adplus-dvertising


Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10 mars 2012 PDF


À propos / Télécharger Lire le document
Nom original: Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf

Ce fichier au format PDF 1.4 a été généré par Adobe InDesign CS4 (6.0.6) / Adobe PDF Library 9.0, et a été envoyé sur Fichier-PDF le 03/09/2015 à 11:03, depuis l'adresse IP 87.231.x.x. La présente page de téléchargement du fichier a été vue 842 fois.
Taille du document: 1.1 Mo (8 pages).
Confidentialité: fichier public





Aperçu du document


Le regard

hors les murs
Karim Basbous

La vue captive
Les écrivains ont célébré depuis Virgile les grandeurs de la terre. Les
peintres, qui ont fait entrer la nature dans leur vision d’abord comme
fond de scène – Giotto, Van Eyck –, lui ont par la suite accordé une
place de plus en plus grande dans l’espace de la toile, pour en faire un
sujet à part entière avec notamment Patinir et Poussin. Ainsi se sont
formés au fil du temps des genres littéraires – bucoliques, récits arcadiens, descriptions de voyages – aussi bien que des genres picturaux
– le pittoresque, la pastorale –, tous inspirés par le locus amoenus, le
« lieu agréable » dont la Méditerranée nous a donné le goût. En
revanche, l’architecture, qui est de fait un art situé, souvent entourée
des belles contrées – qu’elle n’a pas à inventer –, s’est longtemps
détournée de la vue des étendues. Comme si elle était plus occupée à
se regarder elle-même, à se référer à elle-même, qu’à regarder le
monde. Si bien que l’édifice et le paysage, ces deux réalités qui se

côtoient, n’ont que très rarement fait l’objet d’une même représentation
dans le travail de conception architecturale en Occident. Cela se
confirme surtout dans le type de dessin qui nous intéresse ici : avant
le xxe siècle, les croquis d’étude représentant l’intérieur ont rarement
intégré la vision des alentours. Ce fut longtemps à la peinture que
revenait la fonction d’« ouvrir une fenêtre », selon la célèbre métaphore
par laquelle Leon Battista Alberti décrit le commencement d’un
tableau1. Depuis lors, les peintres ont joué d’ailleurs du thème de la
fenêtre de manière récursive en peignant des scènes d’intérieur contenant elles-mêmes des fenêtres. Mais qu’en est-il du regard vers le
dehors dans le dessin de conception architecturale, et par extension,
dans les édifices ? L’histoire des maisons, des textes et des dessins
recèle les éléments de réponse à cette question.

