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Titre: Walden ou La Vie dans les bois
Auteur: Henry David Thoreau

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Henry David Thoreau

WALDEN OU LA VIE DANS
LES BOIS

(1854)
Traduction par Louis Fabulet

Table des matières
ÉCONOMIE .............................................................................. 4
OÙ JE VECUS, ET CE POUR QUOI JE VÉCUS ....................86
LECTURE .............................................................................. 105
BRUITS ................................................................................. 118
SOLITUDE ............................................................................ 137
VISITEURS ........................................................................... 149
LE CHAMP DE HARICOTS .................................................. 165
LE VILLAGE ......................................................................... 179
LES ÉTANGS ........................................................................ 186
LA FERME BAKER ............................................................... 214
CONSIDÉRATIONS PLUS HAUTES ...................................224
VOISINS INFÉRIEURS ....................................................... 238
PENDAISON DE CRÉMAILLÈRE ....................................... 253
PREMIERS HABITANTS ET VISITEURS D’HIVER ........... 271
ANIMAUX D’HIVER ............................................................287
L’ÉTANG EN HIVER ........................................................... 298
LE PRINTEMPS .................................................................... 314
CONCLUSION ......................................................................336
À propos de cette édition électronique ................................. 351

Je ne propose pas d’écrire une ode au découragement, mais
de claironner aussi vigoureusement qu’un coq au matin, debout
sur son perchoir, ne serait-ce que pour éveiller mes voisins.

–3–

ÉCONOMIE

Quand j’écrivis les pages suivantes, ou plutôt en écrivis le
principal, je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout
voisinage, en une maison que j’avais bâtie moi-même, au bord
de l’Étang de Walden, à Concord, Massachusetts, et ne devais
ma vie qu’au travail de mes mains. J’habitai là deux ans et deux
mois. À présent me voici pour une fois encore de passage dans
le monde civilisé.
Je n’imposerais pas de la sorte mes affaires à l’attention du
lecteur si mon genre de vie n’avait été de la part de mes
concitoyens l’objet d’enquêtes fort minutieuses, que d’aucuns
diraient impertinentes, mais que loin de prendre pour telles, je
juge, vu les circonstances, très naturelles et tout aussi
pertinentes. Les uns ont demandé ce que j’avais à manger ; si je
ne me sentais pas solitaire ; si je n’avais pas peur, etc., etc.
D’autres se sont montrés curieux d’apprendre quelle part de
mon revenu je consacrais aux œuvres charitables ; et certains,
chargés de famille, combien d’enfants pauvres je soutenais. Je
prierai donc ceux de mes lecteurs qui ne s’intéressent point à
moi particulièrement, de me pardonner si j’entreprends de
répondre dans ce livre à quelques-unes de ces questions. En la
plupart des livres il est fait omission du Je, ou première
personne ; en celui-ci, le Je se verra retenu ; c’est, au regard de
l’égotisme, tout ce qui fait la différence. Nous oublions
ordinairement qu’en somme c’est toujours la première personne
qui parle. Je ne m’étendrais pas tant sur moi-même s’il était
quelqu’un
d’autre
que
je
connusse
aussi
bien.
Malheureusement, je me vois réduit à ce thème par la pauvreté
de mon savoir. Qui plus est, pour ma part, je revendique de tout
écrivain, tôt ou tard, le récit simple et sincère de sa propre vie,
–4–

et non pas simplement ce qu’il a entendu raconter de la vie des
autres hommes ; tel récit que par exemple il enverrait aux siens
d’un pays lointain ; car s’il a mené une vie sincère, ce doit selon
moi avoir été en un pays lointain. Peut-être ces pages
s’adressent-elles plus particulièrement aux étudiants pauvres.
Quant au reste de mes lecteurs, ils en prendront telle part qui
leur revient. J’espère que nul, en passant l’habit, n’en fera
craquer les coutures, car il se peut prouver d’un bon usage pour
celui auquel il ira.
Ce que je voudrais bien dire, c’est quelque chose non point
tant concernant les Chinois et les habitants des îles Sandwich
que vous-même qui lisez ces pages, qui passez pour habiter la
Nouvelle-Angleterre ; quelque chose sur votre condition,
surtout votre condition apparente ou l’état de vos affaires en ce
monde, en cette ville, quelle que soit cette condition, s’il est
nécessaire qu’elle soit si fâcheuse, si l’on ne pourrait, oui ou
non, l’améliorer. J’ai pas mal voyagé dans Concord : et partout,
dans les boutiques, les bureaux, les champs, il m’a semblé que
les habitants faisaient pénitence de mille étranges façons. Ce
que j’ai entendu raconter des bramines assis exposés au feu de
quatre foyers et regardant le soleil en face ; ou suspendus la tête
en bas au-dessus des flammes ; ou regardant au ciel par-dessus
l’épaule, « jusqu’à ce qu’il leur devienne impossible de
reprendre leur position normale, alors qu’en raison de la torsion
du cou il ne peut leur passer que des liquides dans l’estomac » ;
ou habitant, enchaînés pour leur vie, au pied d’un arbre ; ou
mesurant de leur corps, à la façon des chenilles, l’étendue de
vastes empires ; ou se tenant sur une jambe au sommet d’un
pilier – ces formes elles-mêmes de pénitence consciente ne sont
guère plus incroyables et plus étonnantes que les scènes
auxquelles j’assiste chaque jour. Les douze travaux d’Hercule
étaient vétille en comparaison de ceux que mes voisins ont
entrepris ; car ils ne furent qu’au nombre de douze, et eurent
une fin, alors que jamais je ne me suis aperçu que ces gens-ci
aient égorgé ou capturé un monstre plus que mis fin à un travail

