3, est bien

1

2

3

qui commence à peine à faire l'objet des recherches de la coopération scientifique internationale. Voir J. Grinevald, « L'effet de serre de la Biosphère : de la révolution thermoindustrielle à l'écologie globale », Stratégies énergétiques, Biosphère et Société (SEBES),
1990, 1, pp.9-34 ; et Sylvie Ferrari, « Notes marginales sur l'approche bioéconomique »,
Stratégies énergétiques, Biosphère et Société (SEBES), 1993-94, Genève, 1993, pp.93102.
J. Grinevald, « L'aspect thanatocratique du génie de l'Occident et son rôle dans l'histoire
humaine de la Biosphère », Revue européenne des sciences sociales, 1991, 91, pp. 4564 ; et « The Biosphere and the Noosphere revisited . biogeochemistry and bioeconomics », in Entropy and Bioeconomics, (Proceedings, Rome, 28-30 Nov. 1991), Milan,
Nagard, 1993, pp. 241-258.
Le point de vue de Georgescu-Roegen est à la fois épistémologique et historique, comme
le confirme l'historiographie du concept de travail mécanique que la science des
ingénieurs introduisit dans la physique précisément à l'époque et dans le milieu social de
Sadi Carnot. Voir François Vatin, Le Travail : économie et physique 1780-1830, Paris,
PUF, « Philosophies », 1993.
Les idées de Georgescu-Roegen sur l'entropie et l'évolution anticipent un courant
scientifique récemment illustré par Jeffrey S. Wicken, Evolution, Thermodynamics, and
Information, New York, Oxford University Press, 1987, et par Bruce H. Weber et al, eds.,
Entropy, Information, and Evolution : new perspectives on physical and biological
evolution, Cambridge, Mass., MIT Press, 1988.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 15

entendu indispensable et fondamentale pour constituer la bioéconomie (à ne
pas confondre avec la sociobiologie et d'autres formes du darwinisme social!).
Statisticien et collaborateur de Pearson* (le père de la biométrie moderne),
Georgescu-Roegen a suivi de près l'introduction des mathématiques dans la
pensée biologique du XXe siècle, illustrée notamment par l'essor de la génétique mathématique des populations. Comme le grand biologiste et généticien
Theodosius Dobzhansky (1900-1975), l'un des fondateurs de la « théorie
synthétique de l'évolution », Georgescu-Roegen professe que rien n'a de sens
dans les sciences du vivant sauf à la lumière de la théorie de l'évolution.
Thorstein Veblen* - un économiste anticonformiste qui a beaucoup inspiré
l'école institutionnaliste (ou culturaliste) à laquelle se rattache GeorgescuRoegen - avait déjà posé la question (en 1898): « Pourquoi l'économie n'estelle pas une science évolutionniste ? » 1. À la biologie évolutive, GeorgescuRoegen rattache la bioéconomie - qui n'est nullement un réductionnisme génétique comparable à la sociobiologie - parce que, tout simplement l'activité
économique est la continuation de l'évolution biologique par d'autres moyens,
non plus endosomatiques mais exosomatiques. La technique, c'est un aspect
de la culture, et la culture, comme le pense Georgescu-Roegen avec S. Tax et
Dobzhansky, « fait partie de la biologie de l'homme bien sûr, même si elle est
transmise par la société et non par les gènes. C'est une caractéristique de notre
espèce, aussi caractéristique que le long cou de la girafe. Les questions de
biologie générale qui se posent au sujet du cou de la girafe peuvent aussi bien
se poser pour la civilisation humaine. La culture est partie de l'évolution de
l'homme. L'homme évolue continuellement en tant qu'espèce, peut-être plus
rapidement maintenant que n'importe quelle autre espèce » 2.
Pour Georgescu-Roegen, l'entropie est une découverte aussi inattendue et
bouleversante que celle, contemporaine, de l'évolution. Mais contrairement à
une interprétation courante (issue de l'idéologie du progrès du siècle dernier),
l'évolution ne s'oppose pas à l'entropie. Le processus de l'évolution est entropique. La Loi de l'Entropie est une loi d'évolution. L'évolution et l'entropie ne
sont pas les deux « premiers principes », comme on l'a cru avec Spencer, mais
les deux aspects d'un même Temps cosmique et psychologique irréversible,
celui du devenir de la Nature, dont nous commençons à peine à prendre
conscience.
L'énergie, souligne Georgescu-Roegen, n'est pas l'unique dimension à
prendre eh compte dans ce que Lotka appelait « les fondements biologiques de

1

2

Thorstein Veblen*, « Why is economics not an evolutionary science ? », Quarterly
Journal of Economics, 1898, 12, pp. 374-397; repris dans son livre The Place of Science
in Modern Civilisation, and Other Essays, New York, Russel & Russel, 1919 (rééd.
1961).
Theodosius Dobzhansky, L'Homme en évolution, trad. fr. de G. et S. Pasteur, Paris,
Flammarion, 1966, p. 34.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 16

la science économique » 1, contrairement donc au nouveau dogme énergétique, lequel ravive - comme l'a bien vu notre auteur qui connaît parfaitement
cette histoire - l'ancien dogme énergétique si vivement critiqué à la fin du
siècle dernier par Ludwig Boltzmann* 2. Les énergétistes, d'hier et
d'aujourd'hui 3 n'ont en réalité pas bien compris, selon Georgescu-Roegen,
toutes les implications bioéconomiques de l'entropie !
En rupture avec toute la tradition « newtonienne » des économistes qui
s'inspiraient davantage de la mécanique céleste que des activités économiques,
technologiques et biologiques de l'espèce humaine sur Terre,GeorgescuRoegen dévoile la signification économique, anthropologique et écologique,
de la révolution thermodynamique - « révolution carnotienne » qui permet,
avec une économie de pensée remarquable 4, de comprendre le rôle essentiel
joué par les ressources naturelles (énergie-matière) dans le processus biophysique du développement économique, inséparable de l'histoire des techniques,
des civilisations et des religions. L'aspect entropique de la dimension physique
de l'activité économique, immergée (embedded selon le terme de Karl
Polanyi) dans les institutions (la culture), peut d'autant moins être ignoré,
1

2

3

4

Alfred J. Lotka*, Elements of Physical Biology, Baltimore, Williams & Wilkins, 1925, p.
354 (livre réédité sous le titre Elements of Mathematical Biology, New York, Dover,
1956, et présenté alors comme « un ouvrage classique sur l'application des mathématiques à certains aspects des sciences biologiques et sociales »). Lotka a aussi exprimé ses
idées en français dans Théorie analytique des Associations biologiques, première partie,
Paris, Hermann, 1934.
Voir René Dugas, La Théorie physique au sens de Boltzmann et ses prolongements
modernes, Neuchâtel, Éditions du Griffon, 1959. Remy Lestienne, « À la mémoire de
Ludvig Boltzmann : l'entropie est-elle objective ? », Fundamenta Scientiae, 1987, 8 (2),
pp.173-184. Dans son Autobiographie scientifique (tract. de l'allemand, Paris, Albin
Michel, 1960, pp. 84-85) Max Planck* écrit : « C'est Boltzmann qui triompha en fin de
compte dans la lutte contre Ostwald et les partisans de l'énergétique, comme j'en avais
bien été convaincu personnellement [...]. Cette expérience me valut de surcroît l'occasion
d'apprendre un fait que je tiens pour très remarquable: une vérité nouvelle en science
n'arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la
lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu'une nouvelle
génération grandit à qui cette vérité est familière. »
L'application de la thermodynamique aux systèmes biologiques et écologiques fait l'objet
d'une importante littérature scientifique et historiographique. Voir notamment Vincent F.
Galluci, « On the principles of thermodynamics in ecology », Annual Review of Ecology
and Systematics, 1973, 4, pp.329-357. C'est un chapitre obligé de l'histoire de l'écologie:
voir Jean-Paul Deléage, Histoire de I'Écologie, Paris, La Découverte, 1991 (rééd. Seuil,
« Points », 1994); Jean-Marc Drouin, L'Écologie et son Histoire, Paris, Flammarion,
« Champs », 1993 ( 1ère éd. 1991) ; Pascal Acot, Histoire de l'Écologie, Paris, PUF,
« Que sais-je ? », 1994. Voir aussi, bien entendu, les traités d'écologie systémique des
frères Eugène P. Odum et Howard T. Odum, qui sont à la base de l'enseignement écoénergétique actuel. La « révolution scientifique » de Georgescu-Roegen a fait redécouvrir
l'histoire des rapports entre le paradigme thermodynamique de la fin du siècle dernier et
une pensée économique non conformiste. Sur cette remontée historico-critique récente,
voir le livre et la bibliographie de Juan Martinez-Alier, Ecological Economics, Oxford,
Blackwell, 1987.
Dans ses réflexions épistémologiques sur les rapports entre économie et sciences de la
nature, Georgescu-Roegen (cf. La Science économique, première partie) met en évidence
l'importance de cette notion d'économie de pensée développée à la fin du siècle dernier, et
notamment dans son histoire de La Mécanique, par le philosophe des sciences autrichien
Ernst Mach* (1838-1916), suivi d'ailleurs sur ce point par Karl Pearson*.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 17

souligne Georgescu-Roegen, qu'il est non seulement à la racine du « conflit
social », mais encore à l'origine de la plupart des conflits guerriers qui jalonnent jusqu'à présent l'histoire des sociétés humaines. 1
Cette « lutte pour l'entropie » (basse entropie), popularisée par le modèle
de Schrödinger* de l'organisme vivant qui « se nourrit d'entropie négative » 2
est une idée - comme l'a noté Georgescu-Roegen depuis longtemps - qui remonte historiquement à une conférence sur le deuxième principe de la
thermodynamique donnée à Vienne en 1886 par Ludwig Boltzmann 3.

Jay W. Forrester 4 et les auteurs du premier rapport au Club de Rome (le
rapport Meadows de 1972 sur « les limites à la croissance ») avaient fondamentalement raison de prendre en compte l'épuisement des ressources
minérales (matières premières et combustibles fossiles), même si cet aspect (à
l'entrée) du métabolisme industriel semble pour l'instant moins préoccupant
que celui (à la sortie) de l'accumulation des déchets et de la pollution, comme
le montre d'ailleurs le second rapport Meadows de 1992, passé presque
inaperçu et qui souligne pourtant que nous sommes en train de dépasser les
limites de la capacité de charge de la Terre 5.
En grande partie grâce à Georgescu-Roegen, l'approche écologique et thermodynamique de notre surcroissance économique intéresse un nombre de
plus en plus important de chercheurs 6. On commence en effet à s'apercevoir
1

2
3

4
5

6

N.Georgescu-Roegen, La Science économique, pp. 94-103; The Entropy Law and the
Economic Process, pp. 306-315; « Inequality, limits and growth from a bioeconomic
viewpoint », Review of Social Economy, 1977, 35 (3), pp. 361-375.
E. Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, trad. de l'anglais par Léon Keffler (l950), Paris,
Seuil, « Points/ Sciences », 1993, p. 170.
Ludwig Boltzmann, « Die zweite Hauptsatz der mechanischen Wärmetheorie » [Wien,
1886], republié in Populäre Schriften, Leipzig, Barth, 1905, pp. 28-50 (rééd. 1979). Trad.
anglaise in L. Boltzmann, Theoretical Physics and Philosophical Problems, edited by
Brian McGuinness, Dordrecht,Reidel, 1974, pp. 13-32. Cf. N. Georgescu-Roegen, La
Science économique, p. 83n.; The Entropy Law and the Economic Process, p. 192n. À la
suite de Lotka (Elements of Physical Biology, Baltimore, 1925, p. 355), la littérature
transforma le mot entropie en « énergie utilisable » ! Schrödinger (1944), héritier de
Boltzmann, introduisit l'expression d'entropie négative (negative entropy) et, dans les
années 50, le physicien français Léon Brillouin (1889-1969) - lu et critiqué par
Georgescu-Roegen - contracta « negative entropy » en proposant le terme néguentropie,
qui connut la fortune que l'on sait. Ce contexte historique doit être rappelé pour situer et
apprécier le terme de « basse entropie » utilisé par Georgescu-Roegen.
Jay W. Forrester, World Dynamics, Cambridge, Mass., Wright-Allen Press, 1971.
D.H. Meadows, D.L. Meadows et J. Randers, Beyond the Limits, Post Mills, Vermont,
Chelsea Green Publishing, 1992. Voir aussi Robert Goodland et al., eds., Environnentally
Sustainable Economic Development : building on brundtland, Paris, Unesco, 1991; et
Worldwatch Institue, L'État de la Planète 1994, trad. de l'américain, Paris, La
Découverte, 1994, chap.I : « Capacité de charge -les limites de la Terre ».
Voir les « textes sur Georgescu-Roegen » dans la deuxième partie de la bibliographie en
fin de volume, qui ne donnent cependant qu'un aspect d'une bibliographie générale
nettement plus importante. Voir surtout Charles A. S. Hall et al., Energy and Resource
Quality : The ecology of the economic process, New York, Wiley-Interscience, 1986; et

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 18

que le processus entropique (unidirectionnel) de l'économie industrielle s'intègre mal dans le fonctionnement cyclique de la Biosphère 1. D'où l'idée, de plus
en plus évidente, que le « développement économique » actuel n'est pas
soutenable 2.
Depuis peu, on assiste dans le monde académique de la science des ingénieurs à la naissance d'une écologie industrielle 3. Cette nouvelle approche
écosystémique globale du mode de production industriel vise à analyser et à
réduire l'impact écologique des activités économiques en cherchant essentiellement à minimiser l'aspect dissipatif (entropique) des flux énergétiques et
matériels qui traversent le « métabolisme industriel » reliant le système économique et le système Terre. Si cette orientation de la nouvelle écologie industrielle semble prometteuse et dans la voie ouverte par Georgescu-Roegen, de
nombreux problèmes, à commencer par celui des conséquences de « la quatrième loi de la thermodynamique », ne sont manifestement pas encore
résolus.
La nouvelle école de l'écologie industrielle, qui plaide pour la « décarbonisation » du système énergétique et la « dématérialisation » du processus économique, peut paraître encore bien embryonnaire, voire surtout théorique 4,
mais tout porte à croire qu'à l'avenir le « développement écologiquement