27

C’est le thème de la villa qui met à nu le rapport de l’édifice au grand
paysage. Bien que le choix d’implantation des villégiatures nobiliaires,
dans l’Antiquité comme à la Renaissance, ait été dicté par la qualité
géographique des lieux, la jouissance visuelle des alentours – laquelle
constitue une des occupations majeures du « temps libre » que les
Romains appelaient otium – semble principalement réservée aux
déambulations extérieures, aux portiques et loggias. L’absence de
représentation du site est particulièrement significative dans le dessin
d’intérieur, qui constitue le type de représentation qui nous intéresse
ici2. Les fenêtres y apparaissent comme des scotomes, « refermant » la
représentation aux endroits mêmes où le percement du mur est censé
ouvrir sur une profondeur extérieure. Vue de l’intérieur, l’enceinte est
conçue pour enclore non seulement l’espace, mais aussi la vision. Les
ouvertures sont des « parenthèses » aveugles dans la figure globale du
mur. Le règne de la fenêtre verticale (en tant que mode d’ouverture),
la richesse ornementale des surfaces murales – trumeaux, impostes –
retiennent le regard, l’occupent, faisant de la « pièce » une petite totalité,
un lieu fini, et par conséquent fermé. Ainsi Alberti décrivait-il l’édifice
comme un corps lui-même composé d’édifices plus petits3. Lorsque
l’édifice est un « monde » en lui-même, il n’a pas autant besoin du
monde pour y puiser la raison de sa composition.
En nous penchant sur les textes de la Renaissance, on peut vérifier
que nulle mention du regard n’intervient dans la conception des
fenêtres (leur emplacement, leurs dimensions). Les théoriciens de la
Renaissance érigent la vue au-dessus de tous les sens, et l’invention
de la perspective rapproche la représentation de l’œil humain, certes,
mais son utilisation est réservée à la peinture4. L’anthropomorphisme
sur lequel s’appuient les théories d’architecture témoigne d’une considération de l’homme, mais l’homme dont il s’agit est un modèle harmonique, une métaphore. Il ne s’agit pas, en principe, de l’individu, et
encore moins de l’usager que l’édifice aurait la charge d’accueillir. On
relèvera d’ailleurs l’absence de toute silhouette humaine au sein des
représentations d’intérieur, ce qui témoigne d’une certaine indépendance – d’une certaine indifférence oserait-on dire – de l’édifice à
l’égard du corps qui le parcourt5.
Dans son traité d’architecture, Andrea Palladio accorde un chapitre à
la fenêtre, mais sans mentionner ce qu’elle montre. Il définit un ratio
minimal et un ratio maximal de fenestration au sein d’une pièce. Le
premier repose sur le niveau d’obscurité acceptable, le second sur
celui de la température6. Dans le langage classique la fenêtre n’existe
pas pour elle-même ; elle appartient avant tout au mur qu’elle a la
charge de rythmer. Elle s’éloigne autant que possible des angles, qui
assurent la solidité de l’ouvrage7. L’ouverture représente au demeurant
une brèche dans la sécurité du logis. Parmi les nombreux croquis de
Michel-Ange, seuls les projets de fortifications attestent d’une prise en
compte des cônes de vision orientés vers l’extérieur dans la formation
du plan lui-même. Exception faite de telles nécessités sécuritaires –

Michel-Ange, projet de fortification d’une porte, Florence.

1. Leon Battista Alberti, De pictura, 1436.
2. À titre d’exemple, voir Wolfgang Lotz, « The Rendering of the Interior in Architectural
Drawing of the Renaissance », Studies in Italian Renaissance Architecture, Boston, MIT
Press, 1977, p. 1-65.
3. Leon Battista Alberti, De re ædificatoria, Florence, 1485, I, 2. Édition consultée : L’Art
d’édifier, traduit par Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil, 2004, p. 58.
4. Ibid., II, 2, p. 99.
5. Voir notamment dans Lotz, « The Rendering of the Interior in Architectural Drawing
of the Renaissance », op. cit. Jusqu’au xxe siècle, le projet n’acquiert pas ce réflexe qui
consiste à représenter un « grouillot » (personnage) aussitôt que les lignes de la coupe
prennent forme, comme il est d’usage depuis le xxe siècle, par lequel l’architecture se
dessine selon la mesure humaine.

28

surveiller les environs aux abords des bastions –, le regard n’est pas
censé vouloir s’échapper au-dehors. Aux époques ultérieures, des
édifices types tels que le pavillon baroque avec ses larges portesfenêtres ou le château du xviiie siècle avec son salon arrondi en saillie
marquent une certaine ouverture sur le territoire, certes, mais leur plan
obéit encore à des principes d’ordonnance par lesquels la composition
architecturale demeure « fermée8 ». La lumière entre par la fenêtre,
mais le regard n’en sort pas.
Dans le Dictionnaire de Quatremère de Quincy, l’article « fenêtre »
n’évoque pas la vision : « Nom général que l’on donne à toute ouverture
ayant pour principal objet d’introduire la lumière du jour dans l’intérieur des édifices9. » Considérée comme un module de composition
murale, la fenêtre acquiert ses dimensions en fonction d’un équilibre
entre le vide et le plein. Dans le dimensionnement de la largeur des
trumeaux (qui détermine de facto celle des fenêtres), le croquis
tâtonne dans une plage de variation délimitée par un minima
constructif (des trumeaux trop étroits menaceraient la solidité), et un
maxima esthétique et moral10. Les autres entrées du Dictionnaire n’en
disent pas davantage sur le plaisir de l’œil11.