–5–

quelconque. Ils n’ont pas d’ami Iolas pour brûler avec un fer
rouge la tête de l’Hydre à la racine, et à peine est une tête
écrasée qu’en voilà deux surgir.
Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont c’est le
malheur d’avoir hérité de fermes, maisons, granges, bétail, et
matériel agricole ; attendu qu’on acquiert ces choses plus
facilement qu’on ne s’en débarrasse. Mieux eût valu pour eux
naître en plein herbage et se trouver allaités par une louve, afin
d’embrasser d’un œil plus clair le champ dans lequel ils étaient
appelés à travailler. Qui donc les a faits serfs du sol ? Pourquoi
leur faudrait-il manger leurs soixante acres, quand l’homme est
condamné à ne manger que son picotin d’ordure ? Pourquoi, à
peine ont-ils vu le jour, devraient-ils se mettre à creuser leurs
tombes ? Ils ont à mener une vie d’homme, en poussant toutes
ces choses devant eux, et avancent comme ils peuvent. Combien
ai-je rencontré de pauvres âmes immortelles, bien près d’être
écrasées et étouffées sous leur fardeau, qui se traînaient le long
de la route de la vie en poussant devant elles une grange de
soixante-quinze pieds sur quarante, leurs écuries d’Augias
jamais nettoyées, et cent acres de terre, labour, prairie, herbage,
et partie de bois ! Les sans-dot, qui luttent à l’abri de pareils
héritages comme de leurs inutiles charges, trouvent bien assez
de travail à dompter et cultiver quelques pieds cubes de chair.
Mais les hommes se trompent. Le meilleur de l’homme ne
tarde pas à passer dans le sol en qualité d’engrais. Suivant un
apparent destin communément appelé nécessité, ils
s’emploient, comme il est dit dans un vieux livre, à amasser des
trésors que les vers et la rouille gâteront et que les larrons
perceront et déroberont 1. Vie d’insensé, ils s’en apercevront en
arrivant au bout, sinon auparavant. On prétend que c’est en
jetant des pierres par-dessus leur tête que Deucalion et Pyrrha
créèrent les hommes :
1 Matthieu, VI, 19.

–6–

Inde genus durum sumus, experiensque laborum
Et documenta damus quâ simus origine nati.
Ou comme Raleigh le rime à sa manière sonore :
From thence our kind hard-hearted is, enduring pain and care,
Approving that our bodies of a stony nature are 2.
Tel est le fruit d’une aveugle obéissance à un oracle qui
bafouille, jetant les pierres par-dessus leurs têtes derrière eux,
et sans voir où elles tombaient.
En général, les hommes, même en ce pays relativement
libre, sont tout simplement, par suite d’ignorance et d’erreur, si
bien pris par les soucis factices et les travaux inutilement rudes
de la vie, que ses fruit plus beaux ne savent être cueillis par eux.
Ils ont pour cela, à cause d’un labeur excessif, les doigts trop
gourds et trop tremblants. Il faut bien le dire, l’homme
laborieux n’a pas le loisir qui convient à une véritable intégrité
de chaque jour ; il ne saurait suffire au maintien des plus nobles
relations d’homme à homme ; son travail en subirait une
dépréciation sur le marché. Il n’a le temps d’être rien autre
qu’une machine. Comment saurait se bien rappeler son
ignorance – chose que son développement réclame – celui qui a
si souvent à employer son savoir ? Ce serait pour nous un
devoir, parfois, de le nourrir et l’habiller gratuitement, et de le
ranimer à l’aide de nos cordiaux, avant d’en juger. Les plus
belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne
se conservent qu’à la faveur du plus délicat toucher. Encore
n’usons-nous guère à l’égard de nous-mêmes plus qu’à l’égard
les uns des autres de si tendre traitement.
2

D’où la race au cœur dur, souffrant peine et souci,
Preuve que de la pierre nos corps ont la nature.

–7–

Ovide.

Certains d’entre vous, nous le savons tous, sont pauvres,
trouvent la vie dure, ouvrent parfois, pour ainsi dire, la bouche
pour respirer. Je ne doute pas que certains d’entre vous qui lisez
ce livre sont incapables de payer tous les dîners qu’ils ont bel et
bien mangés, ou les habits et les souliers qui ne tarderont pas à
être usés, s’ils ne le sont déjà, et que c’est pour dissiper un
temps emprunté ou volé que les voici arrivés à cette page,
frustrant d’une heure leurs créanciers. Que basse et rampante, il
faut bien le dire, la vie que mènent beaucoup d’entre vous, car
l’expérience m’a aiguisé la vue ; toujours sur les limites, tâchant
d’entrer dans une affaire et tâchant de sortir de dette, bourbier
qui ne date pas d’hier, appelé par les Latins Æs alienum, airain
d’autrui, attendu que certaines de leurs monnaies étaient
d’airain ; encore que vivant et mourant et enterrés grâce à cet
airain d’autrui ; toujours promettant de payer, promettant de
payer demain, et mourant aujourd’hui, insolvables ; cherchant à
se concilier la faveur, à obtenir la pratique, de combien de
façons, à part les délits punis de prison : mentant, flattant,
votant, se rétrécissant dans une coquille de noix de civilité, ou
se dilatant dans une atmosphère de légère et vaporeuse
générosité, en vue de décider leur voisin à leur laisser fabriquer
ses souliers, son chapeau, son habit, sa voiture, ou importer
pour lui son épicerie ; se rendant malades, pour mettre de côté
quelque chose en prévision d’un jour de maladie, quelque chose
qui ira s’engloutir dans le ventre de quelque vieux coffre, ou
dans quelque bas de laine derrière la maçonnerie, ou, plus en
sûreté, dans la banque de briques et de moellons ; n’importe où,
n’importe quelle grosse ou quelle petite somme.
Je me demande parfois comment il se peut que nous
soyons assez frivoles, si j’ose dire, pour prêter attention à cette
forme grossière, mais quelque peu étrangère, de servitude
appelée l’Esclavage Nègre 3, tant il est de fins et rusés maîtres
3 L’auteur écrit à l’époque de l’agitation anti-esclavagiste.

–8–

pour réduire en esclavage le nord et le sud à la fois. Il est dur
d’avoir un surveillant du sud 4 ; il est pire d’en avoir un du nord ;
mais le pis de tout, c’est d’être le commandeur d’esclaves de
vous-même. Qu’allez-vous me parler de divinité dans l’homme !
Voyez le charretier sur la grand-route, allant de jour ou de nuit
au marché ; nulle divinité l’agite-t-elle 5 ? Son devoir le plus
élevé, c’est de faire manger et boire ses chevaux ! Qu’est-ce que
sa destinée, selon lui, comparée aux intérêts de la navigation
maritime ? Ne conduit-il pas pour le compte de sieur AllonsFouette-Cocher ? Qu’a-t-il de divin, qu’a-t-il d’immortel ? Voyez
comme il se tapit et rampe, comme tout le jour vaguement il a
peur, n’étant immortel ni divin, mais l’esclave et le prisonnier
de sa propre opinion de lui-même, renommée conquise par ses
propres hauts faits. L’opinion publique est un faible tyran
comparée à notre propre opinion privée. Ce qu’un homme
pense de lui-même, voilà qui règle, ou plutôt indique, son
destin. L’affranchissement de soi, quand ce serait dans les
provinces des Indes Occidentales du caprice et de l’imagination
– où donc le Wilberforce 6 pour en venir à bout ? Songez, en
outre, aux dames du pays qui font de la frivolité en attendant le
jour suprême, afin de ne pas déceler un trop vif intérêt pour leur
destin ! Comme si l’on pouvait tuer le temps sans insulter à
l’éternité.
L’existence que mènent généralement les hommes, en est
une de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est
autre chose que du désespoir confirmé. De la cité désespérée
vous passez dans la campagne désespérée, et c’est avec le
courage du vison et du rat musqué qu’il vous faut vous consoler.
4 Allusion aux surveillants d’esclaves des États du Sud.
5