1

2

3

4

John Peet Energy and the Ecological Economics of Sustainability, Washington, D.C.,
Island Press, 1992.
D'où le titre du livre du biologiste américain Barry Commoner, The Closing Circle, New
York, Knopf, 1971, trad. fr. : L'Encerclement Paris, Seuil, coll. « Science ouverte »,
1972. Cette opposition entre le symbole du cercle (associé dans le paradigme classique de
l'économie de la nature à l'équilibre, à l'harmonie et à la beauté de la Terre) et celui de la
flèche est bien connue de la littérature sur la philosophie naturelle du Temps à laquelle on
devrait rattacher The Entropy Law and the Economic Process.
La littérature critique est trop peu connue, voir la synthèse de Joel Jay Kassiola, The
Death of Industrial Civilization : the limits to economic growth and the Repoliticization
of advanced industrial society, New York, State University of New York Press, 1990.
Suren Erkman, Écologie industrielle, Métabolisme industriel et Société d'utilisation,
étude effectuée pour la Fondation pour le progrès de l'homme, Genève, octobre 1994,
276p. (qui contient une impressionnante bibliographie). Significativement, les premiers
ouvrages de synthèse de cette nouvelle discipline - comme B. R. Allenby et D. J.
Richards, eds., The Greening of Industrial Ecosystems (National Academy of
Engineering, Washingtion, D.C., National Academy Press, 1994) et R. U. Ayres et U. E.
Simonis, eds., Industrial Metabolism : restructuring for sustainable development (Tokyo,
United Nations University Press, 1994) - font référence à The Entropy Law and the
Economic Process de Georgescu-Roegen.
L'enquête de Suren Erkman indique l'article de Robert Frosch et Nicholas Callopoulos
(« Des stratégies industrielles vivables », Pour la Science, novembre 1989, 145, pp. 106115) comme point de départ de l'essor de ce courant de pensée, qui possède des racines
évidemment plus anciennes. Voir aussi Jesse H. Ausubel et Hedy E. Sladovich, eds.,
Technology and Environment, National Academy of Engineering, Washington, D.C.,
National Academy Press, 1989. Les actes du colloque « Industrial Ecology », organisé
par C. Kumar N. Patel, les 20-21 mai 1991 à l'Académie nationale des sciences, à
Washington, publiés in Proceedings of the National Academy of Sciences, USA, février
1992, 89 (3), pp. 793-884, constituent l'une des premières manifestations académiques
d'un mouvement essentiellement endogène à la R-D des plus grandes entreprises
industrielles du monde.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 19

soutenable » 1 (malheureusement souvent confondu avec la croissance) devra
passer par cette « décroissance » physique des activités humaines, principalement dans les pays « surdéveloppés », gros consommateurs d'énergie et de
matière. Comme l'a écrit le professeur François Ramade : « On peut imaginer
ce que pourrait devenir la demande, avec l'industrialisation du Tiers-Monde, si
l'on songe qu'à l'heure actuelle, moins de vingt pour cent de la population
mondiale utilise la quasi-totalité de la production globale de matières premières minérales. » 2 C'est bien la voie d'une réorientation structurelle du processus de production de la civilisation industrielle qu'indique La Décroissance.
Sur cette problématique mondiale du développement et de l'environnement désormais inséparable du débat scientifique international sur le « Global
Change », c'est-à-dire les transformations globales du système Terre, de la
Biosphère, de sa biodiversité et de son système climatique, la communauté
scientifique n'a sans doute pas dit son dernier mot. Mais ici l'incertitude scientifique, parce qu'il s'agit de l'avenir d'une évolution intrinsèquement indéterminée (mise en évidence par l'irrégularité fondamentale de l'atmosphère, aux
origines de la science du chaos), est bien une propriété essentielle de l'évolution, comme Georgescu-Roegen, philosophe et expert du calcul des probabilités, n'a cessé de le souligner depuis qu'il recherche « le bon jugement »,
c'est-à-dire le moyen raisonnable « par lequel on, puisse répondre au fait de
vivre sans connaissance divine dans un monde incertain » 3

Ce petit volume respecte l'ordre de difficulté croissante des chapitres de la
première édition : le nouveau quatrième chapitre est le plus ardu. Mais il comporte une dimension historique et épistémologique importante, qui manquait
un peu jusqu'ici et qui nous a amené a augmenter également l'index des noms
cités, de sorte que le lecteur curieux pourra faire connaissance avec les énergétistes de la fin du siècle dernier, comme les Allemands Wilhelm Ostwald*
et George Helm*, ou encore le grand savant français Pierre Duhem*, rarement
cité dans les travaux américains de notre auteur mais évidemment aussi l'une
de ses sources scientifiques (depuis ses études parisiennes dans les années 20),
au même titre d'ailleurs que le physicien français Bernard Brunhes (18671910), dont l'admirable petit livre sur le principe de Carnot intitulé La Dégradation de l'Énergie (1908), vient heureusement d'être republié 4.
1
2
3
4

Voir William C. Clark et R. E. Munn, eds., Sustainable Development of the Biosphere,
Laxenburg, IIASA, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
F. Ramade, Écologie des Ressources naturelles, Paris, Masson, 1991, p. 95.
N. Georgescu-Roegen La Science économique, p.201.
B. Brunhes, La Dégradation de l'Énergie, Paris, Flammarion, « Champs », 1991 (éd.
originale, 1908). La préface de cette récente édition semble malheureusement ignorer les
auteurs qui ont récemment ravivés la mémoire de B. Brunhes (sans parler ici de sa place
dans l'histoire du paléomagnétisme). On a oublié aussi que Jean Brunhes (1869-1930),
dans son grand livre de Géographie humaine, citait longuement le livre de son frère aîné
à propos de « l'économie destructive ».

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 20

Malgré nos efforts - depuis une vingtaine d'années! - pour attirer l'attention
sur l'importance des idées de Georgescu-Roegen dans le débat sur la crise écologique du développement l’œuvre maîtresse de cet « éminent économiste » 1,
The Entropy Law and the Economic Process qui date de 1971, n'a toujours
pas été traduite en français. Un seul des trois grands livres de notre auteur a
été publié à ce jour en France. Mais La Science économique : ses problèmes et
ses difficultés est malheureusement épuisé. Cette traduction, parue en 1970,
n'était d'ailleurs ni intégrale ni toujours fidèle, et cela sur des points fondamentaux comme la distinction faite. par notre auteur, qui est aussi un
remarquable épistémologue, entre le symbole t (le temps réversible de là
dynamique) et celui qu'il note avec un T majuscule (pour désigner le temps
physique irréversible de la « flèche du temps », l'entropie croissante) 2.
Le troisième grand livre de Georgescu-Roegen, Energy and Economic
Myths, publié en 1976, n'a pas eu davantage de succes en France. Non
seulement il n'a pas été traduit mais il reste très peu connu, même parmi les
économistes non conformistes 3. En France, un très petit nombre de chercheurs semblent avoir compris la pertinence des thèses de Georgescu-Roegen
sur les rapports entre l'économie, la thermodynamique et l'écologie (voir la
bibliographie en fin de volume). Certains de ces chercheurs, souvent jeunes,
sont d'anciens élèves du professeur René Passet l'un des rares économistes
1

2

3

Reconnu désormais par les ouvrages biographiques ou encyclopédiques dans le domaine
de la pensée économique contemporaine. Voir Mark Blaug, Great Economists since
Keynes; Brighton, Wheatsheat 1985; The New Palgrave : a dictionary of economics,
Londres, Macmillan, vol.2, pp. 515-516; Jan A. Kregel, ed., Recollections of Eminent
Economists, Londres, Macmillan vol. 2, 1989; Philip Arestis et Malcolm Sawyer, eds, A
Biographical Dictionary of dissenting economists, Aldenhot, Edward Elgar, 1992;
Michael Szenberg, ed., Eminent Economists; Cambridge, Cambridge University Press,
1992; Michel Beaud et Gilles Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes, Paris,
Seuil, 1993.
Cette distinction capitale entre la variable cardinale t (avec un petit t) et la variable
ordinale T (avec un grand T), inséparable de la critique de l'arithmomorphisme (« une
superstition aussi dangereuse que l'ancien animisme ») (La Science économique, p. 43),
va de pair, chez Georgescu-Roegen, avec l'idée que « le sens plein de la loi [de l'entropie]
est que l'entropie de l'univers augmente à mesure que le Temps s'écoule à travers la
conscience de l'observateur. Le Temps dérive du courant de la conscience, non pas du
changement de l'entropie, ni, pour ce domaine, du mouvement d'une horloge. En d'autres
termes, la relation entre le temps et n'importe quel "sablier" est exactement le contraire de
ce que l'on est généralement enclin à penser. » (La Science économique, p. 71, notre
traduction corrigée àpartir de Analytical Economics, p. 69 ; The Entropy Law and the
Economic Process, p. 133.) Le fait que la flèche du temps de l'entropie croissante va dans
le même sens que notre conscience de l'écoulement irrévocable du temps (la durée bergsonienne) est ainsi lourd de sens, notamment pour les rapports entre l'aspect « physique »
et l'aspect « psychique » (le flux immatériel de « la joie de vie ») de notre existence. La
littérature spécialisée sur cette question de la « flèche du temps » (l'anisotropie ou
l'irréversibilité du temps), qui est remarquable depuis les années 60, n'a malheureusement
pas encore pris en considération Georgescu-Roegen.
Le nom même de N.Georgescu-Roegen, qui a pourtant enseigné et publié en France, n'est
pas mentionné une seule fois dans Jean Weiller et Bruno Carrier, L'Économie non
conformiste en France au XXe, siècle, Paris, PUF, coll. « Économie en liberté », 1994.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 21

français à s'être engagé dans la voie d'une « bioéconomie »,comme l'illustre
son livre L'Économique et le Vivant, publié en 1979, au même moment que
Demain la décroissance, et qui a connu en France un meilleur accueil que ce
dernier. Il a d'ailleurs été récompensé par l'Académie des sciences morales et
politiques qui l'a considéré comme une œuvre novatrice sans précédent...
oubliant le travail pionnier de Georgescu-Roegen. Les convergences et les
divergences entre ces deux hérétiques de la science économique sont hautement instructives des difficultés que rencontre toute tentative de réconcilier la
rationalité économique (du capitalisme industriel occidental) et la logique
écologique (de la Biosphère). Cette étude comparée, envisagée 1 dès la parution simultanée de Demain la décroissance et de L'Économique et le Vivant,
reste à faire. Comme on le comprendra sans doute mieux aujourd'hui, la révolution bioéconomique de Georgescu-Roegen, encore largement invisible, est
plus pertinente que jamais dans l'actualité internationale de l'après-Rio 2.

Bien des choses ont changé depuis la première édition, en 1979, de
Demain la décroissance. Le contexte politique et idéologique n'est plus le
même. Sur le plan intellectuel, les années 80 ont vu la mobilisation de la
coopération scientifique internationale autour des problèmes de l'environnement global (parallèlement à la découverte des conséquences planétaires d'une
guerre nucléaire : « l'hiver nucléaire »). On a assisté à l'émergence de l'écologie globale - la science de la Biosphère (au sens planétaire de Vernadsky) ou
de Gaïa (selon le concept controversé de James Lovelock 3 - qui s'inscrit au
cœur de l'étude « interdisciplinaire et holistique » du « système Terre », le très
ambitieux programme international Géosphère-Biosphère qui cherche également à intégrer les « dimensions humaines », et notamment l'interférence du
métabolisme industriel avec les cycles biogéochimiques de la Biosphère 4.
L'idée de réconcilier l'économie et l'écologie, déjà assez ancienne comme
le note Georgescu-Roegen (chap. II, XI), est désormais à l'ordre du jour: elle
fait son chemin dans la communauté scientifique, dans la recherche et l'enseignement dans les administrations publiques, nationales et internationales, et
1
2

3

4

Questions à la Bioéconomie, Paris, Cahiers du GERMES, Cahier nº 4, juin 1980.
Voir Ivo Rens, « Après Rio, quelles stratégies ? », Stratégies énergétiques, Biosphère et
Société (SEBES), 1992-1993, Genève, 1992, pp. 5-21 ; voir aussi le dossier « L'explosion
démographique contre le développement durable », Stratégies énergétiques, Biosphère et
Société (SEBES), 1993-1994, Genève, 1993.
James Lovelock, La Terre est un être vivant. L’Hypothèse Gaïa, trad. de l'anglais [1979},
Paris, Flammarion, « Champs », (1986) 1993; Les Âges de Gaïa, trad. de l'anglais [1988],
Paris, Robert Laffont, 1990. Mitchell B. Rambler et al., eds., Global Ecology: towards a
science of the Biosphere, Boston, Academic Press, 1989. Il y a certaines affinités épistémologiques (et certaines sources communes) entre la théorie Gaïa de James Lovelock et
Lynn Margulis et la bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen.
Voir Académie nationale des sciences (USA), Une Planète, un Avenir, trad. de
l'américain, préface de Jacques Grinevald, Paris, Sang de la terre, 1992, qui contient la
bibliographie de base. Voir aussi Robert Socolow, ed., Industrial Ecology and Global
Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 22

dans certains milieux économiques conscients des responsabilités du monde
des affaires dans les problèmes d'environnement. Les résistances sont cependant encore fortes et multiples. On est encore loin d'une véritable réconciliation!