Dans la tradition classique, l’édifice adresse à l’extérieur un visage
sous la forme d’une façade, mais il s’agit d’un visage sans yeux. Le
regard est assigné à résidence, et tout un cortège d’éléments décoratifs
– moulures, motifs, fresques – est mobilisé pour le distraire. Les
ouvertures sont des surfaces troubles. Il nous est aujourd’hui naturel
d’associer le verre des fenêtres à la transparence. Or ce n’est que
depuis la fin du xixe siècle que les techniques de coulage ont permis
de maîtriser la planéité de la « glace », permettant une transparence
parfaite, c’est-à-dire dépourvue de déformation (toute déformation du
matériau entraînant une déformation de ce qui est vu à travers).
Cependant ce matériau exceptionnel demeura longtemps réservé aux
miroirs et à quelques baies, la plupart des fenêtres habituelles étant
construites avec du « verre à vitre », lequel était moins plan, car non
abrasé, non poli et non douci12.

6. « Delle misure delle porte e delle finestre », Andrea Palladio, I Quattro libri
dell’architettura, Venise, Domenoco de’Franceschi, 1570, I, 25. Édition consultée :
traduction de l’italien par Roland Fréart de Chambray, Paris, Flammarion, 1997, p. 74 sq.
7. Ibid., I, XXV, p. 76. Rappelons que dans les constructions appareillées –
principalement composées de briques ou de pierres –, la fenêtre affaiblit le mur.
8. Cf. le chapitre « L’ordre fermé » dans Jacques Lucan, Composition, non-composition,
Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.
9. Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, Dictionnaire historique d’architecture,
Paris, Joseph Gibert, 1832, I, 618.
10. Depuis l’extérieur, une largeur trop importante des trumeaux entraînerait un
« caractère de pesanteur », et de l’intérieur elle rendrait les pièces trop sombres.

11. Ni « Paysage » ni « Cadrage » n’y figurent. L’article « Extérieur » ne mentionne que
l’aspect extérieur d’un bâtiment, et non ce que l’on voit depuis l’intérieur (ibid., I, 619,
article « Fenêtre »), tandis que celui de « Vue » se divise en deux grands sections : l’une
porte sur les vues du dessin, l’autre commence par « Sous son acception ordinaire dans
l’art de bâtir les maisons, ce mot signifie une ouverture par laquelle on reçoit le jour »,
puis mentionne brièvement un statut issu du positionnement de l’édifice dans un
contexte urbain (maison ayant vue sur cour ou sur rue). Ibid., II, article « Vue ».
Quatremère enchaîne par une liste des vues (vue de prospect, vue dérobée, vue enfilée),
mais il s’agit toujours de définir une fonction pratique ou un mode de distribution.
Enfin, l’article « Ouverture » ne mentionne pas le rapport à l’extérieur.
12. Ce n’est que depuis la production du verre flotté sur bain d’étain, autour de 1960,
que la distinction entre le verre à vitre et la glace fut abolie au profit d’une seule
technique. Je remercie Maurice Hamon et l’entreprise Saint-Gobain de m’avoir éclairé
à ce sujet.