’Tis the divinity that stirs within us. – C’est la divinité qui nous
agite (Addison).
6 William Wilberforce (1759-1833), célèbre philanthrope, qui fit
adopter par le Parlement sa motion en faveur de l’abolition de la traite
des Noirs.

–9–

Il n’est pas jusqu’à ce qu’on appelle les jeux et divertissements
de l’espèce humaine qui ne recouvre un désespoir stéréotypé,
quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient après
le travail. Mais c’est un signe de sagesse que de ne pas faire de
choses désespérées.
Si l’on considère ce qui, pour employer les termes du
catéchisme, est la fin principale de l’homme, et ce que sont les
véritables besoins et moyens de l’existence, il semble que ce soit
de préférence à tout autre, que les hommes, après mûre
réflexion, aient choisi leur mode ordinaire de vivre. Toutefois ils
croient honnêtement que nul choix ne leur est laissé. Mais les
natures alertes et saines ne perdent pas de vue que le soleil s’est
levé clair. Il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés.
Nulle façon de penser ou d’agir, si ancienne soit-elle, ne saurait
être acceptée sans preuve. Ce que chacun répète en écho ou
passe sous silence comme vrai aujourd’hui peut demain se
révéler mensonge, simple fumée de l’opinion, que d’aucuns
avaient prise pour le nuage appelé à répandre sur les champs
une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne
pouvez faire, l’essayant vous apercevez que le pouvez fort bien.
Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes
nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-être pas
suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire
marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec
sous un pot et les voilà emportés autour du globe avec la vitesse
des oiseaux, de façon à tuer les vieilles gens, comme on dit.
L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour
donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité
qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le
plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa
vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à
donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience,
tant leur existence a été une triste erreur, pour de particuliers
motifs, suivant ce qu’ils doivent croire ; et il se peut qu’il leur
soit resté quelque foi capable de démentir cette expérience,

– 10 –

seulement ils sont moins jeunes qu’ils n’étaient. Voilà une
trentaine d’années que j’habite cette planète, et je suis encore à
entendre de la bouche de mes aînés le premier mot de conseil
précieux, sinon sérieux. Ils ne m’ont rien dit, et probablement
ne peuvent rien me dire, à propos. Ici la vie, champ d’expérience
de grande étendue inexploré par moi ; mais il ne me sert de rien
qu’ils l’aient exploré. Si j’ai fait quelque découverte que je juge
de valeur, je suis sûr, à la réflexion, que mes mentors ne m’en
ont soufflé mot.
Certain fermier me déclare : « On ne peut pas vivre
uniquement de végétaux, car ce n’est pas cela qui vous fait des
os » ; sur quoi le voici qui religieusement consacre une partie de
sa journée à soutenir sa thèse avec la matière première des os ;
marchant, tout le temps qu’il parle, derrière ses bœufs, qui
grâce à des os de végétaux, vont le cahotant, lui et sa lourde
charrue, à travers tous les obstacles. Il est des choses réellement
nécessaires à la vie dans certains milieux, les plus impuissants
et les plus malades, qui dans d’autres sont uniquement de luxe,
dans d’autres encore, totalement inconnues.
Il semble à d’aucuns que le territoire de la vie humaine ait
été en entier parcouru par leurs prédécesseurs, monts et vaux
tout ensemble, et qu’il n’est rien à quoi l’on n’ait pris garde.
Suivant Evelyn, « le sage Salomon prescrivit des ordonnances
relatives même à la distance des arbres ; et les prêteurs romains
ont déterminé le nombre de fois qu’il est permis, sans violation
de propriété, d’aller sur la terre de son voisin ramasser les
glands qui y tombent, ainsi que la part qui revient à ce voisin ».
Hippocrate a été jusqu’à laisser des instructions sur la façon
dont nous devrions nous couper les ongles : c’est-à-dire au
niveau des doigts, ni plus courts ni plus longs ! Nul doute que la
lassitude et l’ennui mêmes qui se flattent d’avoir épuisé toutes
les ressources et les joies de la vie ne soient aussi vieux
qu’Adam. Mais on n’a jamais pris les mesures de capacité de
l’homme ; et on ne saurait, suivant nuls précédents, juger de ce

– 11 –

qu’il peut faire, si peu on a tenté. Quels qu’aient été jusqu’ici tes
insuccès, « ne pleure pas, mon enfant, car où donc celui qui te
désignera la partie restée inachevée de ton œuvre ? »
Il est mille simples témoignages par lesquels nous pouvons
juger nos existences ; comme, par exemple, que le soleil qui
mûrit mes haricots, illumine en même temps tout un système de
terres comme la nôtre. M’en fussé-je souvenu que cela m’eût
évité quelques erreurs. Ce n’est pas le jour sous lequel je les ai
sarclés. Les étoiles sont les sommets de quels merveilleux
triangles ! Quels êtres distants et différents dans les demeures
variées de l’univers contemplent la même au même moment !
La nature et la vie humaine sont aussi variées que nos divers
tempéraments. Qui dira l’aspect sous lequel se présente la vie à
autrui ? Pourrait-il se produire miracle plus grand que pour
nous de regarder un instant par les yeux les uns des autres ?
Nous vivrions dans tous les âges du monde sur l’heure ; que disje ! dans tous les mondes des âges. Histoire, Poésie,
Mythologie ! – Je ne sache pas de leçon de l’expérience d’autrui
aussi frappante et aussi profitable que le serait celle-là.
Ce que mes voisins appellent bien, je le crois en mon âme,
pour la majeure partie, être mal, et si je me repens de quelque
chose, ce doit fort vraisemblablement être de ma bonne
conduite. Quel démon m’a possédé pour que je me sois si bien
conduit ? Vous pouvez dire la chose la plus sage que vous
pouvez, vieillard – vous qui avez vécu soixante-dix années, non
sans honneur d’une sorte – j’entends une voix irrésistible
m’attirer loin de tout cela. Une génération abandonne les
entreprises d’une autre comme des vaisseaux échoués.
Je crois que nous pouvons sans danger nous bercer de
confiance un tantinet plus que nous ne faisons. Nous pouvons
nous départir à notre égard de tout autant de souci que nous en
dispensons honnêtement ailleurs. La nature est aussi bien
adaptée à notre faiblesse qu’à notre force. L’anxiété et la tension