Parmi les milieux académiques qui reconnaissent le rôle pionnier de
Georgescu-Roegen, on doit désormais mentionner l'International Society for
ecological economics (ISEE), créée en 1988 à la suite de plusieurs conférences interdisciplinaires internationales sur le thème « économie et écologie »,
La revue académique publiée par cette nouvelle association savante, intitulée
Ecological Economics, marque sans doute le début d'une ère nouvelle dans ce
domaine 1. Nos universités et nos écoles devraient être profondément réformées pour faire place à cette nouvelle approche transdisciplinaire qui détruit
le « mur de Berlin » séparant les sciences de l'homme et les sciences de la
nature. Beaucoup reste à faire...
Parmi les fondateurs et les animateurs de cette nouvelle école de l' « économie écologique », nous devons souligner ici le nom du professeur Herman
E. Daly*, dont il est question dans les textes qu'on va lire. Daly est un ancien
élève de Georgescu-Roegen à l'université Vanderbilt de Nashville; il est aussi
l'un des rares professeurs d'économie à avoir adopté son approche bioéconomique et cela dès 1968 2. Il a fait un passage remarqué, de 1988 à 1993, au
sein du nouveau département « Environnement » de la Banque mondiale à
Washington. Depuis la Conférence de Stockholm sur l'environnement (1972),
la diffusion du « changement de paradigme » de Georgescu-Roegen doit
beaucoup à l'influence de Daly dans les milieux environnementalistes et écologistes. C'est notamment par l'intermédiaire de Daly que notre ami Edward
Goldsmith publia dans son journal The Ecologist les deux articles de
Georgescu-Roegen qui constituent ici les chapitres I et II. Malgré ses
contributions tout à fait remarquables (non traduites en français 3 ), Herman
Daly reste malheureusement tout aussi isolé par rapport aux courants dominants de la science économique que ses deux anciens maîtres, GeorgescuRoegen et Kenneth Boulding 4.
1
2

3

4

Voir Frank-Dorninique Vivien, Économie et Écologie, Paris, La Découverte, coll.
« Repères », 1994.
H. E. Daly, « On economics as a life science » Journal of Political Economy, 1968, 76
(3), pp. 392-406 (rééd. in H. E. Daly et K. N. Townsend, eds., Valuing the Earth
economics, ecology, ethics, Cambridge, Mass., MIT Press, 1993, chap. XIII).
Voir toutefois H. E. Daly, « Il n'y a pas de croissance durable», Silence, décembre 1991
et Transversales Science/Culture, janvier-février 1992, 13, pp. 10-11. Robert J.A.
Goodland et H.E. Daly, « Les instruments requis », in C. Mundall et D.J. McLaren, eds.,
La Terre en péril : métamorphose d'une planète, publié pour la Société royale du Canada,
Ottawa, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1990, pp. 295-309.
Contrairement à Georgescu-Roegen et Boulding, Daly est ignoré dans le remarquable
ouvrage de Michel Beaud et Gilles Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes
(Paris, Seuil, 1993); et dans les autres ouvrages du même genre.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 23

La révolution bioéconomique de Georgescu-Roegen se diffuse malgré tout
progressivement dans le monde entier. En novembre 1991, en Italie, à Rome,
à l'occasion du 85e anniversaire du professeur Nicholas Georgescu-Roegen,
fut organisé un colloque international sur le thème « Entropie et Bioéconomie », reprenant le titre du livre de Joseph C. Dragan et Mihai C. Demetrescu,
Entropy and Bioeconomics : the new paradigni of Nicholas GeorgescuRoegen (Milan, 1986, 2e éd. 1991) 1 Les actes de cette réunion de Rome, qui
contiennent deux contributions de Georgescu-Roegen et de nombreuses études
critiques sur son œuvre, ont été publiés en 1993 2.

La critique de la classique métaphore mécanique, sur laquelle repose tout
l'édifice de la science économique de l'Occident - qui a certes connu avec sa
mathématisation sa « révolution newtonienne » (Karl Popper) 3, mais non sa
« révolution carnotienne » et sa « révolution darwinienne » - est désormais
amplement documentée par la frange de l'historiographie de la pensée économique qui a renoué avec la recherche épistémologique et l'historiographie des
sciences 4. Cependant le retour de la métaphore organique (souhaité par Alfred
Marshall*), à la faveur de la nouvelle épistémologie évolutionniste qui
s’impose de plus en plus 5, reste souvent terriblement ambigu, comme on peut
1

2

3

4

5

J. Grinevald, « La première conférence internationale de bioéconomie », Transversales
Science/Culture, janvier-février 1992, 13, p.8; « La révolution bioéconomique de
Nicholas Georgescu-Roegen. À propos de la première conférence internationale de bioéconomie à Rome les 28-30 novembre 1991 », Stratégies énergétiques, Biosphère et
Société (SEBES), octobre 1992, pp-32-34; « Georgescu-Roegen : bioéconomie et biosphère», Silence, avril 1993,164, pp.4-14.
European Association for Bioeconomic Studies, Entropy and Bioeconomics. First
International Conference of the E.A.B.S., edited by J.C. Dragan, E.K. Seifert, M.C.
Demetrescu, Milan, Nagard, 1993.
K. Popper, Misère de l'Historicisme, trad. de l'anglais, Paris, Plon, 1956, p. 60. Voir N.
Georgescu-Roegen, La Science économique, p.20; The Entropy Law and the Economic
Process, p. 41 ; et J. Grinevald, « Le sens bioéconomique du développement humain :
l'affaire Nicholas Georgescu-Roegen », Revue européenne des sciences sociales, 1980,
51, p. 60; « La thermodynamique, la révolution industrielle et la révolution carnotienne »,
Entropie, nº hors série « Thermodynamique et sciences de l'homme », 1982, p. 24, n28.
Voir notamment l'ouvrage controversé de Philip Mirowski, More Heat than Light :
economics as social physics, physics as nature's economics, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989 (dédié the most profound economic philosophers of the 20th
century : Thorstein Veblen, Nicholas Georgescu-Roegen »). Voir aussi P. Mirowski, ed.,
Natural Images in Economic Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
L'originalité de Georgescu-Roegen n'est pas seulement de critiquer l'épistémologie
mécaniste des économistes ; elle est aussi et surtout de découvrir les aspects économiques
de la révolution thermodynamique, tout en cherchant à répondre au défi lancé par la
question de Veblen : « Pourquoi l'économie n'est-elle pas une science évolutionniste ? »
Voir aussi J. M. Naredo, La Economia en evolución. Historia y perspectivas de las
categorias básicas del pensamiento econômico, Madrid, Siglo XX, 1987.
Voir surtout Geoffrey M. Hodgson, « The mecca of Alfred Marshall » (Economic
journal, 1993, 103, pp. 406-415), et son livre Economics and Evolution : bringing life
back into economics Cambridge, Polity Press, 1993 (dédié à « Nicholas GeorgescuRoegen and Richard R. Nelson, and to the memory of George L.S. Shackle, who moved
us from equilibrium and showed us the way to evolution »).

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 24

le voir avec la Bionomics de Michael L Rothschild, la Bioeconomics de Colin
W. Clark ou de nombreux travaux en économie évolutionniste, et cela essentiellement faute de prendre en compte ce que Georgescu-Roegen a appelé
« les aspects bioéconomiques de l'entropie ». 1
Comme notre auteur n'a cessé de le dire depuis son article hétérodoxe de
1960 sur l'économie agraire, l'illusion de l'idéologie de l'industrialisation, qui
repose sur la vision mécaniste du monde (le paradigme de la science newtonienne), provient essentiellement de son ignorance (ou de son refoulement) de
la « révolution carnotienne » et de la découverte de l'entropie 2. Au XXe
siècle, le triomphe de la mécanique statistique, avec son interprétation probabiliste de l'entropie, ses « démons de Maxwell » et sa « contrebande d'entropie » (avec l'idée que l'information est de l'entropie négative, de la néguentropie!), porte, si l'on comprend bien la critique de Georgescu-Roegen,une
lourde responsabilité intellectuelle dans nos mythes économiques modernes à
propos de l'énergie et de la matière 3.
En effet après un temps d'hésitation vis-à-vis de la mathématisation de
l'économie politique (avec Jevons* et Walras), la science économique dominante a fini par suivre une, voie très abstraite étrangement parallèle à celle de
la contre-révolution (refoulant la révolution carnotienne) de la mécanique statistique (avec Boltzmann* et Gibbs*) dont Georgescu-Roegen a fait une
critique originale (qui s'ajoute aux autres critiques classiques), contestant
l'interprétation statistique de l'entropie et ses prolongements dans le formalisme de la théorie mathématique de l'information 4. L’interprétation de la Loi de
1

2

3
4

N. Georgescu-Roegen, « Bioeconomic aspects of entropy », in L. Kubat et J. Zeman,
eds., Entropy and Information in Science and Philosophy, Amsterdam, Elsevier, 1975,
pp. 123-142. Sur les ambiguïtés du mot bioéconomie, voir J. Grinevald, « Notes
marginales sur l'approche bioéconomique de Sylvie Ferrari », Stratégies énergétiques,
Biosphère et Société (SEBES), 1993-1994, Genève, 1993, pp. 93-102. Voir aussi Donald
Worster, Les Pionniers de l'Écologie, tract. de l'américain (1977), Paris, Sang de la terre,
1992, p. 315.
En plus des textes rassemblés dans le présent volume, voir en français N. GeorgescuRoegen, « De la science économique à la bioéconomie », Revue d'économie politique,
mai-juin 1978, 88 (3), pp. 337-382.
Voir surtout N. Georgescu-Roegen, « Myths about energy and matter »,Growth and
Change, 10, pp. 16-23.
N. Georgescu-Roegen, La Science économique, pp. 76-82; The Entropy Law and the
Economic Process, chap. VI (« Entropy, Order, and Probability »), pp. 141-169, et
Appendice B, pp. 388-406. Voir Gabriel Lozada, « Georgescu-Roegen's critique of
statistical mechanic evisited », in J.C. Dragan et al., eds., Entropy and Bioeconomics,
Milan Nagard, 1993, pp. 389-398. La critique de Georgescu-Roegen s'ajoute notamment
à celle de Karl Popper (La Quête inachevée, trad. de l'anglais, Paris, Calmann-Lévy,
1981, chap. XXX, XXXV et XXXVI). L'histoire critique de cet important épisode de la
pensée scientifique contemporaine n'est pas encore achevée, à peine est-elle esquissée. La
littérature de référence dans ce domaine n'a généralement pas encore pris acte de la
critique de Georgescu-Roegen, auteur curieusement « oublié » par la remarquable anthologie de Harvey S. Leff et Andrew F. Rex, eds., Maxwell's Demon : entropy, information,
computing (Bristol, Adam Hilger, 1990). La dérive de la notion d'entropie vers
l'abstraction mathématique et la théorie de l'information est bien illustrée par Raphael D.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 25

l'Entropie de Georgescu-Roegen se situe du côté de la mouvance des penseurs
holistiques (organicistes et anti-mécanistes) comme Bergson* ou Eddington*
qui, dès le début du XXe siècle, pressentirent la dimension cosmologique du
principe de Carnot (devenu avec Clausius, en 1865, la loi de l'entropie) 1, que
le physicien et épistémologue bergsonien Olivier Costa de Beauregard a
appelé « le Second Principe de la Science du Temps » 2. À cet égard, il est
significatif de voir Benjamin Gal-Or, l'un des maîtres de l'école astrophysique
de thermodynamique (dont fait partie Costa de Beauregard), prendre au
sérieux Georgescu-Roegen et le citer dans son magistral ouvrage Cosmology,
Physics, and Philosophy, qui contient deux préfaces élogieuses, de Sir Karl
Popper et de Sir Alan Cottrell 3. Parce qu'il s'intéresse à tous les aspects de la
Loi de l'Entropie et de la révolution carnotienne, Georgescu-Roegen a toujours été passionné par le débat cosmologique, qui est depuis des siècles, l'une
des clefs de la philosophie de la nature.
Bien plus, parce qu'il est mathématicien de formation, et de vocation,
Georgescu-Roegen est l'un des critiques les plus féroces de cette idéologie
mathématique qu'il nomme l'arithmomorphisme, et qui consiste à croire que le
monde réel, celui dans lequel nous vivons et dont nous faisons partie, est réductible aux nombres imaginés par notre culture occidentale depuis Pythagore
et Platon. On sait que cette idéologie rationaliste a été le fer de lance de la
Révolution scientifique moderne de l'Europe chrétienne, depuis Galilée et
Descartes: par rapport à cette tradition de la science classique, dominée par
l'apothéose des oeuvres de Newton et de Laplace, Nicholas GeorgescuRoegen est un critique radical, un dissident de l'Occident. Mais il nous explique aussi que, contrairement à l'opinion courante, la pensée mathématique, à
l'intérieur même de la civilisation occidentale, n'est pas synonyme de réductionnisme quantitatif et arithmomorphique. La Loi de l'Entropie, qui n'a pas le
même statut physico-mathématique que la loi de la gravitation, implique,
selon notre auteur, un « indéterminisme entropique ». Ce point capital n'a pas
été assez remarqué. L'imagination mathématique a démontré qu'elle pouvait
aller au delà de l'univers des quantités et s'aventurer dans le monde des qua-

1
2

3

Levine et Myron Tribus, eds., The Maximum Entropy Formalism, Cambridge, Mass.,
MIT Press, 1979.
Rudolf Clausius, Théorie mécanique de la Chaleur, trad. de l'allemand par F. Folie, Paris,
Eugène Lacroix, 1868 [réimpression : Éditions Jacques Gabay, 1991], p. 420.
O. Costa de Beauregard, Le Second Principe de la Science du Temps : entropie,
information, irréversibilité, Paris, Seuil, 1963. La confrontation des thèses de GeorgescuRoegen avec celles de Costa de Beauregard (reprises par Joël de Rosnay et bien d'autres)
serait d'un grand intérêt pour l'anthropologie des sciences et l'histoire des idées.
B. Gal-Or, Cosmology, Physics, and Philosophy, New York, Springer, 1982, pp. 465466. Pour un résumé des développements de l'école astrophysique de thermodynamique
dans les années 60, voir B. Gal-Or, «. The crisis about the origin of irreversibility and
time anisotropy », Science, 7 avril 1972, 176, pp.11-17; « Entropy, fallacy, and the origin
of irreversibility », Annals of the New York Academy of Sciences, 4 octobre 1972, 196,
pp. 305-325 ; « Philosophical problems of thermodynamics » in L. Kubat et J. Zeman,
eds., Entropy and Information in Science and Philosophy, Amsterdam, Elsevier, 1975,
pp. 211-230 (ouvrage collectif auquel Georgescu-Roegen a collaboré).