29

Exoscopie
L’invention d’un matériau ne détermine pas l’invention d’un genre
d’espace, elle en permet simplement la possibilité, dans l’attente qu’un
esprit imaginatif vienne transformer un fait technique en une œuvre.
Le Corbusier « arrive » au moment où les fruits de la révolution industrielle sont déjà mûrs, mais encore largement inexploités quant à leur
potentiel architectural. Il va utiliser le progrès des industries verrières
au service d’un projet « existentiel » ambitieux : retourner le regard vers
le dehors, lui offrir le point de fuite et la ligne d’horizon qui étaient
traditionnellement réservés à la peinture. Mais le projet corbuséen va
plus loin encore : le dehors n’est pas simplement observé, il est
absorbé, « capturé » par l’ouverture. La demeure de l’homme n’est plus
tant la maison en elle-même que le paysage, rappelant le jardin
d’Éden. Le croquis de Le Corbusier ne montre pas le « face-à-face »
entre un observateur et une scène observée, mais une scène globale,
unie, raccourcie, comme un « résumé » du monde. En cela, le geste
corbuséen rappelle la quête d’Henri Matisse, dont les « fenêtres »
peintes à Collioure ou à Tanger ne se contentent pas de regarder audehors. Elles mobilisent la couleur pour amalgamer les collines, les
toits et les voiliers aux objets domestiques. Invités par la fenêtre et
happés par la couleur, les éléments lointains participent de l’intimité
de la pièce au même titre que le vase, le pot de fleur ou la chaise. Ce
qui est à portée du regard et ce qui est à portée de main partagent les
mêmes « aplats ». Par ce moyen, Matisse restitue à l’œil le pouvoir de
réunir des objets qui, considérés sous le prisme perspectif ou sur un
plan cartographique, sont séparés, dispersés. « Pour mon sentiment,
dit-il, l’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma
chambre atelier et le bateau qui passe vit dans le même espace que les
objets familiers autour de moi, le mur et la fenêtre ne créent pas deux
mondes différents13. » La qualité d’un lieu – en l’occurrence d’un intérieur – se mesure ici à l’aune d’une vision oublieuse des systèmes de
coordonnées spatiales, afin de retrouver, dans la planéité du tableau,
une certaine confusion qui rappelle l’énigme de l’apparence. La perspective organisait une représentation de la profondeur, le fauvisme
quant à lui travaille au « resserrement » du monde. Le croquis corbuséen
trahit une obsession analogue, comme si l’architecte voulait atteindre
le même objectif mais par la voie de l’espace construit, exploitant les
trois dimensions du bâti au service d’une contemplation picturale du
monde14. La fermeture n’est plus une condition de l’intimité ; les
monts, les mers et les horizons sont domestiqués.

Henri Matisse, Fenêtre ouverte, Collioure (1905).

13. Entretien radiophonique, 1942, cité dans Écrits et Propos sur l’art, Paris, Hermann,
1989, p. 100.
14. Sur la qualité picturale de l’architecture corbuséenne, cf. Judith Rotbart et Laurent
Salomon, « N’être qu’un peintre égaré dans l’architecture », Le Visiteur n°13, Paris,
Société française des architectes et Infolio, 2009.

30

Le Corbusier, croquis explicatif du projet pour une petite maison au bord du lac Léman.

Cette rencontre entre l’architecture et le paysage sur le feuillet de
croquis représente donc bien plus qu’une simple évolution de la
« manière » dans l’histoire du projet. Elle annonce un nouvel âge pour
le « sujet » architectural15. L’apparition du paysage dans le croquis
d’intérieur brise l’autonomie de la pièce et de l’édifice. Elle relève
d’une transformation des fondements mêmes du dessin de conception.
La « façade libre », qui constitue un des « cinq points » d’une architecture
nouvelle, représente davantage qu’un affranchissement de l’enveloppe
vis-à-vis des contraintes constructives du mur porteur. Par elle, la
fonction du dessin n’est plus seulement d’agencer des lignes de
matière (arêtes, modénature, pourtours) au service d’une harmonie
des proportions, mais de composer étroitement avec un nouvel acteur
du plan : le paysage. Le plan de la petite maison au bord du lac Léman
que Le Corbusier dessine en 1923 pour ses parents découle du choix
fondateur de placer une fenêtre de onze mètres de long, dénommée
l’« acteur primordial de la maison16 ». Un croquis montre la scène où
cette fenêtre réunit l’espace intérieur et celui du lac. Le proche y côtoie
le lointain, la tablette intérieure souligne l’horizon du lac, supporte le
15. Il s’agit du « sujet » au sens de l’être pensant.
16. Le Corbusier, Une petite maison, Zurich, Artémis, 1954 (édition consultée : Zurich,
Artémis, 1993, p. 30-31) et Le Corbusier, Œuvres complètes, Zurich, Artémis, 1964, vol. I,
p. 74-75. Le linteau en béton armé de la fenêtre est porté par de minces potelets de fer.
La maison est construite en 1924. Précisons que le dessin qu’on mentionne ici date de
1945 (réalisé après-coup à des fins démonstratives).