– 12 –

continues de certains est à bien peu de chose près une forme
incurable de maladie. On nous porte à exagérer l’importance de
ce que nous faisons de travail ; et cependant qu’il en est de non
fait par nous ! ou que serait-ce si nous étions tombés malades ?
Que vigilants nous sommes ! déterminés à ne pas vivre par la foi
si nous pouvons l’éviter ; tout le jour sur le qui-vive, le soir nous
disons nos prières de mauvaise grâce et nous confions aux
éventualités. Ainsi bel et bien sommes-nous contraints de vivre,
vénérant notre vie, et niant la possibilité de changement. C’est
le seul moyen, déclarons-nous ; mais il est autant de moyens
qu’il se peut tirer de rayons d’un centre. Tout changement est
un miracle à contempler ; mais c’est un miracle renouvelé à tout
instant. Confucius disait : « Savoir que nous savons ce que nous
savons, et que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas, en
cela le vrai savoir. » Lorsqu’un homme aura réduit un fait de
l’imagination à être un fait pour sa compréhension, j’augure que
tous les hommes établiront enfin leurs existences sur cette base.
Examinons un moment ce qu’en grande partie peuvent
bien être le trouble et l’anxiété dont j’ai parlé, et jusqu’où il est
nécessaire que nous nous montrions troublés, ou tout au moins,
soucieux. Il ne serait pas sans avantage de mener une vie
primitive et de frontière, quoiqu’au milieu d’une civilisation
apparente, quand ce ne serait que pour apprendre en quoi
consiste le grossier nécessaire de la vie et quelles méthodes on a
employées pour se le procurer ; sinon de jeter un coup d’œil sur
les vieux livres de compte des marchands afin de voir ce que
c’était que les hommes achetaient le plus communément dans
les boutiques, ce dont ils faisaient provision, c’est-à-dire ce
qu’on entend par les plus grossières épiceries. Car les
améliorations apportées par les siècles n’ont eu que peu
d’influence sur les lois essentielles de l’existence de l’homme :
de même que nos squelettes, probablement, n’ont pas à se voir
distingués de ceux de nos ancêtres.

– 13 –

Par les mots, nécessaire de la vie, j’entends tout ce qui,
fruit des efforts de l’homme, a été dès le début, ou est devenu
par l’effet d’une longue habitude, si important à la vie humaine
qu’il se trouvera peu de gens, s’il se trouve quiconque, pour
tenter jamais de s’en passer, que ce soit à cause de vie sauvage,
de pauvreté ou de philosophie. Pour maintes créatures il
n’existe en ce sens qu’un seul nécessaire de la vie – le Vivre.
Pour le bison de la prairie cela consiste en quelques pouces
d’herbe tendre, avec de l’eau à boire ; à moins qu’il ne recherche
le Couvert de la forêt ou l’ombre de la montagne. Nul
représentant de la gent animale ne requiert plus que le Vivre et
le Couvert. Les nécessités de la vie pour l’homme en ce climat
peuvent, assez exactement, se répartir sous les différentes
rubriques de Vivre, Couvert, Vêtement et Combustible ; car il
faut attendre que nous nous les soyons assurés pour aborder les
vrais problèmes de la vie avec liberté et espoir de succès.
L’homme a inventé non seulement les maisons, mais les
vêtements, mais les aliments cuits ; et il se peut que de la
découverte accidentelle de la chaleur produite par le feu, et de
l’usage qui en est la conséquence, luxe pour commencer, naquit
la présente nécessité de s’asseoir près de lui. Nous voyons les
chats et les chiens acquérir la même seconde nature. Grâce à un
Couvert et à un Vêtement convenables nous retenons
légitimement notre chaleur interne ; mais avec un excès de
ceux-là, ou de Combustible, c’est-à-dire avec une chaleur
externe plus grande que notre chaleur interne, ne peut-on dire
que commence proprement la cuisine ? Darwin, le naturaliste,
raconte à propos des habitants de la Terre de Feu, que dans le
temps où ses propres compagnons, tous bien vêtus et assis près
de la flamme, étaient loin d’avoir trop chaud, on remarquait, à
sa grande surprise, que ces sauvages nus, qui se tenaient à
l’écart, « ruisselaient de sueur pour se voir de la sorte rôtis ». De
même, nous dit-on, le Néo-Hollandais va impunément nu, alors
que l’Européen grelotte dans ses vêtements. Est-il impossible
d’unir la vigueur de ces sauvages à l’intellectualité de l’homme
civilisé ? Suivant Liebig, le corps de l’homme est un fourneau, et