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 26

lités. Significativement, Georgescu-Roegen admire le génie longtemps incompris du mathématicien Evariste Galois (1811-1832), un révolutionnaire de la
science 1 en avance sur son temps comme Sadi Carnot* et mort la même
année que lui à l'âge de vingt ans dans un stupide duel !
Reprenant une formule heureuse du mathématicien et philosophe Alfred
North Whitehead (1861-1947), Georgescu-Roegen nous met en garde contre
« le sophisme de la concrétisation mal placée » (the fallacy of misplaced
concreteness) 2 Ce message de vigilance épistémologique est également repris
par Herman Daly et le théologien John B. Cobb 3. À l'instar du grand historien
de l'économie antique Moses I. Finley (1912-1986), souvenons-nous de cette
formule méthodologique de Georgescu-Roegen:
« Il y a une limite à ce que nous pouvons faire avec les nombres, et il y en
a une à ce que nous pouvons faire sans eux. » 4

Notre traduction de « La Loi de l'Entropie et le Problème économique » et
de « L'Énergie et les Mythes économiques », a été effectuée, pour l'essentiel,
en 1976, peu avant la parution du livre de Georgescu-Roegen, Energy and
Economic Myths. L'idée de cette traduction n'était nullement la commande
d'un éditeur quelconque et provenait de notre seule initiative, sans autre
encouragement que le soutien amical de Georgescu-Roegen lui-même.
L'entreprise ne fut pas facile et faillit ne jamais aboutir.
Dès octobre 1976, Armand Petitjean, qui avait cité Georgescu-Roegen
dans Quelles limites ? Le Club de Rome répond... (Seuil, 1974, p. 46), nous a
apporté son soutien personnel. Après l'expérience de sa remarquable collection « Écologie » chez Fayard, dans laquelle il avait notamment publié (en
1972) le premier rapport au Club de Rome sur « les limites a la croissance »
(paru sous le titre Halte à la croissance ?), et La Surchauffe de la Croissance
1

2

3
4

N. Georgescu-Roegen (la Science économique, p.59) : « La révolution peut-être la plus
importante des mathématiques modernes fut provoquée par la notion de grouper
d'Evariste Galois. » Voir aussi N. Georgescu-Roegen, « Are there minds that think above
their time ? The case of Hermann Heinrich Gossen », Rivista Internazionale di Scienze
Económiche e Commerciali, 1984, 12, pp. 1141-1161.
N. Georgescu-Roegen, La Science économique,p.108 (nous ne suivons pas cette
traduction); The Entropy Law and the Economic Process, p. 321. Voir A. N. Whitehead,
Science and the Modern World, New York, Macmillan, 1925, p. 75. (trad. fr : La Science
et le Monde moderne, Paris, Payot 1930; nouvelle trad., Éditions du Rocher, 1994) ;
Process and Reality : an Essay in cosmology, New York, Macmillan, 1929, p. 11. Nous
avons suivi la traduction donnée par Félix Cesselin, La Philosophie organique de
Whitehead, Paris, PUF, 1950, p. 200.
H. E. Daly et J. B. Cobb, jr., For The Common Good: Redirecting the economy toward
community, the environment, and a sustainable future, Boston, Beacon Press, 1989.
N. Georgescu-Roegen, « Nature de l'espérance et de l'incertitude » (1958), in La Science
économique, p.201 ; cité dans Moses I. Finley, L'Économie antique, trad. de l'anglais,
Paris, Minuit 1975, p. 26.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 27

(en 1974) du philosophe François Meyer, Armand Petitjean avait de beaux
projets pour la collection « Équilibres » qu'il dirigeait alors aux Éditions du
Seuil. Georgescu-Roegen, pensait-il, pourrait y être publié en même temps
qu'un livre que lui annonçait Ilya Prigogine*. Mais ni Là Nouvelle Alliance
d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers ni Demain la décroissance de Nicholas
Georgescu-Roegen ne parurent aux Éditions du Seuil. Le directeur de collection n'en était nullement responsable.
Aux Presses Universitaires de France, nos déboires furent plus navrants.
L'Anti-économique de Jacques Attali et Marc Guillaume, qui avait inauguré en
1974 leur collection « Économie en liberté », nous semblait de bon augure.
Marc Guillaume se montra très favorable à notre projet. Malheureusement,
Jacques Attali fit avorter le projet. Marc Guillaume nous transmit en effet la
lettre suivante, datée du 4 janvier 1979, qu'il avait reçue de Jacques Attali :
« Je trouve le texte bien naïf. Il n'est question ni des problèmes d'ordre, de désordre,
d'information, de gaspillages, qui fait à mon sens le cœur de ce sujet mais enfin,
Georgescu est un homme qui compte. Cependant je ne peux laisser publier dans une
collection que je codirige un livre qui porte sur le même sujet que La Parole et
l'Outil sans qu'il soit discuté ni même cité. Ce n'est pas par vanité d'auteur. Mais si
nous faisons une collection, autant faire en sorte qu'il y ait une certaine continuité. Si
les professeurs veulent bien reprendre tous ces thèmes, et en particulier, le problème
de l'Ordre et du Bruit, alors la publication est possible, comme celle d'un ancêtre
attendrissant. Tibi. Jacques. »

Nous, intellectuels de l'étranger, nous n'avons pas du tout aimé ce ton
« parisien » et un tantinet « pharisien », et surtout cette suffisance. L'histoire
des idées retiendra peut-être que Georgescu-Roegen était atterré de savoir que
le président de la République française avait un tel économiste comme conseiller personnel 1.
Nous ignorons si Jacques Attali prit connaissance de cette petite lettre de
lecteur parue dans le Times du 21 mars 1977 sous le titre « Music and
Economics » :
« After reading Jacques Attali's musical theory of the economic process
[Feb. 14], I began wondering, if that is his economics, what can his music
be ? »
Nicholas Georgescu-Roegen
Strasbourg, France

Aux Éditions Calmann-Lévy, Christian Schmidt dirigeait l'excellente
collection « Perspectives économiques ». Il accueillit avec intérêt le manuscrit
1

N. Georgescu-Roegen, « An emigrant from a developing country autobiographical notes I » op. cit., p. 14.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 28

de son éminent collègue Georgescu-Roegen, mais ensuite il nous fit attendre
une réponse qui ne vint jamais.
En désespoir de cause, nous nous sommes tournés vers Pierre-Marcel
Favre, alors nouveau venu dans le monde de l'édition en Suisse romande et
que l'ambition poussait vers des audaces que ses confrères ne se permettaient
pas. Il fut séduit par notre plaidoyer pro-Georgescu et il céda à la tentation
quelque peu provocatrice de publier un livre intitulé Demain la décroissance.
Citant ce livre, le professeur Henri Guitton (1904-1992) a écrit : « Il peut
sembler scandaleux d'intituler aujourd'hui un ouvrage Demain la décroissance, en des années où l'on nous affirme et nous répète sur tous les tons: seule la croissance nous sauvera, résorbera le chômage, ralentira l'inflation 1. » À
ce titre volontairement dérangeant nous ajoutâmes un sous-titre plus didactique et illustrant le nouveau paradigme bioéconomique: « entropie-écologieéconomie ».
La présentation de ce petit livre plut beaucoup au professeur GeorgescuRoegen réputé pour sa rigueur académique et la difficulté de ses travaux - qui
se voyait ainsi pour la première fois en auteur populaire. Puisse ce livre le
devenir!

À l'époque, les difficultés rencontrées au cours de nos démarches pour
trouver un éditeur avaient accru le désir de Georgescu-Roegen de renforcer
l'argumentation de ce livre pour le public français. C'est ainsi qu'il nous proposa d'intégrer une étude toute récente alors qui devint le troisième chapitre de
ce petit livre d'introduction à la bioéconomie. Lorsque nous avons commencé
à concevoir l'idée de ce recueil, en 1975-1976, le terme même de bioéconomie
était nouveau dans les travaux de Georgescu-Roegen. Il apparaît en effet en
1975, dans-plusieurs articles, dont « L'énergie et les mythes économiques »,
qui forme ici le chapitre II. Depuis, ce concept s'est affirmé et diffusé, surtout
dans les milieux intellectuels de sensibilité écologique. Il est d'ailleurs diversement interprété, mais il correspond ici à l'idée que le processus économique
possède des racines biologiques et à la perspective d'une intégration du
processus économique dans la problématique de l'évolution et du fonctionnement de la Biosphère, dont nous faisons irrémédiablement partie en tant
qu'êtres vivants. L'idée que l'économie humaine s'insère dans le système Terre
et doit donc être repensée dans le cadre de l'économie générale de la Biosphère est l'une des grandes idées de l'écologie, cette « science subversive » 2 dont
l'essor date des années 60, et même 50, comme en témoigne le texte pionnier
1
2

H. Guitton, Le Sens de la Durée, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 172.
Selon l'expression de 1964 de l'écologiste américain Paul B. Sears (1891-1990), popularisée par l'une des premières anthologies du genre : Paul Shepard et Daniel McKinley,
eds., The Subversive Science : essays toward an ecology of man, Boston, Houghton
Mifflin Company, 1969.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 29

de l'économiste français Bertrand de Jouvenel (1903-1987) intitulé « De
l'économie politique à l'écologie politique », qui date de 1957 1.
Depuis les débuts de « la révolution environnementale » (Max Nicholson)
et surtout la fin des années 80, on assiste au développement de multiples
courants de pensée cherchant à réconcilier l'écologie et l'économie, l'environnement et le développement. L'héritage de Georgescu-Roegen a malheureusement été souvent dénaturé, notamment par l'écologie systémique popularisée aux États-Unis dans une perspective énergétiste par les frères Eugène et
Howard Odum Cette écologie des écosystèmes, fondée sur les principes de la
thermodynamique et l'étude des cycles biogéochimiques, et dont plusieurs
études ont récemment retracé le développement historique dans l'Amérique de
l'Après-Guerre 2, amena de nombreux auteurs à réduire les rapports entre
thermodynamique, écologie et économie aux rapports entre énergie, écologie
et économie, selon un réductionnisme énergétique tout aussi contestable que
le réductionnisme monétaire du système capitaliste 3, comme on le verra dans
la critique qu'en fait Georgescu-Roegen. L'un des pires malentendus qui
entourent la diffusion des thèses hétérodoxes de Georgescu-Roegen est sans
doute celui qui consiste à assimiler son analyse thermodynamique à une
théorie énergétique de l'économie ! Il y a beaucoup de confusions à éliminer
dans cette problématique des rapports entre économie, écologie et thermodynamique.

Alors qu'il ne faisait que l'annoncer dans son troisième grand livre de
1976,Georgescu-Roegen a développé depuis (comme ici dans les chapitres III
et IV) sa « quatrième loi de la thermodynamique », qui constitue une généralisation de la loi de l'entropie à la matière dont une partie (les matières premières minérales) n'est utilisable pour l'activité industrielle de l'humanité
qu'au prix de sa dissipation irrévocable. Depuis 1976, Georgescu-Roegen a
écrit de nombreux articles très fouillés sur ce point (voir la bibliographie en
fin de volume), qui n'ont malheureusement pas encore été rassemblés dans un
livre. Bioeconomics, annoncé dans la première édition du présent volume, n'a

1

2

3

B. de Jouvenel, « De l'économie politique à l'écologie politique » (Bulletin S.E.D.E.I.S.,
1er mars 1957), repris in La Civilisation de Puissance, Paris, Fayard, 1976, chap. VI pp.
49-77.
Chung Lin Kwa, Mimicking Nature: the development of systems ecology in the United
States, 1950-1975, Université d'Amsterdam, 1989; Joel B. Hagen, An Entangled Bank :
the origins of ecosystem ecology, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992; Frank
Benjamin Golley, A History of the Ecosystem Concept in Ecology, New Haven, Yale
University Press, 1993. Voir aussi les récents livres français (de P. Acot; J.-P. Deléage;
J.-M. Drouin) sur l'histoire de l'écologie.
Voir la doctrine éco-énergétique de Gonzague Pillet et Howard T. Odum (E3: Énergie,
Écologie, Économie, Genève, Georg, 1987, p. 183) : « En particulier, Georgescu-Roegen
semble avoir tort pour ce qui est de la matière (qui, pour lui, se dissipe) et qui, en réalité,
n'est perdue que localement car elle est recyclable par les grands systèmes naturels. »