poids des montagnes suggéré par la hauteur de la crête. Une allège est
placée et dimensionnée de sorte qu’elle occulte les abords immédiats
de la maison : il s’agit de « rapprocher » le lac et de dramatiser la vue.
Le dessin s’empare du paysage pour l’interpréter ; il exclut, sélectionne
et valorise telle ou telle de ses composantes. Au final, toutes ces lignes
sont logées sous la même enseigne et sont ébauchées d’un même coup
de crayon car elles participent d’une situation indivisible. La forme
change avec le fond : les nouveaux objectifs du croquis s’accompagnent de nouveaux moyens graphiques. Comparés aux esquisses
des architectes des Beaux-Arts, les croquis que Le Corbusier réalise
dans les années 1920 présentent un aspect plus enfantin, plus enchanté,
dira-t-on. Le dessin n’affiche plus le savoir-faire scolaire appliqué à
disposer et à « rendre » les reliefs de la modénature. Il s’intéresse plutôt
aux arêtes des volumes, à la nudité des surfaces lisses permettant
d’accuser le spectacle extérieur. L’enceinte architecturale a beau être
au premier plan, elle travaille à être le « fond » sur lequel se détache le
tableau-nature.

31
La perfection de l’édifice a désormais besoin du paysage, car elle ne
réside plus dans l’achèvement d’un ordre clos, se suffisant à luimême, mais dans la création d’une « dépendance réussie » à l’égard du
dehors. Celle-ci repose sur une tension produite par une alternance
entre l’opacité qui retient le regard et l’ouverture qui le libère.
L’agencement des parois réserve au visiteur des moments d’apnée
visuelle et cognitive auxquels succèdent des moments de respiration.
Techniquement, la construction moderne permet de réaliser une
enceinte entièrement vitrée, certes, mais Le Corbusier observe que le
fait de tout montrer dilue l’émotion : « Le paysage omniprésent sur
toutes les faces, omnipotent, devient lassant. […] Pour que le paysage
compte, il faut le limiter, le dimensionner par une décision radicale :
boucher les horizons en élevant des murs et ne les révéler, par interruption de murs, qu’en des points stratégiques17. » Le mur qui ferme la
vue nourrit l’attente du paysage, et en prépare la découverte dans
l’étonnement. Réussir à ouvrir le plan consiste ici non pas en une
performance constructive au service d’une transparence littérale (le
pavillon de verre), mais en une économie du visible. L’apparition de
l’horizon depuis l’intérieur de l’enceinte bâtie acquiert d’autant sa
pleine intensité qu’elle aura été préparée, mise en scène au fil d’un
parcours dont la conception s’apparente à celle d’un scénario : « Ne
massez pas l’œil toujours dans le même sens, il se fatigue ; mais
apportez ces “assolements” du spectacle qui font que la promenade est
sans lassitude et sans somnolence18. » Ces mots expliquent le « romanesque » de l’espace corbuséen, qui organise une traversée mouvementée, animée de contrastes, où l’effet de surprise gouverne le « récit »
spatio-temporel. Le croquis perspectif devient une représentation
d’étude qui peut déterminer le plan.

L’édifice n’est plus le rival de la nature, mais le balcon depuis lequel
celle-ci peut être contemplée. Vue de l’intérieur, la maison devient
l’« écrin du paysage19 ». Dessillé, l’œil découvre un appétit du dehors,
un appétit que l’architecture peut satisfaire et entretenir. « Un homme
cultivé ne regarde pas par la fenêtre, aurait dit Adolf Loos à Le Corbusier ;
sa fenêtre est en verre dépoli ; elle n’est là que pour donner de la
lumière, non pour laisser passer le regard20. » Loos apparaît comme le
dernier faiseur d’intérieur21, et Le Corbusier le premier architecte instituant la claustrophobie comme condition fondamentale de la
conception architecturale22. Repousser aussi loin que possible la portée
du regard devient une obsession permanente. Tous les moyens sont
bons pour aller chercher le paysage. L’altitude, qui s’accorde souvent
à la vue dégagée, devient ainsi un thème privilégié qui occupe la
plume du théoricien de l’urbanisme autant que le crayon du projeteur :
« Au fur et à mesure que l’horizon s’élève, il semble que la pensée soit
projetée en trajectoires plus étendues : si, physiquement, tout s’élargit,
si le poumon se gonfle plus violemment, si l’œil envisage des lointains
vastes, l’esprit s’anime d’une vigueur agile ; l’optimisme souffle. Le
regard horizontal conduit loin : c’est en somme un grand résultat sans
un travail pénible23. » La vue de longue portée s’avère ici davantage
qu’une valeur esthétique ; elle participe d’une thérapie, comme si l’œil
et l’esprit respiraient ensemble. Le Corbusier énonce ici les conditions
spatiales de la pensée. L’architecture devient presque une extension de
la médecine.