– 14 –

les vivres l’aliment qui entretient la combustion dans les
poumons. En temps froid nous mangeons davantage, et moins
en temps chaud. La chaleur animale est le résultat d’une
combustion lente ; est-elle trop rapide, que se produisent la
maladie et la mort ; soit par défaut d’aliment, soit par vice de
tirage, le feu s’éteint. Il va sans dire que la chaleur vitale n’a pas
à se voir confondue avec le feu ; mais trêve d’analogie. Il
apparaît donc d’après le tableau qui précède, que l’expression
vie animale est presque synonyme de l’expression chaleur
animale ; car tandis que le Vivre peut être considéré comme le
Combustible qui entretient le feu en nous – et le Combustible ne
sert qu’à préparer ce Vivre ou à accroître la chaleur de nos corps
par addition venue du dehors – le Couvert et aussi le Vêtement
ne servent qu’à retenir la chaleur ainsi engendrée et absorbée.
La grande nécessité, donc, pour nos corps, est de se tenir
chauds, de retenir en nous la chaleur vitale. Que de peine, en
conséquence, nous prenons à propos non seulement de notre
Vivre, et Vêtement, et Couvert, mais de nos lits, lesquels sont
nos vêtements de nuit, dépouillant nids et estomacs d’oiseaux
pour préparer ce couvert à l’intérieur d’un couvert, comme la
taupe a son lit d’herbe et de feuilles au fond de son terrier. Le
pauvre homme est habitué à trouver que ce monde en est un
bien froid ; et au froid non moins physique que social
rattachons-nous directement une grande partie de nos maux.
L’été, sous certains climats, rend possible à l’homme une sorte
de vie paradisiaque. Le Combustible, sauf pour cuire son Vivre,
lui devient alors inutile, le soleil est son feu, et beaucoup parmi
les fruits se trouvent suffisamment cuits par ses rayons ; tandis
que le Vivre, en général plus varié, se procure plus aisément, et
que le Vêtement ainsi que le Couvert perdent totalement ou
presque leur utilité. Au temps présent, et en ce pays, si j’en crois
ma propre expérience, quelques ustensiles, un couteau, une
hache, une bêche, une brouette, etc., et pour les gens studieux,
lampe, papeterie, accès à quelques bouquins, se rangent
immédiatement après le nécessaire, comme ils se procurent

– 15 –

tous à un prix dérisoire. Ce qui n’empêche d’aucuns, non des
plus sages, d’aller de l’autre côté du globe, dans des régions
barbares et malsaines, se consacrer des dix ou vingt années au
commerce en vue de pouvoir vivre – c’est-à-dire se tenir
confortablement chauds – et en fin de compte mourir dans la
Nouvelle-Angleterre. Les luxueusement riches ne se contentent
pas de se tenir confortablement chauds, mais s’entourent d’une
chaleur contre nature ; comme je l’ai déjà laissé entendre, ils se
font cuire, cela va sans dire, à la mode.
Le luxe, en général, et beaucoup du soi-disant bien-être,
non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un
obstacle positif à l’ascension de l’espèce humaine. Au regard du
luxe et du bien-être, les sages ont de tous temps mené une vie
plus simple et plus frugale que les pauvres. Les anciens
philosophes, chinois, hindous, persans et grecs, représentent
une classe que pas une n’égala en pauvreté pour ce qui est des
richesses extérieures, ni en richesse pour ce qui est des richesses
intérieures. Nous ne savons pas grand-chose sur eux. Il est
étonnant que nous sachions d’eux autant que nous faisons. La
même remarque peut s’appliquer aux réformateurs et
bienfaiteurs plus modernes de leur race. Nul ne peut se dire
impartial ou prudent observateur de la vie humaine, qui ne se
place sur le terrain avantageux de ce que nous appellerons la
pauvreté volontaire. D’une vie de luxe le fruit est luxure, qu’il
s’agisse d’agriculture, de commerce, de littérature ou d’art. Il y a
de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de
philosophes. Encore est-il admirable de professer pour quoi il
fut jadis admirable de vivre. Être philosophe ne consiste pas
simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une
école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie
conforme à ses préceptes, une vie de simplicité,
d’indépendance, de magnanimité, et de confiance. Cela consiste
à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en
théorie seulement, mais en pratique. Le succès des grands
savants et penseurs, en général, est un succès de courtisan, ni

– 16 –

royal, ni viril. Ils s’accommodent de vivre tout bonnement selon
la règle commune, presque comme faisaient leurs pères, et ne se
montrent en nul sens les procréateurs d’une plus noble race
d’hommes. Mais comment se fait-il que les hommes sans cesse
dégénèrent ? Qu’est-ce qui fait que les familles s’éteignent ? De
quelle nature est le luxe qui énerve et détruit les nations ?
Sommes-nous bien sûrs qu’il n’en soit pas de traces dans notre
propre existence ? Le philosophe est en avance sur son siècle
jusque dans la forme extérieure de sa vie. Il ne se nourrit, ne
s’abrite, ne se vêt ni ne se chauffe comme ses contemporains.
Comment pourrait-on se dire philosophe à moins de maintenir
sa chaleur vitale suivant de meilleurs procédés que les autres
hommes ?
Lorsqu’un homme est chauffé suivant les différents modes
que j’ai décrits, que lui faut-il ensuite ? Assurément nul surcroît
de chaleur du même genre, ni nourriture plus abondante et plus
riche, maisons plus spacieuses et plus splendides, vêtements
plus beaux et en plus grand nombre, feux plus nombreux, plus
continus et plus chauds, et le reste. Une fois qu’il s’est procuré
les choses nécessaires à l’existence, s’offre une autre alternative
que de se procurer les superfluités ; et c’est de se laisser aller
maintenant à l’aventure sur le vaisseau de la vie, ses vacances
loin d’un travail plus humble ayant commencé. Le sol, semble-til, convient à la semence, car elle a dirigé sa radicule de haut en
bas, et voici qu’en outre, elle peut diriger sa jeune pousse de bas
en haut avec confiance. Pourquoi l’homme a-t-il pris si
fermement racine en terre, sinon pour s’élever en semblable
proportion là-haut dans les cieux ? – car les plantes nobles se
voient prisées pour le fruit qu’elles finissent par porter dans l’air
et la lumière, loin du sol, et reçoivent un autre traitement que
les comestibles plus humbles, lesquels, tout biennaux qu’ils
puissent être, se voient cultivés seulement jusqu’à ce qu’ils aient
parfait leur racine, et souvent coupés au collet à cet effet, de
sorte qu’en général on ne saurait les reconnaître au temps de
leur floraison.