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 30

malheureusement pas encore vu le jour. Ce sera vraisemblablement un
ouvrage posthume.
Les matières premières minérales (formées et accumulées dans la longue
évolution géologique et biogéochimique de la croûte terrestre) qui sont
accessibles à l'ingéniosité humaine constituent non seulement un patrimoine
commun (à toute l'espèce humaine) dont la quantité totale est limitée (même si
les limites sont difficiles à évaluer) mais encore et surtout un stock de basse
entropie qui - malgré les améliorations du système technique de production, le
recyclage et la lutte contre le gaspillage - s'épuise inexorablement. Les générations futures seront confrontées à cette raréfaction des ressources naturelles
que nient purement et simplement de nombreux économistes à l'instar du très
optimiste Julian Simon 1.
La thèse de Georgescu-Roegen ne signifie nullement que le recyclage soit
impossible ou inutile, ni que les progrès des sciences et de l'ingénierie nous
soient d'aucune aide, mais simplement qu'aucune technologie ne réussira à
éliminer totalement les aspects entropiques de l'extraction, de la transformation et de l'utilisation des matières premières minérales nécessaires au mode
de production industriel. La nouvelle perspective bioéconomique, significativement proche de la philosophie naturelle de la théorie Gaïa, est là pour nous
rappeler notre condition géophysique et biosphérique d'êtres vivants - c'est-àdire mortels - au sein de l'immense coévolution de la vie avec l'histoire de la
Terre dans le cosmos.
La quatrième loi de la thermodynamique proposée par Georgescu-Roegen
vient s'ajouter à d'autres arguments bien connus des ingénieurs, des géologues
et des géochimistes, comme le coût énergétique croissant (exponentiellement)
de l'extraction minière liée à la raréfaction des gisements les plus riches et les
plus accessibles. Le « marché » de l'économie capitaliste est totalement
incapable de tenir compte des besoins des générations futures ni d'ailleurs de
ceux de nos contemporains qui sont trop pauvres pour exprimer une demande
solvable. Georgescu-Roegen ne nie pas le progrès technique (historiquement
imprévisible): il en souligne seulement les limites physiques et économiques
(qui n'excluent d'ailleurs pas d'autres limites, biologiques, sociales, politiques
et éthiques). Il nous rappelle aussi qu'il n'est pas univoquement synonyme de
progrès! Le redoutable problème social du chômage est peut-être bien inséparable d'une réorientation du « progrès technique ». Dans ce domaine de la
responsabilité sociale de la science et de la technique, La Décroissance est
1

Au début des années 80 les éditions Princeton University Press espéraient publier
Bioeconomics de Georgescu-Roegen pour contrebalancer l'optimisme de l'ouvrage
controversé du professeur Julian L. Simon*, The Ultimate Resource, Princeton, Princeton
University Press, 1981 (trad. fr : L'Homme,notre dernière chance : croissance démographique, ressources naturelles et niveau de vie, Paris, PUF, 1985). Voir aussi J. Simon et
H. Kahn, eds., The Resourceful Earth : a response to Global 2000, New York, Blackwell,
1984, également très controversé chez les écologistes.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 31

plus actuel que jamais. Le point sur lequel notre auteur insiste au soir de sa
vie, et c'est la raison pour laquelle nous avons ajouté ce quatrième chapitre,
c'est l'aspect proprement planétaire, évolutif, de la technique moderne, souvent symbolisée par le mythe de Prométhée, et qui est comme l'avait bien vu
Schumpeter, au cœur du développement économique.
Bien plus, les arguments de Georgescu-Roegen rejoignent et renforcent
ceux du philosophe Hans Jonas (1903-1993), dont Le Principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique nous rappelle également
que « la thermodynamique est intraitable» 1. Comme l'explique GeorgescuRoegen, la dot minéralogique dont dispose toute l'espèce humaine, considérée
comme l'ensemble de tous les peuples et de toutes les générations, impliquant
la prise en compte d'un avenir incertain et lointain (aux antipodes du fameux
« dans l'avenir, nous serons tous morts »), est un patrimoine commun en plus
d'un stock fini et non renouvelable. C'est tout le problème capital des ressources naturelles que Georgescu-Roegen inscrit dans la très longue durée de sa
problématique bioéconomique. L'utilisation de la nature, de notre milieu terrestre, pose en effet le problème de l'équité non seulement entre les individus
et les nations du monde actuel, mais encore entre les générations présentes et
toutes les générations futures. L'équité intergénérationnelle, comme on dit ne
se pose d'ailleurs pas seulement à propos des ressources, car ce n'est là que la
moitié de la problématique entropique; il s'agit également et d'une manière
nettement plus pressante, des limites de la capacité de charge de la Biosphère
(humainement habitable). Le débat international sur les implications économiques et sociales du changement climatique induit par la dérive anthropogénique de l'effet de serre 2 est désormais là pour souligner la pertinence des
questions soulevées par Georgescu-Roegen depuis des années.

1

2

H. Jonas, Le Principe Responsabilité: une éthique pour la civilisation technologique,
trad. de l'allemand [19791 par Jean Greisch, Paris, Cerf, 1990, p.256. Voir aussi Michel
Serres, Le Contrat naturel, Paris, Flammarion coll. « Champs », (éd. originale 1990)
1992.
Débat scientifique dont l'histoire possède significativement les mêmes dates et le même
gradient de croissance que la civilisation industrielle occidentale : cf. J. Grinevald,
« L'effet de serre de la Biosphère : de la révolution thermo-industrielle à l'écologie
globale », op. cit., et « De Carnot à Gaïa : histoire de l'effet de serre », La Recherche, mai
1992, pp. 532-538. Voir les rapports de l'IPCC (Intergovernemental Panel on Climate
Change), le groupe d'experts intergouvernemental pour l'étude du changement climatique
créé conjointement par l'OMM et le PNUE en 1988. Voir aussi l'excellente analyse
politique de Philippe Roqueplo, Climats sous surveillance : limites et conditions de
l'expertise scientifique, Paris, Economica, 1993. Sur les aspects de droit international
public, voir Sten Nilsson et David Pitt, Protecting the Atmosphere. The Climate Change
Convention and its Context, Avant-propos d'Ivo Rens, Londres, Earthscan, 1994. Sur les
aspects économiques : Sylvie Faucheux et Jean-François Noël, Les Menaces globales sur
l'Environnement, Paris, La Découverte,« Repères », 1990; Peter Hayes et Kirk Smith,
eds, The Global Greenhouse Regime: who pays ? Science,economics and North-South
politics in the Climate Change Convention, Tokyo, United Nations University Press,
Londres, Earthscan, 1993.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 32

Loin de nous libérer de la nature, comme on le dit trop souvent la technoscience de la civilisation industrielle nous soumet plus que jamais aux
contraintes énergétiques et matérielles dont elle est tributaire. Les ingénieurs
de la production industrielle savent que les principes de la thermodynamique
et les contraintes de la géochimie sont incontournables. Née de l'économie des
« machines à feu » de la révolution industrielle, la nouvelle science de la
thermodynamique est devenue le paradigme de la civilisation thermo-industrielle, autrement dit la théorie physique de sa pratique économique. N'est-il
pas logique dès lors que la thermodynamique retrouve ses origines technologiques et économiques, au plus proche voisinage des notions de travail, de
puissance et de rendement valorisées par là culture occidentale depuis l'essor
de l'Europe chrétienne médiévale dans laquelle s'enracine la puissance
militaro-industrielle de notre civilisation moderne ?
Nicholas Georgescu-Roegen, pionnier de la transdisciplinarité, nous invite
à tirer les conséquences théoriques et pratiques de la thermodynamique du
développement industriel, ce qui implique, bien entendu, qu'on accorde enfin
une certaine attention aux dimensions sociales de la thermodynamique, la plus
industrielle des sciences de la nature, la plus économique des sciences physiques. Née des sciences de l'ingénieur, au voisinage des sciences du vivant la
thermodynamique est la théorie physique qui relie notre développement
techno-économique a l'évolution biologique, à l'écologie globale et à la cosmologie. En mettant en évidence les rapports intimes entre la Loi de l'Entropie
et le processus bioéconomique, Georgescu-Roegen dévoile une vérité proprement écologique, qui s'impose désormais à tout le monde: le développement
économique ne saurait impunément se poursuivre sans une profonde restructuration et une réorientation radicalement différente. À l'opposé de ce qu'enseigne l'orthodoxie économique internationale actuelle, le développement doit
être repensé dans le cadre de la Biosphère de la planète Terre dont fait partie,
en tant qu'espèce solidaire du reste du monde vivant, toute l'humanité.

Jacques Grinevald et Ivo Rens,
Université de Genève, été 1994.
P.S. : Nicholas Georgescu-Roegen est décédé à Nashville (Tennessee,
U.S.A.) le 30 octobre 1994, à l'âge de 88 ans.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 33

Préface
à la première édition
(1979)

Retour à la table des matières

En 1610, le fameux Message céleste de Galilée ne put convaincre les docteurs de l'Église catholique de regarder le ciel avec un télescope. Le premier
des trois chapitres qui suivent pourrait s'intituler Message terrestre ; il date de
1970, mais la communauté internationale des économistes d'aujourd'hui n'a
pas encore accepté de scruter l'économie terrestre avec le « macroscope »
thermodynamique que leur propose Georgescu-Roegen. Paradoxalement ce
que ce dernier critique le plus dans la science économique dominante, c'est le
dogme mécaniste de la science galiléenne! Néanmoins, « dans un monde où
les économistes remplacent les prêtres » (Ivan Illich), il en va de notre auteur
comme jadis de Galilée.
Parce que l'affaire nous paraît importante, comme on dit urgente même,
nous présentons pour le grand public, et nous en sommes en l'occurrence, trois
textes célèbres outre-Atlantique et outre-Manche, mais jusqu'ici curieusement
inédits en français. Datés respectivement de 1970, 1972 et 1976, ils constituent une excellente introduction, en un langage volontairement étranger à
tout ésotérisme académique, à la perspective radicalement novatrice que le
professeur Nicholas Georgescu-Roegen propose de substituer à celle de
l'enseignement économique traditionnel. Nous voudrions souligner ici que la
bioéconomie de Georgescu-Roegen procède d'une nouvelle vision scientifique

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 34

du monde, issue de la révolution thermodynamique et de l'essor des sciences
du vivant dont l'écologie propose une approche globale.
Sans doute, ce savant n'est-il pas encore connu du grand public. Pourtant
parmi les professionnels de l'économie théorique, surtout les plus mathématiciens d'entre eux, sa réputation scientifique n'est plus à faire.
Expert et même pionnier de l'économétrie, cette discipline hybride entre la
statistique, l'économie politique et l'analyse mathématique, et dont l'essor ne
date que des années 1930, il donne à sa critique du dogme de la croissance et à
sa contestation de l'épistémologie mécaniste une portée exceptionnelle, car il
les fonde sur une conception de la science radicalement différente.
L'estime de ses collègues, comme en témoigne le volume publié en 1976
aux États-Unis à l'occasion de son 70ème anniversaire et qui rassemble les
signatures de quatre Prix Nobel d'économie - Samuelson, Hicks, Kuznets et
Tinbergen 1, ne signifie cependant pas que l'establishment des grands économistes et de tous leurs épigones soit prêt à admettre ses thèses. Et s'il obtient
un jour le Prix Nobel d'économie, comme il en est question dans certains
milieux scientifiques, 2 on peut s'attendre à un beau tollé de ses confrères. En
revanche, on ne s'étonnera pas que ses thèses hétérodoxes aient reçu un
accueil sympathique dans les milieux écologistes. Ainsi, la revue anglaise The
Ecologist a déjà publié intégralement les deux premiers textes du présent
recueil 3 malgré certaines répétitions inévitables. 4
Il est piquant de relever que le récent livre de Georgescu-Roegen, Energy
and Economic Myths : institutional and analytical economic essays (1976),
comporte une dédicace à Paul A. Samuelson, auteur d'un livre très savant intitulé Les Fondements de l'Analyse économique, dans lequel on reconnaît le
style de la physique mathématique classique, et du manuel Economics universellement diffusé et perpétuellement réédité. En 1966 parut à Harvard
University Press un recueil rétrospectif des principaux travaux de GeorgescuRoegen intitulé Analytical Economics : issues and problems dont l'essentiel a
été publié en français en 1970 chez Dunod, sous le titre La Science économique : ses problèmes et ses difficultés, à l'instigation du professeur Henri
1

2

3

4

Anthony M. Tang, Fred M. Westfield, and James S. Worley, eds., Evolution, Welfare,
and Time in Economics : essays in honor of Nicholas Georgescu-Roegen, Lexington,
Mass., Lexington Books, D.C. Heath, 1976.
Voir notamment Nicholas Wade, « Nicholas Georgescu-Roegen : entropy the measure of
economic man », Science, 1975, 190, pp. 447-450; André Gorz/Michel Bosquet, Écologie
et Politique, Le Seuil, Paris, « Points/ Politique », 1978, p. 240.
N. Georgescu-Roegeri, « Economics and entropy », The Ecologist, juillet 1972, 2 (7), pp.
13-18; « Energy and economic myths », The Ecologist, juin 1974, 5 (5), pp. 164-174, et
août-septembre 1975, 5 (7), pp. 242-255.
Pour faciliter la lecture, nous avons décidé dans la première édition de simplifier le
système des notes. Dans cette seconde édition, nous suivons intégralement les éditions
originales.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 35

Guitton 1. L'ouvrage contenait une longue introduction qui était un livre en soi
et qui retraçait l'évolution philosophique et scientifique de l'auteur. Dans cette
introduction datée de 1964, on peut retrouver aujourd'hui l'esquisse des thèses
que Georgescu-Roegen devait magistralement développer dans son magnum
opus, The Entropy Law and the Economic Process, publié en 1971, également
par Harvard University Press et qui devra bien un jour être traduit en français.
Dans sa préface à Analytical Economics, Samuelson présentait l'auteur
comme un pionnier de l'économie mathématique aux orientations parfois déconcertantes. Le célèbre professeur du Massachusetts Institute of Technology
(MIT) confessait alors : « Je défie tout économiste informé de rester satisfait
de soi après avoir médité sur cet essai. »
La position résolument prise par Georgescu-Roegen dès le début des
années soixante, et très clairement exposée au Congrès de l'Association Économique Internationale tenu à Rome en 1965 2, constituait l'amorce d'une
dissidence. Dix ans plus tard d'ailleurs, la rupture semble avouée par
Samuelson lui-même, comme on peut le constater dans le chapitre intitulé La
pauvreté et l'inégalité, l'écologie et la croissance, l'amour et la justice de la
10ième édition de cette bible de l'enseignement qu'est l'Economics. On y
trouve en effet six lignes à la fois dérisoires et péremptoires sur la dissidence
de Georgescu-Roegen, assimilée en l'occurrence à la contestation écologiste
d'un Barry Commoner 3.
Sans doute, l'approche nouvelle que Georgescu-Roegen propose pour
aborder les problèmes économiques apporte-t-elle un cadre théorique précieux
pour ceux qui prennent conscience de la contradiction fondamentale entre
l’économie actuelle et l'enseignement relativement récent des sciences biologiques, si l'on prend du moins cet enseignement dans la perspective globale
qu'offre l'écologie. Mais il serait inexact d'assimiler Georgescu-Roegen au
mouvement écologiste sans autre forme de procès.
Alors qu'une nouvelle doctrine est en train de faire renaître l'idée de l'état
stationnaire, ou si l'on préfère de la « croissance zéro », et cela souvent avec
des arguments apparentés à la pensée de Georgescu-Roegen, il faut prêter
1

2

3

Cette traduction française (La Science économique : ses problèmes et ses difficultés,
Paris, Dunod, 1970) est préfacée par Henri Guitton [1904-1992] qui, par ailleurs, a repris
certains thèmes de Georgescu-Roegen dans son ouvrage Entropie et Gaspillage (Paris,
Cujas, 1975).
Voir N. Georgescu-Roegen, « Process in farming versus process in manufacturing : a
problem of balanced development », in U. Papi and C. Nunn, eds., Economic Problems of
Agriculture in Industriel Societies, Proceedings of a Conference of the International
Economic Association, Rome, September 1965, London, Macmillan, New York, St.
Martin's Press, 1969, pp. 497-528. Republié in Energy and Economic Myths.
P.A. Samuelson, Economics, loth ed., Tokyo, New York, Mc GrawHill, Kogakush, Ltd,
1976, p. 816. [Note de la 2e éd. : ce paragraphe sur Georgescu-Roegen est supprimé dans
les éditions plus récentes!]