Tables attenantes à une fenêtre : villa Savoye, la cuisine, le toit-terrasse ; maison à Corseaux, fenêtre sur lac.

17. Le Corbusier, Une petite maison, op. cit., p. 23-24.
18. Le Corbusier, Urbanisme, Paris, G. Crès et Cie, 1925. Édition consultée : Paris,
Arthaud, p. 58. On remarquera d’ailleurs que l’étymologie de « scénario » est « décor »,
« scène ».

19. J’emprunte cette formule à Édith Girard.
20. Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 174.
21. Dans les maisons de Loos, les meubles, bien que situés en périphérie, demeurent
orientés vers l’intérieur. Voir Beatriz Colomina, « The Split Wall : Domestic Voyeurism »,
Sexuality & Space, New York, Princeton Architectural Press, 1992.
22. On observera d’ailleurs que les racines de window sont wind et eye.
23. Le Corbusier, Urbanisme, op. cit., p. 176.

32

L’élévation du point de vue – laquelle peut se contenter de quelques
mètres comme à la villa Savoye – s’accompagne aussi d’un mouvement
centrifuge, comme sous l’effet d’une attraction magnétique.
Contempler le paysage invite à s’en approcher. Or la fenêtre verticale,
en raison même de ses proportions, réduit la largeur de la vision audehors, surtout lorsque l’observateur se place à une distance de quelques
pas. Ses ouvrants vers l’intérieur ne lui permettent pas d’accueillir un
meuble au-devant d’elle. En revanche, la fenêtre en longueur s’associe
naturellement à une tablette, elle invite à prendre place auprès
d’elle24. Tout en offrant la vue au cœur même du plan, elle participe
d’une occupation périphérique de l’espace, comme en témoigne la
disposition de la cuisine dans la Savoye. Le corps prend place au bord,
sur le seuil d’où il peut lancer son regard au loin. Il s’assoit là où son
cône de vision est projeté dehors, là où sa vue sur l’extérieur s’élargit.
Le foyer d’autrefois est remplacé par le rebord ; la périphérie devient
pour ainsi dire le « lieu central » : à Poissy la cheminée appartient au
rangement périphérique, et dans les maisons Jaoul, les voûtes butent
sur une paroi meuble regroupant de nombreuses fonctions. L’enveloppe
de l’édifice n’est plus un masque – comme dans les maisons de Loos –,
mais un bord accueillant un ensemble d’avant-postes – bureaux,
balcons, tablettes intégrés au plan – qui font basculer le regard vers
le dehors. À la différence des salons construits au siècle des Lumières,
la perception du dehors – jardin ou paysage – a lieu d’une manière
plus solitaire : le plan distribue des lieux d’intimité, des localités, il les
disperse comme s’il fallait que l’habitant s’isole pour véritablement
apprécier le paysage. Occuper la périphérie du plan, ce n’est pas seulement voir le paysage : c’est déjà l’habiter. Dans une conférence qu’il
donne en 1929 il affirme : « Je perçois que l’œuvre que nous élevons
n’est ni seule, ni isolée ; que l’atmosphère alentour en constitue
d’autres parois, d’autres sols, d’autres plafonds […]. L’œuvre n’est plus
seulement faite d’elle-même : le dehors existe. Le dehors m’enferme
dans son tout qui est comme une chambre25. » L’architecture s’approprie
le dehors pour en faire un dedans. L’enceinte classique séquestrait le
regard, l’ouverture moderne le déloge, tout en œuvrant à l’« internement » du paysage26. D’ailleurs, on peut lire la plupart des « 5 points
d’une architecture nouvelle » comme un hommage à la nature27.
L’édifice devient davantage le moyen du regard que son objet : telle
une lunette, il permet à l’habitant de voir à travers lui.