– 17 –

Je n’entends pas prescrire de règles aux natures fortes et
vaillantes, lesquelles veilleront à leurs propres affaires tant au
ciel qu’en enfer, et peut-être bâtiront avec plus de magnificence
et dépenseront avec plus de prodigalité que les plus riches sans
jamais s’appauvrir, ne sachant comment elles vivent, – s’il en
est, à vrai dire, tel qu’on en a rêvé ; plus qu’à ceux qui trouvant
leur courage et leur inspiration précisément dans le présent état
de choses, le choient avec la tendresse et l’enthousiasme
d’amoureux, – et, jusqu’à un certain point, je me reconnais de
ceux-là ; je ne m’adresse pas à ceux qui ont un bon emploi,
quelles qu’en soient les conditions, et ils savent s’ils ont un bon
emploi ou non ; – mais principalement à la masse de
mécontents qui vont se plaignant avec indolence de la dureté de
leur sort ou des temps, quand ils pourraient les améliorer. Il en
est qui se plaignent de tout de la façon la plus énergique et la
plus inconsolable, parce qu’ils font, comme ils disent, leur
devoir. J’ai en vue aussi cette classe opulente en apparence,
mais de toutes la plus terriblement appauvrie, qui a accumulé la
scorie, et ne sait comment s’en servir, ou s’en débarrasser, ayant
ainsi de ses mains forgé ses propres chaînes d’or ou d’argent.
Si je tentais de raconter comment j’ai désiré employer ma
vie au cours des années passées, il est probable que je
surprendrais ceux de mes lecteurs quelque peu au courant de
mon histoire actuelle ; il est certain que j’étonnerais ceux qui
n’en connaissent rien. Je me contenterai de faire allusion à
quelques-unes des entreprises qui ont été l’objet de mes soins.
En n’importe quelle saison, à n’importe quelle heure du
jour ou de la nuit, je me suis inquiété d’utiliser l’encoche du
temps, et d’en ébrécher en outre mon bâton ; de me tenir à la
rencontre de deux éternités, le passé et l’avenir7, laquelle n’est
7 Thomas Moore (Lalla Rookh).

– 18 –

autre que le moment présent ; de me tenir de l’orteil sur cette
ligne. Vous pardonnerez quelques obscurités, attendu qu’il est
en mon métier plus de secrets qu’en celui de la plupart des
hommes, secrets toutefois non volontairement gardés, mais
inséparables de son caractère même. J’en dévoilerais volontiers
tout ce que j’en sais, sans jamais peindre « Défense d’Entrer »
sur ma barrière.
Je perdis, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval
bai et une tourterelle, et suis encore à leur poursuite. Nombreux
sont les voyageurs auxquels je me suis adressé à leur sujet, les
décrivant par leurs empreintes et par les noms auxquels ils
répondaient. J’en ai rencontré un ou deux qui avaient entendu
le chien, le galop du cheval, et même vu la tourterelle
disparaître derrière un nuage ; ils semblaient aussi soucieux de
les retrouver que si ce fussent eux-mêmes qui les eussent
perdus.
Anticipons, non point simplement sur le lever du soleil et
l’aurore, mais, si possible, sur la Nature elle-même ! Que de
matins, été comme hiver, avant que nul voisin fût à vaquer à ses
affaires, déjà l’étais-je à la mienne. Sans doute nombre de mes
concitoyens m’ont-ils rencontré revenant de cette aventure,
fermiers partant à l’aube pour Boston, ou bûcherons se rendant
à leur travail. C’est vrai, je n’ai jamais assisté d’une façon
effective le soleil en son lever, mais, n’en doutez pas, il était de
toute importance d’y être seulement présent.
Que de jours d’automne, oui, et d’hiver, ai-je passés hors de
la ville, à essayer d’entendre ce qui était dans le vent, l’entendre
et l’emporter bien vite ! Je faillis y engloutir tout mon capital et
perdre le souffle par-dessus le marché, courant à son encontre.
Cela eût-il intéressé l’un ou l’autre des partis politiques, en eûtil dépendu, qu’on l’eût vu paraître dans la Gazette avec les
nouvelles du matin. À d’autres moments guettant de
l’observatoire de quelque rocher ou de quelque arbre, pour

– 19 –

télégraphier n’importe quelle nouvelle arrivée ; ou, le soir à la
cime des monts, attendant que le ciel tombe, pour tâcher de
surprendre quelque chose, quoique ce que je surpris ne fût
jamais abondant, et, à l’instar de la manne, refondît au soleil.
Longtemps je fus reporter d’un journal, à tirage assez
restreint, dont le directeur n’a jamais encore jugé à propos
d’imprimer le gros de mes articles ; et, comme il est trop
ordinaire avec les écrivains, j’en fus uniquement pour mes
peines. Toutefois, ici, en mes peines résida ma récompense.
Durant nombre d’années je fus inspecteur, par moi-même
appointé, des tempêtes de neige comme des tempêtes de pluie,
et fis bien mon service ; surveillant, sinon des grand-routes, du
moins des sentiers de forêt ainsi que de tous chemins à travers
les lots de terre, veillant à les tenir ouverts, et à ce que des ponts
jetés sur les ravins rendissent ceux-ci franchissables en toutes
saisons, là où le talon public avait témoigné de leur utilité.
J’ai gardé le bétail sauvage de la ville, lequel en sautant
par-dessus les clôtures n’est pas sans causer de l’ennui au pâtre
fidèle ; et j’ai tenu un œil ouvert sur les coins et recoins non
fréquentés de la ferme, bien que parfois sans savoir lequel, de
Jonas ou de Salomon, travaillait aujourd’hui dans tel champ –
ce n’était pas mon affaire. J’ai arrosé la rouge gaylussacie, le
ragouminier et le micocoulier, le pin rouge et le frêne noir, le
raisin blanc et la violette jaune 8, qui, autrement, auraient dépéri
au temps de la sécheresse.
Bref, je continuai de la sorte longtemps, je peux le dire sans
me vanter, à m’occuper fidèlement de mon affaire, jusqu’au jour
où il devint de plus en plus évident que mes concitoyens ne
m’admettraient pas, après tout, sur la liste des fonctionnaires de
la ville, plus qu’ils ne feraient de ma place une sinécure pourvue
8 Toutes plantes rares à Concord, et choyées par Thoreau.