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 36

attention au chapitre VIII du deuxième texte et surtout à la démonstration du
troisième texte ci-après. Là, notre auteur se démarque clairement : l'antithèse
de la croissance n'est pas l'état stationnaire. Celui-ci suppose des conditions
bien trop restrictives pour être applicable à l'économie humaine. À terme, la
décroissance est inéluctable et la sagesse serait de maîtriser la décroissance
des pays industriels plutôt que de tenter la « relance » du moteur de la croissance par des moyens qui conduisent au chômage, à l'aggravation du fossé
entre les riches et les pauvres de la planète, aux risques incalculables de l'utilisation de l'énergie nucléaire, en somme à une sorte de normalisation de la
crise confinant en raison même de la réussite du progrès technologique, au
désastre irrémédiable. La conception évolutionniste de Georgescu-Roegen,
insistant sur l'irréversibilité, indique une voie qui ne ressemble nullement à un
retour en arrière - il n'y a pas d'inversion du temps entropique - mais à une
désescalade sur l'échelle de la puissance, rejoignant les thèmes des partisans
de la technologie douce, de l'énergie solaire, de l'agriculture biologique et du
désarmement généralisé.
L'opposition exemplaire que nous venons d'établir entre Samuelson et
Georgescu-Roegen n'est pas du tout une querelle de personnes. Ce que nous
pouvons et sans doute devons y voir, au moment où certains historiens de la
pensée économique moderne constatent, en s'inspirant de Thomas Kuhn 1, que
« la science économique da jamais connu de révolution majeure, [que] son
modèle général de base [son paradigme] n'a jamais été remplacé » 2, c'est que
précisément la bioéconomie de Georgescu-Roegen représente un autre
paradigme.

*
* *

Comme son nom l'indique, Nicholas Georgescu-Roegen est d'origine
roumaine. Il est né à Constanza en 1906. Sa formation initiale, à l'Université
de Bucarest fut celle des mathématiques. De 1927 à 1930, c'est à Paris qu'il
poursuit ses études de mathématicien, présentant en Sorbonne une thèse de
statistique. Dès cette époque, où les idées d’Einstein et de Bergson étaient
passionnément discutées, il s'intéresse à la philosophie des sciences. Élève
notamment d'Émile Borel, il se familiarise avec les difficultés du calcul des

1

2

Thomas S. Kuhn, La Structure des Révolutions scientifiques, traduit de l'américain, 2e éd.
augmentée de 1970, Paris, Flammarion, 1972. (La l'édition date de 1962.) [Note de la 2e
éd. : nouvelle édition révisée de la traduction française: coll. « Champs » 1983.
Donald F. Gordon, « The role of the history of economic thought in the understanding of
modern economic theory », American Economic Review, 1965, 55 (2) pp. 119-127, cit. p.
124.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 37

probabilités, qui tient une place centrale dans l'interprétation du concept
d'entropie depuis Ludwig Boltzmann.
Après Paris, c'est à Londres qu'il travaille, sous la direction du vénérable
Karl Pearson, l'un des plus éminents statisticiens et philosophes des sciences
de l'époque.
En 1932, retour au pays natal, à l'Université de Bucarest où il enseigne,
jusqu'en 1946, la statistique. Il faudrait tout un livre pour- retracer la phase
européenne de sa vie et de son œuvre. Notre auteur ne manque jamais de, le
rappeler : c'est dans son pays, dans cette Roumanie de l'entre-deux-guerres,
dont l'économie agraire surpeuplée traversait une crise particulièrement dramatique pour les paysans, qu'il découvre les problèmes économiques. Sans
jamais abandonner son intérêt intellectuel pour les sciences, il se préoccupe de
plus en plus des réalités plus concrètes de la vie économique.
En marge de ses activités académiques, il assume de nombreuses responsabilités dans les affaires publiques de son pays. De 1932 à 1938, il est associé
à la direction de l'Institut central de statistique de Bucarest ; en 1938, il est
nommé conseiller économique au Département des finances ; de 1939 à 1944,
il occupe le poste de directeur au Ministère du commerce. En 1944-45, il
assume la redoutable charge de secrétaire général de la Commission roumaine
d'armistice avec l'URSS, faisant alors l'amère expérience du régime stalinien.
Après la victoire définitive du Parti communiste roumain, il quitte son pays et
émigre avec sa femme aux États-Unis. De cette période roumaine de son existence date sa constante préoccupation de la question agraire - il était membre
du Parti national paysan - et plus généralement des rapports de l'homme avec
la nature, qui évoque les physiocrates. On en trouve l'écho dans une importante étude publiée en 1960, dans laquelle il dressait le constat de faillite de la
science économique, tant marxiste que libérale, face aux réalités économiques
et institutionnelles des sociétés agraires 1.
En 1948, il est accueilli par l'Université de Harvard où il avait déjà été
boursier de la Fondation Rockefeller en 1934-36, collaborant notamment avec
le grand économiste joseph Schumpeter. Il devient professeur américain. De
1949 à 1976, il enseigne l'économie théorique à l'Université Vanderbilt à
Nashville dans l'État du Tennessee. Sa carrière académique est jalonnée d'invitations à l'étranger : Japon, Inde, Brésil, Ghana, Italie, Canada, etc. Après un
passage à l'Université de Virginie-Occidentale comme professeur d'économie
de l'énergie en 1976, il a enseigné une année à la Faculté des sciences économiques de l'Université Louis-Pasteur de Strasbourg, où il a commencé la
1

N. Georgescu-Roegen, « Economic theory and agrarian economics », Oxford Economic
Papers, février 1960, 12, pp. 1-40. Reproduit in Analytical Economics et Energy and
Economic Myths. Traduit en français in Économie rurale, janvier-mars 1967, et in La
Science économique.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 38

rédaction d'un nouvel ouvrage intitulé Bioeconomics, que doit publier prochainement Princeton University Press. Actuellement il enseigne à nouveau aux
États-Unis.

*
* *

Dans les textes qu'on va lire, on trouvera l'essentiel du contenu des
nombreuses conférences prononcées par l'auteur depuis la publication en 1971
de The Entropy Law and the Economic Process. Cet ouvrage capital place les
thèses de Georgescu-Roegen au cœur du débat sur la crise de l'énergie qui fut
ouvert, dans les milieux scientifiques, bien avant les événements de l'hiver
1973-74. On relèvera que 1971 est également l'année de parution de deux
ouvrages qui marquent l'essor d'une vision écologique de l'économie, à savoir
Environment, Power and Society de Howard T. Odum et The Closing Circle
(L'encerclement) de Barry Commoner. La convergence de ces travaux
explique l'audience grandissante des thèses de Georgescu-Roegen dans les
milieux sensibles aux aspects bioéconomiques de la problématique de l'évolution. Il est sans doute prématuré de tenter d'évaluer la place actuellement
occupée par Georgescu-Roegen tant dans la communauté internationale des
économistes que dans celle des physiciens. L'avenir seul nous dira. son
influence. D'ores et déjà, il est clair que sa pensée n'est pas un phénomène
isolé, mais se situe au contraire dans cette renaissance intellectuelle qui rejette
progressivement les dogmes du XIXe siècle et nous introduit de plain-pied
dans la culture scientifique du XXe siècle, si mal connue de nos contemporains. En outre, par son anticonformisme, Nicholas Georgescu-Roegen nous
semble appartenir à cette diaspora intellectuelle roumaine qui a déjà donné au
XXe siècle des figures aussi peu cartésiennes que Tristan Tzara, Eugen
Ionesco, Mircea Eliade, Virgil Gheorghiu, Stéphane Lupasco ou encore Emil
Cioran, ces iconoclastes de la mythologie moderne de l’Occident. C'est aussi à
nos mythes que s'en prennent les analyses de Georgescu-Roegen : la figure du
cercle et sa cosmologie ne sont-elles pas caractéristiques de la pensée mythique ? Or, la naissance de la science économique est contemporaine de « la
découverte du processus circulaire de la vie économique » 1. En démontrant la
pertinence de la thermodynamique bien comprise pour l'intelligence de l'activité économique, l'auteur de La Loi de l'Entropie et le Processus économique
intègre le « temps irrévocable » de l'irréversible dégradation physique de notre
monde et il dévoile l'historicité entropique commune aux processus biologiques et économiques qui constituent le support matériel de la vie des hommes.
1

Voir Joseph Schumpeter, Esquisse d'une histoire de la science économique, des origines
jusqu'au début du XXe, siècle, traduit de l'allemand par G.-H. Bousquet Paris, Dalloz, 2e
éd., 1972 «l'édition originale date de 1914).

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 39

Le temps de l'économie n'est plus alors celui, réversible, de la mécanique
céleste, mais celui, irréversible, de la science de la chaleur... et de la vie. La
révolution thermodynamique, contemporaine de la révolution industrielle,
achève ainsi de détruire le mythe du mouvement perpétuel que l'on retrouve
dans la plupart des grandes civilisations sous la forme de l'éternel retour.
Prendre acte de la « révolution carnotienne » et de ses conséquences bioéconomiques, c'est sans doute prendre conscience de l'une des transformations
scientifiques les plus importantes de notre temps. Issu des Réflexions sur la
puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette
puissance que Sadi Carnot 1 publia en 1824, ce bouleversement du système du
monde, longtemps occulté par le paradigme mécaniste, réclame une refonte de
notre cosmologie et de notre éthique à la mesure du bouleversement que notre
puissance militaro-industrielle a infligé à la planète.
Quant aux exigences concrètes de cette conversion, on imagine mal comment elles s'imposeront à l’humanité, voire, pour commencer, aux nations
industrielles, en l'absence d'un état de nécessité que l'auteur annonce, mais
dont il ne prédit ni la date ni les circonstances qui l'établiront. Devant l'ampleur sans précédent de la tâche, on peut avoir la tentation de se laisser aller au
fil du temps plutôt que de ramer a contre-courant mais ce serait oublier que,
selon Georgescu-Roegen c'est notre civilisation thermo-industrielle qui fonce
à contre-courant ce en quoi elle est, sur cette Terre, à nulle autre pareille.
Aussi bien, ce livre nous indique-t-il le sens dans lequel doit s'appliquer notre
effort pour que l'humanité puisse survivre et nous laisse-t-il, pour ce faire,
comme disait le poète, « le roseau vert entre les dents ».

Ivo Rens et Jacques Grinevald.