Villa Savoye, un bureau dans une des chambres.

24. Sur le débat opposant Le Corbusier à Auguste Perret au sujet de la fenêtre en
longueur et de la fenêtre verticale, voir Le Corbusier, « Étude d’une fenêtre moderne »,
Almanach d’architecture moderne, Paris, 1925, p. 97.

Le Corbusier, extrait d’un croquis de la baie de Rio.

33

Agence Forma6, conseil général de Loire-Atlantique, Nantes (2012).

Francis Soler, logements rue Durkheim à Paris (1996).

Qu’est devenue aujourd’hui cette faim de l’œil, cette curiosité du
monde à travers l’architecture ? Nombre d’édifices emblématiques d’une
certaine production contemporaine replient le regard vers l’intérieur.
L’effet d’opacité propre aux enveloppes uniformes enrobant les
volumes n’est ni le fruit d’une contrainte constructive, ni une nécessité
défensive comme cela fut le cas autrefois.
Le regard de l’habitant d’aujourd’hui est accaparé par la profusion des
pixels, désenchanté du monde, et souvent dénué de jugement critique
sur l’espace habité. Il semble même satisfait de l’enfermement volontaire que lui réservent nombre de bâtiments28. Le succès du verre
sérigraphié et des « armures » en tôle perforée dont les figures s’inter-

posent entre l’œil de l’habitant et l’extérieur est symptomatique de
cette volonté de confisquer le paysage pour en reproduire un ersatz
anecdotique, comme un retour du refoulé papier peint sous une
apparence « high-tech ». Fort de l’indigence croissante, de l’esbroufe
technologique, du fétichisme des façades et, disons-le, de l’autisme de
nombreux bâtiments « signés », l’appareil de production actuel a délibérément refermé les yeux que l’architecture venait d’entrouvrir au
terme d’une longue évolution qui avait libéré l’espace intérieur des
murailles, puis des murs. Elle les a refermés comme on le fait sur le
visage des morts.

25. « Urbanisme en tout, architecture en tout », troisième conférence du 8 octobre 1929,
à la faculté des sciences exactes de Buenos Aires, publiée dans Le Corbusier, Précisions
sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, G. Crès et Cie, 1930.
Édition consultée : Paris, Altamira, 1994, p. 78.
26. « Le site est l’assiette de la composition architecturale. Du dehors, votre œuvre
architecturale ajoutera au site. Mais du dedans, elle l’intègre », Le Corbusier, Entretien
avec les étudiants des écoles d’architecture, Paris, Minuit, 1957. Édition consultée : Paris,
Minuit, 1987 (non paginé).

27. Je précise bien qu’il s’agit de la nature, et non pas du jardin, qui est une nature
transformée. De la villa Savoye (Poissy) aux maisons Jaoul (Neuilly), Le Corbusier a
toujours préféré les sols naturels, livrés à eux-mêmes, aux sols paysagés.
28. Cf. Karim Basbous, « Au nom du “ concept ” », Le Visiteur n° 17, Paris, SFA, 2011.


Aperçu du document Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 1/8

 
Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 2/8
Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 3/8
Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 4/8
Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 5/8
Le regard hors les murs Cahiers Blois n.10_mars_2012.pdf - page 6/8
 







Télécharger le fichier (PDF)





Documents récents du même auteur


2023 affiche basbous   1er avril 2023
ENSAS texte présentation   1er avril 2023
agadir - présentation conf   1er avril 2023
L'affront   29 janvier 2022
Monnaie des dieux mono page   12 janvier 2022
site S08 - KB-OM   15 janvier 2018
La géométrie des miracles DA n.249 nov. 2016   21 janvier 2017
entretien Libé 02.05.2015   3 septembre 2015
Batir ou briller aout 2012   3 septembre 2015

Sur le même sujet..







Ce fichier a été mis en ligne par un utilisateur du site Fichier PDF. Identifiant unique du document: 00350095.
⚠️  Signaler un contenu illicite
Pour plus d'informations sur notre politique de lutte contre la diffusion illicite de contenus protégés par droit d'auteur, consultez notre page dédiée.