– 20 –

d’un traitement raisonnable. Mes comptes, que je peux jurer
avoir tenus avec fidélité, jamais je n’arrivai, je dois le dire, à les
voir apurés, encore moins acceptés, moins encore payés et
réglés. Cependant je ne me suis pas arrêté à cela.
Il y a peu de temps, un Indien nomade s’en alla proposer
des paniers chez un homme de loi bien connu dans mon
voisinage. « Voulez-vous acheter des paniers ? » demanda-t-il.
« Non, nous n’en avons pas besoin », lui fut-il répondu. « Eh
quoi ! » s’exclama l’Indien en s’éloignant, « allez-vous nous faire
mourir de faim ? » Ayant vu ses industrieux voisins blancs si à
leur aise, – que l’homme de loi n’avait qu’à tresser des
arguments, et que par l’effet d’on ne sait quelle sorcellerie il
s’ensuivait argent et situation – il s’était dit : je vais me mettre
dans les affaires : je vais tresser des paniers ; c’est chose à ma
portée. Croyant que lorsqu’il aurait fait les paniers il aurait fait
son devoir, et qu’alors ce serait celui de l’homme blanc de les
acheter. Il n’avait pas découvert la nécessité pour lui de faire en
sorte qu’il valût la peine pour l’autre de les acheter, ou tout au
moins de l’amener à penser qu’il en fût ainsi, ou bien de
fabriquer quelque chose autre que l’homme blanc crût bon
d’acheter. Moi aussi j’avais tressé une espèce de paniers d’un
travail délicat, mais je n’avais pas fait en sorte qu’il valût pour
quiconque la peine de les acheter. Toutefois n’en pensai-je pas
moins, dans mon cas, qu’il valait la peine pour moi de les
tresser, et au lieu d’examiner la question de faire en sorte que
les hommes crussent bon d’acheter mes paniers, j’examinai de
préférence celle d’éviter la nécessité de les vendre. L’existence
que les hommes louent et considèrent comme réussie n’est que
d’une sorte. Pourquoi exagérer une sorte aux dépens des
autres ?
M’apercevant
que
mes
concitoyens
n’allaient
vraisemblablement pas m’offrir de place à la mairie, plus
qu’ailleurs de vicariat ou de cure, mais qu’il me fallait me tirer
d’affaire comme je pourrais, je me retournai de façon plus

– 21 –

exclusive que jamais vers les bois, où j’étais mieux connu. Je
résolus de m’établir sur-le-champ, sans attendre d’avoir acquis
l’usuel pécule, en me servant des maigres ressources que je
m’étais déjà procurées. Mon but en allant à l’Étang de Walden,
était non pas d’y vivre à bon compte plus que d’y vivre
chèrement, mais de conclure certaine affaire personnelle avec le
minimum d’obstacles, et qu’il eût semblé moins triste
qu’insensé de se voir empêché de mener à bien par défaut d’un
peu de sens commun, d’un peu d’esprit d’entreprise et de tour
de main.
Je me suis toujours efforcé d’acquérir des habitudes
strictes en affaire ; elles sont indispensables à tout homme. Estce avec le Céleste Empire que vous trafiquez, alors quelque petit
comptoir sur la côte, dans quelque port de Salem, suffira
comme point d’attache. Vous exporterez tels articles qu’offre le
pays, rien que des produits indigènes, beaucoup de glace et de
bois de pin et un peu de granit, toujours sous pavillon indigène.
Ce seront là de bonnes spéculations. Avoir l’œil sur tous les
détails vous-même en personne ; être à la fois pilote et
capitaine, armateur et assureur ; acheter et vendre, et tenir les
comptes ; lire toutes les lettres reçues, écrire ou lire toutes les
lettres à envoyer ; surveiller le déchargement des importations
nuit et jour ; se trouver sur nombre de points de la côte presque
à la même heure, – il arrivera souvent que le fret le plus riche se
verra déchargé sur une plage de New-Jersey ; – être votre
propre télégraphe, balayant du regard l’horizon sans relâche,
hélant tous les vaisseaux qui passent à destination de quelque
point de la côte ; tenir toujours prête une expédition d’articles,
pour alimenter tel marché aussi lointain qu’insatiable ; vous
tenir vous-même informé de l’état des marchés, des bruits de
guerre et de paix partout, et prévoir les tendances du commerce
et de la civilisation, – mettant à profit les résultats de tous les
voyages d’exploration, usant des nouveaux passages et de tous
les progrès de la navigation ; – les cartes marines à étudier, la
position des récifs, des phares nouveaux, des bouées nouvelles à

– 22 –

déterminer, et toujours et sans cesse les tables de logarithmes à
corriger, car il n’est pas rare que l’erreur d’un calculateur fait
que vient se briser sur un rocher tel vaisseau qui eût dû
atteindre une jetée hospitalière, – il y a le sort inconnu de La
Pérouse ; – la science universelle avec laquelle il faut marcher
de pair, en étudiant la vie de tous les grands explorateurs et
navigateurs, grands aventuriers et marchands, depuis Hannon
et les Phéniciens jusqu’à nos jours ; enfin, le compte des
marchandises en magasin à prendre de temps à autre, pour
savoir où vous en êtes. C’est un labeur à exercer les facultés d’un
homme, – tous ces problèmes de profit et perte, d’intérêt, de
tare et trait, y compris le jaugeage de toute sorte, qui
demandent des connaissances universelles.
J’ai pensé que l’Étang de Walden serait un bon centre
d’affaires, non point uniquement à cause du chemin de fer et du
commerce de la glace ; il offre des avantages qu’il peut ne pas
être de bonne politique de divulguer ; c’est un bon port et une
bonne base. Pas de marais de la Néva à combler ; quoiqu’il vous
faille partout bâtir sur pilotis, enfoncés de votre propre main.
On prétend qu’une marée montante, avec vent d’ouest, et de la
glace dans la Néva, balaieraient Saint-Pétersbourg de la face de
la terre.
Attendu qu’il s’agissait d’une affaire où s’engager sans le
capital usuel, il peut n’être pas facile d’imaginer où ces moyens,
qui seront toujours indispensables à pareille entreprise, se
devaient trouver. En ce qui concerne le vêtement, pour en venir
tout de suite au côté pratique de la question, peut-être en nous
le procurant, sommes-nous guidés plus souvent par l’amour de
la nouveauté, et certain souci de l’opinion des hommes, que par
une véritable utilité. Que celui qui a du travail à faire se rappelle
que l’objet du vêtement est, en premier lieu, de retenir la
chaleur vitale, et, en second lieu, étant donné cet état-ci de
société, de couvrir la nudité, sur quoi il évaluera ce qu’il peut