1

Voir Sadi Carnot et l'Essor de la Thermodynamique (table ronde organisée à l'occasion
du 150e anniversaire de la publication des Réflexions sur la Puissance motrice du Feu de
Sadi Carnot, École Polytechnique, Paris, 11-13 juin 1974), Paris, Éditions du CNRS,
1976. La partie « Thermodynamique et économie », introduite par Thierry de Montbrial,
contient une contribution de Georgescu-Roegen critiquant vigoureusement les analogies
et métaphores thermodynamiques de certains économistes orthodoxes.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 40

Chapitre I
La loi de l'entropie
et le problème économique

I
Retour à la table des matières

Il y a dans l'histoire de la pensée économique un événement bien curieux :
des années après que le dogme mécaniste eut perdu sa suprématie en physique
et son emprise dans le monde philosophique, les fondateurs de l'école néoclassique se sont mis à ériger une science économique sur le modèle de la
mécanique pour en faire, selon l'expression de Jevons, « la mécanique de
l'utilité et de l'intérêt individuel » 1. Et bien que la science économique ait
beaucoup avancé depuis lors, rien de ce qui est intervenu n'a fait dévier la pensée économique de l'épistémologie mécaniste qui était déjà celle des ancêtres
de la science économique orthodoxe. Preuve en soit - et elle est éclatante - la
représentation dans les manuels courants du processus économique par un
diagramme circulaire enfermant le mouvement de va-et-vient entre la production et la consommation dans un système complètement clos 2. La situation
1
2

W. Stanley Jevons, The Theory of Political Economy, 4e éd., Londres, 1924, p.. 21.
Par exemple, R.T. Bye, Principles of Economics, 5e éd., New York, 1956, p. 253; G.L.
Bach, Economics, 2e éd. Englowood Cliffs, N.Y. 1957, p. 60; J.H. Dodd, C.W. Hasek,

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 41

n'est pas différente dans les instruments analytiques qui ornent la littérature
économique orthodoxe ; eux aussi réduisent le processus économique à un
modèle mécanique qui se suffit à lui-même. Le fait pourtant évident qu'entre
le processus économique et l'environnement matériel il y a une continuelle
interaction génératrice d'histoire ne revêt aucun poids pour l'économie orthodoxe. Il en va de même pour les économistes marxistes qui jurent au nom du
dogme de Marx que tout ce que la nature offre à l'homme n'est que don
gratuit 1. Quant au fameux diagramme de la reproduction introduit par Marx,
il représente aussi le processus économique comme un ensemble absolument
circulaire et se suffisant à lui-même 2.
Toutefois, des auteurs antérieurs avaient indiqué une autre direction, tel
Sir William Petty lorsqu'il faisait valoir que le travail est le père et la nature la
mère de toute richesse 3. Toute l'histoire économique de l'humanité prouve
sans contredit que la nature elle aussi joue un rôle important dans le processus
économique ainsi que dans la formation de la valeur économique. Il est grand
temps, me semble-t-il, d'accepter ce fait et de considérer ses conséquences
pour la problématique économique de l'humanité. Car ainsi que je tenterai de
le montrer ci-après, certaines de ces conséquences revêtent une importance
exceptionnelle pour la compréhension de la nature et de l'évolution de
l'économie humaine.

II
Retour à la table des matières

Quelques économistes ont relevé que l'homme ne peut ni créer ni détruire
de la matière ou de l'énergie 4, vérité qui découle du principe de conservation
de la matière-énergie, autrement dit du premier principe de la thermodynamique. Cependant nul ne paraît avoir été frappé par la question, si troublante à la

1
2
3

4

T.J. Hailstones, Economics, Cincinnati, 1957, p. 125 ; R.M. Havens, J.S. Henderson, D.L.
Cramer, Economics, New York, 1966, p. 4; Paul A. Samuelson, Economics, 8e éd., New
York, 1970, p. 42. (Le lecteur français peut consulter aisément la traduction française de
Samuelson, L'Économique, Paris, Librairie Armand Colin, tome 1, 1968, p. 79. N.d.T.)
Karl Marx, Le Capital, in Oeuvres de Karl Marx, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. I, 1963,
p. 931, et passim.
Ibidem, tome II, Paris, 1968, pp. 501 et ss.
C.H. Hull, éd. The Economic Writings of Sir William Petty, 2 vols, Cambridge, 1899,
tome II, p. 377. Curieusement, Marx poursuit l'idée de Petty, mais il proclame que la
nature ne fait qu' « aider à créer la valeur d'usage sans contribuer à la formation de la
valeur d'échange ».
Par exemple, Alfred Marshall, Principles of Economics, 8e éd., New York, 1924, p. 63.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 42

lumière de cette loi: « Que fait alors le processus économique ? » Tout ce que
l'on trouve dans la littérature économique usuelle, c'est une remarque decidelà selon laquelle l'homme ne peut produire que des utilités, remarque qui ne
fait en réalité qu'accentuer la difficulté. Comment est-il possible que l'homme
produise quelque chose de matériel étant donné qu'il ne peut produire ni
matière ni énergie ?
Pour répondre à cette question, considérons le processus économique
comme un tout et d'un point de, vue strictement physique. Ce que nous devons
relever tout d'abord, c'est que ce processus est un processus partiel qui, à
l'instar de tout processus partiel, est circonscrit par une frontière au travers de
laquelle de la matière et de l'énergie sont échangées avec le reste de l'univers
matériel 1. La réponse à la question sur ce que fait ce processus matériel est
simple : il ne produit ni ne consomme de la matière-énergie ; il se limite à
absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement. C'est ce que la
pure physique nous enseigne. Toutefois, la science économique - disons-le
haut et fort - n'est pas de la pure physique ni même de la physique tout court.
Nous pouvons espérer que même les partisans les plus acharnés de la thèse
selon laquelle les ressources naturelles n'ont rien à voir avec la valeur finiront
par admettre qu'il y a une différence entre ce qui est absorbé dans le processus
économique et ce qui en sort. Et cette différence, bien sûr, ne peut être que
qualitative.
L'économiste non orthodoxe que je suis ajouterait que ce qui entre dans le
processus économique consiste en ressources naturelles de valeur et que ce
qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur. Or, cette différence qualitative se trouve confirmée, quoique en termes différents, par une branche particulière et même singulière de la physique connue sous le nom de thermodynamique. Du point de vue de la thermodynamique, la matière-énergie absorbée
par le processus économique l'est dans un état de basse entropie et elle en sort
dans un état de haute entropie 2.
Ce n'est pas une tâche aisée que d'expliquer en détail ce que signifie
l'entropie. Il s'agit d'une notion si complexe que, à en croire une autorité en
thermodynamique, elle « n'est pas facilement comprise par les physiciens euxmêmes » 3. Et ce qui accroît les difficultés, non seulement pour le profane
mais également pour toute autre personne, c'est que ce terme circule de nos
1

2

3

Sur le problème de la représentation analytique d'un processus, voir mon ouvrage The
Entropy Law and the Economic Process (1971), [chapitre IX, The analytical
representation of process and the economics of production], pp. 211-231.
Cette distinction, ainsi que le fait que personne ne voudrait échanger des ressources
naturelles pour des déchets, infirme l'affirmation de Marx selon laquelle « aucun chimiste
n'a jamais découvert la valeur d'échange dans une perle ou un diamant ».
D. ter Haar, « The quantum nature of matter and radiation », in R.J. Blin-Stoyle et al.,
eds., Turning Points in Physics, (Amsterdam, 1959), p. 37.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 43

jours avec différentes significations dont toutes ne sont pas associées à une
fonction physique 1.
Dans une édition récente du Websters Collegiate Dictionnary (1965), on
trouve trois acceptions sous la rubrique « entropie ». Et qui plus est la définition de l'acception pertinente pour le processus économique est de nature à
embrouiller plutôt qu'à éclairer le lecteur en ce qu'elle parle d' « une mesure de
l'énergie inutilisable dans un système thermodynamique clos qui est fonction
de l'état du système, de telle sorte qu'une variation dans cette mesure correspond à un changement dans le taux de l'accroissement de la chaleur prise à la
température absolue à laquelle elle est absorbée ». Mais, comme pour prouver
que tout progrès n'est pas nécessairement une amélioration, certaines éditions
antérieures du même dictionnaire fournissent une définition plus intelligible.
Celle que nous lisons dans l'édition de 1948 - « une mesure de l'énergie inutilisable dans un système thermodynamique » - ne peut satisfaire le spécialiste,
mais conviendrait à des fins générales 2. Et il est relativement facile d'expliquer à présent dans les grandes lignes ce que signifient les mots d' « énergie
inutilisable ».
L'énergie se présente sous deux états qualitativement différents, l'énergie
utilisable ou libre, sur laquelle l'homme peut exercer une maîtrise presque
complète, et l'énergie inutilisable ou liée, que l'homme ne peut absolument pas
utiliser. L'énergie chimique contenue dans un morceau de charbon est de
l'énergie libre parce que l'homme peut la transformer en chaleur,ou, s'il le veut
en travail mécanique. Mais la quantité fantastique d'énergie thermique contenue dans l'eau des mers, par exemple, est de l'énergie liée. Les bateaux naviguent à la surface de cette énergie mais, pour ce faire, ils ont besoin de
l'énergie libre d'un quelconque carburant ou bien du vent.
Lorsqu'on brûle un morceau de charbon, son énergie chimique ne subit ni
diminution ni augmentation. Mais son énergie libre initiale s'est tellement
dissipée sous forme de chaleur, de fumée et de cendres, que l'homme ne peut
plus l'utiliser. Elle s'est dégradée en énergie liée. L'énergie libre est de l'énergie qui manifeste une différence de niveau telle que l'illustre tout simplement
la différence entre les températures intérieure et extérieure d'une chaudière.
L'énergie liée est au contraire, de l'énergie chaotiquement dissipée. Il est
possible d'exprimer cette différence d'une autre façon encore. L'énergie libre
implique une certaine structure ordonnée comparable à celle d'un magasin où
1

2

Le mot « entropie » a été récemment popularisé avec le sens de « quantité d'information ». On trouvera une argumentation à l'appui du caractère trompeur de ce terme et une
critique de la prétendue relation établie entre l'information et l'entropie physique dans
mon ouvrage The Entropy Law and the Economic Process, appendice B, Ignorance,
information and entropy, pp. 388-406.
En France, le Lexis (Larousse, 1975) donne comme définition : « grandeur qui, en
thermodynamique, permet d'évaluer la dégradation de l'énergie d'un système » (N.d.T.).

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 44

toutes les viandes se trouvent sur un comptoir, les légumes sur un autre, etc.
L'énergie liée est de l'énergie dispersée en désordre, comme le même magasin
après avoir été frappé par une tornade. C'est la raison pour laquelle l'entropie
se définit aussi comme une mesure de désordre. Elle rend compte du fait que
la feuille de cuivre comporte une entropie plus basse que celle du minerai d'où
elle a été extraite.
La distinction entre énergie libre et énergie liée est assurément anthropomorphique. Mais ce fait ne devrait pas troubler ceux qui étudient l'homme non
plus d'ailleurs que ceux qui étudient la matière sous sa forme la plus simple.
Tout élément. par lequel l'homme cherche à entrer mentalement en contact
avec la réalité ne peut être qu'anthropomorphique. Seulement il se trouve que
le cas de la thermodynamique est plus frappant. Car ce fut bien la distinction
économique entre les choses ayant une valeur économique et les déchets qui
suggéra la distinction thermodynamique et non point l'inverse. En effet la
science de la thermodynamique est née d'un mémoire de 1824 dans lequel
l'ingénieur français Sadi Carnot a étudié pour la première fois l'économie des
machines à feu. La thermodynamique a donc débuté comme une physique de
la valeur économique et elle l'est restée en dépit des nombreuses contributions
ultérieures, d'une nature plus abstraite.

III
Retour à la table des matières

Grâce au mémoire de Carnot; le fait élémentaire que la chaleur s'écoule
par elle-même du corps le plus chaud au corps le plus froid a acquis une place
parmi les vérités reconnues par la physique. Plus important encore a été par la
suite la reconnaissance de la vérité complémentaire suivante : une fois que la
chaleur d'un système clos s'est diffusée au point que la température est devenue uniforme dans le système tout entier, la diffusion de la chaleur ne peut
être inversée sans intervention extérieure. C'est ce qui arrive avec des cubes de
glace dans un verre, qui, une fois fondus, ne se reformeront pas d'eux-mêmes.
D'une façon générale, l'énergie thermique libre d'un système clos se dégrade
continuellement et irrévocablement en énergie liée. L'extension de cette pro4priété de l'énergie thermique à toutes les autres formes d'énergie conduisit au
Deuxième Principe de la Thermodynamique, appelé aussi la Loi de l'Entropie.
Cette loi stipule que l'entropie (c'est-à-dire la quantité d'énergie liée) d'un

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 45

système clos croît constamment ou que l'ordre d'un tel système se transforme
continuellement en désordre.
La référence à un système clos est fondamentale. Représentons-nous un tel
système, soit une pièce avec une cuisinière électrique et une casserole d'eau
qui vient de bouillir. Ce que la Loi de l'Entropie nous apprend tout d'abord,
c'est que la chaleur de l'eau bouillie se dissipera continuellement dans le système. Pour finir, ce dernier parviendra à un équilibre thermodynamique, c'est-àdire à un état dans lequel la température est partout uniforme et où toute
l'énergie est liée. C'est ce qu'il advient de toute espèce d'énergie dans un
système clos. L'énergie chimique libre d'un morceau de charbon, par exemple,
se dégradera finalement en énergie liée même si le charbon reste dans la terre.
L'énergie libre subira le même sort dans tous les cas.
Cette loi nous apprend aussi que, une fois l'équilibre thermodynamique
atteint l'eau ne commencera pas à bouillir d'elle-même 1. Mais, comme chacun
le sait nous pouvons la refaire bouillir en allumant la cuisinière. Il n'en résulte
pas pour autant que nous avons vaincu la Loi de l'Entropie. Si l'entropie de la
pièce a baissé par suite de l'écart de température causé par l'eau bouillante,
c'est seulement parce que de la basse entropie a été transférée de l'extérieur à
l'intérieur du système. Et si nous incluons le réseau électrique dans ce système, l'entropie du nouveau système ainsi constitué doit avoir augmenté comme
le veut la Loi de l'Entropie. Cela signifie que la baisse de l'entropie de la pièce
n'a pu être obtenue qu'au prix d'un accroissement plus important de l'entropie
ailleurs.
Certains auteurs, impressionnés par le fait que les organismes vivants
restent presque inchangés pendant de courtes périodes de temps, ont avancé
l'idée que la vie échappe à la Loi de l'Entropie. Certes, il se pourrait que la vie
eût des propriétés irréductibles aux lois physiques ; mais l'idée même qu'elle
pourrait violer les lois régissant la matière - ce qui est tout différent - relève de
1

Ce point de vue appelle quelques précisions techniques. L'opposition entre la loi de
l'entropie avec son changement qualitatif unidirectionnel - et la mécanique - où tout peut
se mouvoir indifféremment dans un sens ou dans l'autre, sans pour autant s'altérer - est
acceptée par tous les physiciens et tous les philosophes des sciences. Néanmoins, le
dogme mécaniste a maintenu son emprise (et la maintient encore) sur l'activité scientifique après même que la physique l'a renié. Il en est résulté que la mécanique a bientôt été
réintroduite dans la thermodynamique en compagnie de la probabilité.
Or, c'est la plus étrange compagnie qui se puisse trouver, car le hasard est l'antithèse
même de la nature déterministe des lois de la mécanique. Bien sûr, le nouvel édifice,
connu sous le nom de mécanique statistique, ne pouvait à la fois abriter la mécanique et
exclure la réversibilité. Aussi la mécanique statistique doit-elle enseigner qu'une casserole d'eau pourrait se mettre à bouillir d'elle-même, idée qu'elle escamote toutefois en
arguant qu'un tel miracle n'a jamais été observé en raison de sa probabilité extrêmement
faible, Cette attitude a facilité la croyance en la possibilité de convertir de l'énergie liée en
énergie libre ou, comme P.W. Bridgman le dit spirituellement, de faire de la contrebande
d'entropie. Pour une critique des paralogismes de la mécanique statistique et des diverses
tentatives faites pour les rapiécer, voir mon ouvrage The Entropy Law and the Economic
Process, ch. VI, Entropy, order, and, probability, pp. 141-169.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 46

l'absurdité pure. La vérité est que tout organisme vivant s'efforce seulement de
maintenir constante sa propre entropie. Et dans la mesure où il y parvient il le
fait en puisant dans son environnement de la basse entropie afin de compenser
l'augmentation de l'entropie à laquelle son organisme est sujet comme tout
autre structure matérielle. Mais l'entropie du système total, constitué par
l'organisme et son environnement ne peut que croître. En réalité, l'entropie
d'un système croît plus vite s'il y a de la vie que s'il n'y. en a pas. Le fait que
tout organisme vivant combat la dégradation entropique de sa propre structure
matérielle peut bien constituer une propriété caractéristique de la vie, irréductible aux lois du monde matériel ; il n'en constitue pas pour autant une
violation de ces lois.
Pratiquement tous les organismes vivent de basse entropie sous une forme
trouvée immédiatement dans l'environnement. L'homme est l'exception la plus
flagrante: il cuit la plus grande partie de sa nourriture et transforme aussi les
ressources naturelles en travail mécanique ou en divers objets d'utilité. Ici
encore, il nous faut éviter d'être induits en erreur. L'entropie du métal qu'est le
cuivre est plus basse que celle du minerai dont il est extrait mais cela ne signifie pas que l'activité économique de l'homme échappe à la Loi de l'Entropie.
Le raffinage du minerai est plus que compensé par l'accroissement de l'entropie de l'environnement. Les économistes aiment à dire que l'on ne peut rien
avoir pour rien. La Loi de l'Entropie nous enseigne que la règle de la vie
biologique et dans le cas de l'homme, de sa continuation économique, est
beaucoup plus sévère. En termes d'entropie, le coût de toute entreprise biologique ou économique est toujours plus grand que le produit. En termes
d'entropie, de telles activités se traduisent nécessairement par un déficit.

IV

Retour à la table des matières

Ce que nous avons dit plus haut du processus économique, à savoir que,
d'un point de vue purement physique, il ne fait que transformer des ressources
naturelles de valeur (basse entropie) en déchets (haute entropie) est donc
parfaitement établi. Mais, il nous reste à résoudre l'énigme du pourquoi d'un
tel processus. Et l'énigme subsistera tant que nous ne verrons pas que le véritable produit économique du processus économique n'est pas un flux matériel

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 47

de déchets mais un flux immatériel: la joie de vivre. 1 Si nous ne reconnaissons pas l'existence de ce flux, nous ne sommes pas dans le monde économique. Et nous n'avons pas davantage une vue d'ensemble du processus
économique si nous ignorons le fait que ce flux - qui en tant que sensation
entropique doit caractériser la vie à tous ses niveaux - n'existe qu'aussi longtemps qu'il peut se nourrir de basse entropie puisée dans l'environnement. Et si
nous faisons un pas de plus, nous découvrons que tout objet présentant une
valeur économique - qu'il s'agisse d'un fruit tout juste cueilli sur un arbre, d'un
vêtement ou d'un meuble - comporte une structure hautement ordonnée, donc
une basse entropie 2.
Il y a plusieurs leçons à tirer de cette analyse. La première, c'est que la
lutte économique de l'homme se concentre sur la basse entropie de son environnement. La seconde, c'est que la basse entropie de l'environnement est rare,
dans un sens différent de la rareté de la terre au sens de Ricardo. Cette
dernière et les dépôts de charbon sont certes disponibles l'un et l'autre en
quantités limitées. Mais ce qui fait-la différence, c'est que le charbon ne peut
être utilisé qu'une seule fois. Et en réalité, c'est la Loi de l'Entropie qui explique pourquoi une machine (et même un organisme biologique) finit par s'user
et doit être remplacée par une nouvelle machine, ce qui signifie une ponction
supplémentaire de basse entropie dans l'environnement. Le fait de puiser constamment dans les ressources naturelles n'est pas sans incidence sur l'histoire. Il
est même, à long terme, l'élément le plus important du destin de l'humanité.
Par exemple, c'est en raison du caractère irrévocable de la dégradation entropique de la matière-énergie que les peuples originaires des steppes asiatiques,
dont l'économie était fondée sur l'élevage du mouton, commencèrent leur
grande migration au début du premier millénaire de notre ère. De même, la
pression à laquelle étaient soumises les ressources naturelles a joué, sans
aucun doute, un rôle dans d'autres migrations, y compris celles des Européens
vers le Nouveau Monde. Il est possible que les efforts prodigieux pour atteindre la lune correspondent aussi à l'espoir plus ou moins conscient de trouver
l'accès à des sources nouvelles de basse entropie. C'est aussi en raison de la
rareté particulière de la basse entropie dans l'environnement que, dès l'aube de
l'histoire, l'homme a continuellement cherché à inventer des moyens
susceptibles de mieux capter la basse entropie. Dans la plupart des inventions
humaines - quoique non point dans toutes - on peut voir se dessiner une
meilleure économie de basse entropie.

1
2

C'est ainsi que l'auteur exprime en français sa formule « the enjoyment of life » que l'on
trouve dans l'original anglais (N.d.T.).
Cela ne signifie pas que tout ce qui est de basse entropie a de la valeur économique. Les
champignons vénéneux aussi ont une basse entropie. La relation entre basse entropie et
valeur économique est semblable à celle existant entre valeur économique et prix. Un
objet ne peut avoir de prix que s'il a une valeur économique et il ne peut avoir de valeur
économique que si son entropie est basse. Mais la réciproque n'est pas vraie.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 48

Rien ne saurait donc être plus éloigné de la vérité que l'idée du processus
économique comme d'un phénomène isolé et circulaire ainsi que le représentent les analyses tant des marxistes que des économistes orthodoxes. Le processus économique est solidement arrimé à une base matérielle qui est soumise à des contraintes bien précises. C'est à cause de ces contraintes que le
processus économique comporte une évolution irrévocable à sens unique.
Dans le monde économique, seule la monnaie circule dans les deux sens d'un
secteur économique à l'autre (bien que, à la vérité, même la monnaie métallique s'use lentement de sorte que son stock doit être continuellement réapprovisionne par prélèvement dans les dépôts de minerais). À la réflexion, il
apparaît donc que les économistes des deux obédiences ont succombé au pire
fétichisme économique, le fétichisme de la monnaie.

V
Retour à la table des matières

La pensée économique a toujours été influencée par les problèmes économiques d'actualité. Elle a aussi reflété - avec un certain décalage - le mouvement des idées dans les sciences de la nature. Nous en voulons pour preuve le
fait que, lorsque les économistes commencèrent à ignorer l'environnement
naturel dans leur représentation du processus économique, cette évolution
refléta un tournant dans la disposition d'esprit du monde intellectuel tout
entier. Les réalisations sans précédent de la Révolution Industrielle avaient si
bien impressionné tout le monde quant à ce que l'homme peut faire avec l'aide
des machines que l'attention générale se confina sur l'usine. L'avalanche de
découvertes scientifiques spectaculaires déclenchées par les nouveaux moyens
techniques renforça cette admiration générale pour la puissance de la technologie. Elle induisit aussi les intellectuels à surestimer, et finalement à trop
faire miroiter, les pouvoirs de la science. Naturellement hissé sur un tel piédestal, nul ne pouvait même concevoir l'existence d'obstacles réels inhérents à
la condition humaine.
La simple vérité est différente. Même la durée d'existence de l'espèce
humaine ne représente qu'un clin d'œil par rapport à celle d'une galaxie. Et
même en misant sur le progrès dans les voyages extra-terrestres, l'humanité
restera confinée à un coin de l'espace. La nature biologique de l'homme
assigne d'autres limites à ce qu'il peut faire. Une température trop haute ou
trop basse est incompatible avec son existence. Il en va de même de plusieurs

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 49

radiations. Non seulement l'homme ne peut atteindre les étoiles, mais il ne
peut même pas atteindre une seule particule élémentaire, non plus qu'un seul
atome.
C'est précisément parce qu'il a senti, quoique obscurément que sa vie
dépend de basse entropie rare et irrémédiable que l'homme a constamment
nourri l'espoir de pouvoir découvrir une force se perpétuant d'elle-même. La
découverte de l'électricité en conduisit plusieurs à croire que l'espoir s'était
effectivement réalisé. Par suite de l'étrange mariage de la thermodynamique
avec la mécanique, certains se mirent à songer sérieusement à des méthodes
pour délier de l'énergie liée 1. La découverte de l'énergie atomique déclencha
une nouvelle vague d'optimisme chez ceux qui espérèrent que, cette fois, on
avait vraiment maîtrisé une puissance se perpétuant d'elle-même. La pénurie
d'électricité qui affecte New York et qui s'étend graduellement aux autres
villes devrait suffire à nous faire déchanter. Les théoriciens de la physique
nucléaire, comme les responsables de centrales atomiques, attestent que cela
se ramène à un problème de coût ce qui, dans la perspective de cette étude,
signifie un problème de bilan entropique.
Avec des savants prêchant que la science peut éliminer toutes les limitations pesant sur l'homme et avec des économistes leur emboîtant le pas en ne
reliant pas l'analyse du processus économique aux limitations de l'environnement matériel de l'homme, il ne faut pas s'étonner si nul n'a réalisé que nous
ne pouvons produire des réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à
réaction « meilleurs et plus grands » sans produire aussi des déchets « meilleurs et plus grands ». 2
Aussi bien, lorsque tout le monde (dans les pays avec une production
industrielle toujours « meilleure et plus grande ») dut se rendre à l'évidence
littéralement aveuglante de la pollution, les scientifiques et les économistes
furent pris au dépourvu. Et même à présent nul ne paraît voir que la cause de
tout cela réside dans le fait que nous avons négligé de reconnaître la nature
entropique du processus économique. La meilleure preuve en est que les
diverses autorités responsables de la lutte contre la pollution s'efforcent à
présent, de nous insuffler l'idée de machines et de réactions chimiques ne produisant pas de déchets et d'autre part, la conviction que le salut dépend d'un
perpétuel recyclage de déchets. En principe au moins, il n'est pas contestable
que nous puissions recycler l'or dispersé dans le sable des mers tout autant que
l'eau bouillie dans mon exemple antérieur. Mais, dans l'un et l'autre cas, nous
devons utiliser une quantité supplémentaire de basse entropie bien plus

1
2

Voir la note 12, ci-dessus.
« Bigger and better » est outre-Atlantique, une expression courante qui caractérise
l'idéologie américaine (N.d.T.).

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995 50

considérable que la baisse d'entropie obtenue par ce qui est recyclé. Car il n'y
a pas plus de recyclage gratuit qu'il n'y a d'industrie sans déchets.

VI
Retour à la table des matières

Le globe terrestre auquel l'espèce humaine est attachée flotte, pour ainsi
dire, dans un réservoir cosmique d'énergie libre, qui pourrait bien être infini.
Mais, pour les raisons énumérées dans la section précédente, l'homme ne peut
avoir accès à toute cette fantastique réserve d'énergie libre, non plus qu'à
toutes les formes possibles d'énergie libre. L'homme ne peut, par exemple,
puiser directement dans l'immense énergie thermonucléaire du soleil. Le plus
grave obstacle (valable aussi pour l'usage industriel de la « bombe à hydrogène ») réside dans le fait qu'aucun récipient matériel ne peut résister à la
température de réactions thermonucléaires massives. De telles réactions ne
peuvent avoir lieu que dans un espace libre.
L'énergie libre à laquelle l'homme peut avoir accès vient de deux sources
distinctes. La première d'entre elles est un stock, le stock d'énergie libre des
dépôts minéraux dans les entrailles de la Terre. La seconde source est un flux,
le flux du rayonnement solaire intercepté par la Terre. Il convient de bien
relever plusieurs différences entre ces deux sources. L'homme a une maîtrise
presque complète de la dot terrestre; il serait même concevable qu'il l'épuisât
en une seule année. Mais l'homme n'a le contrôle du flux du rayonnement
solaire pour aucune fin pratique. Il ne peut pas davantage utiliser maintenant
le flux de l'avenir. Une autre asymétrie entre les deux sources réside dans leurs
rôles spécifiques. Seule la source terrestre nous fournit les matériaux de basse
entropie avec lesquels nous fabriquons nos biens les plus importants. En
revanche, le rayonnement solaire est la source première de toute vie sur Terre
qui dépend de la photosynthèse chlorophyllienne. Enfin, le stock terrestre est
une piètre source au regard de celle constituée par le soleil. Selon toute
probabilité, la vie active du soleil - c'est-à-dire la période pendant laquelle la
Terre recevra un flux d'énergie solaire d'une intensité appréciable - durera
encore quelque cinq milliards d'années 1. Mais, aussi incroyable que cela

1

George Garnow, Matter, Earth, and Sky, Englewood Cliffs, N.J., 1958, p. 493 et ss.


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