– 23 –

accomplir de travail nécessaire ou important sans ajouter à sa
garde-robe. Les rois et les reines, qui ne portent un costume
qu’une seule fois, quoique fait par quelque tailleur ou couturière
de leurs majestés, ignorent le bien-être de porter un costume
qui vous va. Ce ne sont guère que chevalets de bois à pendre les
habits du dimanche. Chaque jour nos vêtements s’assimilent
davantage à nous-mêmes, recevant l’empreinte du caractère de
qui les porte, au point que nous hésitons à les mettre au rancart,
sans tel délai, tels remèdes médicaux et autres solennités de ce
genre, tout comme nos corps. Jamais homme ne baissa dans
mon estime pour porter une pièce dans ses vêtements : encore
suis-je sûr qu’en général on s’inquiète plus d’avoir des
vêtements à la mode, ou tout au moins bien faits et sans pièces,
que d’avoir une conscience solide. Alors que l’accroc ne fût-il
pas raccommodé, le pire des vices ainsi dévoilé n’est-il peut-être
que l’imprévoyance. Il m’arrive parfois de soumettre les
personnes de ma connaissance à des épreuves du genre de celleci : qui s’accommoderait de porter une pièce, sinon seulement
deux coutures de trop, sur le genou ? La plupart font comme si
elles croyaient que tel malheur serait la ruine de tout espoir
pour elles dans la vie. Il leur serait plus aisé de gagner la ville à
cloche-pied avec une jambe rompue qu’avec un pantalon fendu.
Arrive-t-il un accident aux jambes d’un monsieur, que souvent
on peut les raccommoder ; mais semblable accident arrive-t-il
aux jambes de son pantalon, que le mal est sans remède ; car ce
dont il fait cas, c’est non pas ce qui est vraiment respectable,
mais ce qui est respecté. Nous connaissons peu d’hommes, mais
combien de vestes et de culottes ! Habillez de votre dernière
chemise un épouvantail, tenez-vous sans chemise à côté, qui ne
s’empressera de saluer l’épouvantail ? Passant devant un champ
de maïs l’autre jour, près d’un chapeau et d’une veste sur un
pieu, je reconnus le propriétaire de la ferme. Il se ressentait
seulement un peu plus des intempéries que lorsque je l’avais vu
pour la dernière fois. J’ai entendu parler d’un chien qui aboyait
après tout étranger approchant du bien de son maître, pourvu
qu’il fût vêtu, et qu’un voleur nu faisait taire aisément. Il est

– 24 –

intéressant de se demander jusqu’où les hommes
conserveraient leur rang respectif si on les dépouillait de leurs
vêtements. Pourriez-vous, en pareil cas, dire avec certitude
d’une société quelconque d’hommes civilisés celui qui
appartenait à la classe la plus respectée ? Lorsque Madame
Pfeiffer, dans ses aventureux voyages autour du monde, de l’est
à l’ouest, eut au retour atteint la Russie d’Asie, elle sentit, ditelle, la nécessité de porter autre chose qu’un costume de voyage
pour aller se présenter aux autorités, car elle « était maintenant
en pays civilisé, où… l’on juge les gens sur l’habit ». Il n’est pas
jusque dans les villes démocratiques de notre NouvelleAngleterre, où la possession accidentelle de la richesse, avec sa
manifestation dans la toilette et l’équipage seuls, ne vaillent au
possesseur presque un universel respect. Mais ceux qui
dispensent tel respect, si nombreux soient-ils, ne sont à cet
égard que païens, et réclament l’envoi d’un missionnaire. En
outre, les vêtements ont introduit la couture, genre de travail
qu’on peut appeler sans fin ; une toilette de femme, en tout cas,
jamais n’est terminée.
L’homme qui à la longue a trouvé quelque chose à faire,
n’aura pas besoin d’acheter un costume neuf pour le mettre à
cet effet ; selon lui l’ancien suffira, qui depuis un temps
indéterminé reste à la poussière dans le grenier. De vieux
souliers serviront à un héros plus longtemps qu’ils n’ont servi à
son valet, – si héros jamais eu valet, – les pieds nus sont plus
vieux que les souliers, et il peut les faire aller. Ceux-là seuls qui
vont en soirée et fréquentent les salles d’assemblées législatives,
doivent avoir des habits neufs, des habits à changer aussi
souvent qu’en eux l’homme change. Mais si mes veste et culotte,
mes chapeau et souliers, sont bons à ce que dedans je puisse
adorer Dieu, ils feront l’affaire ; ne trouvez-vous pas ? Qui
jamais vit ses vieux habits, – sa vieille veste, bel et bien usée,
retournée à ses premiers éléments, au point que ce ne fût un
acte de charité que de l’abandonner à quelque pauvre garçon,
pour être, il se peut, abandonnée par lui à quelque autre plus

– 25 –

pauvre encore, ou, dirons-nous, plus riche, qui pouvait s’en tirer
à moins ? Oui, prenez garde à toute entreprise qui réclame des
habits neufs, et non pas plutôt un porteur d’habits neuf. Si
l’homme n’est pas neuf, comment faire aller les habits neufs ? Si
vous avez en vue quelque entreprise, faites-en l’essai sous vos
vieux habits. Ce qu’il faut aux hommes, ce n’est pas quelque
chose avec quoi faire, mais quelque chose à faire, ou plutôt
quelque chose à être. Sans doute ne devrions-nous jamais nous
procurer de nouveau costume, si déguenillé ou sale que soit
l’ancien, que nous n’ayons dirigé, entrepris ou navigué en
quelque manière, de façon à nous sentir des hommes nouveaux
dans cet ancien, et à ce que le garder équivaille à conserver du
vin nouveau dans de vieilles outres. Notre saison de mue,
comme celle des volatiles, doit être une crise dans notre vie. Le
plongeon, pour la passer, se retire aux étangs solitaires. De
même aussi le serpent rejette sa dépouille, et la chenille son
habit véreux, grâce à un travail et une expansion intérieurs ; car
les hardes ne sont que notre cuticule et enveloppe mortelle 9
extrêmes. Autrement on nous trouvera naviguant sous un faux
pavillon, et nous serons inévitablement rejetés par notre propre
opinion, aussi bien que par celle de l’espèce humaine.
Nous revêtons habit sur habit, comme si nous croissions à
la ressemblance des plantes exogènes par addition externe. Nos
vêtements extérieurs, souvent minces et illusoires, sont notre
épiderme ou fausse peau, qui ne participe pas de notre vie, et
dont nous pouvons nous dépouiller par-ci par-là sans sérieux
dommage ; nos habits plus épais, constamment portés, sont
notre tégument cellulaire, ou « cortex » ; mais nos chemises
sont notre liber ou véritable écorce, qu’on ne peut enlever sans
« charmer » 10 et par conséquent détruire l’homme. Je crois que
toutes les races à certains moments portent quelque chose
9 Hamlet, acte III, sc. 1.
10

« Charmer » en langage forestier, signifie : faire une incision
circulaire à un arbre, opération qui le fait périr.

– 26 –

d’équivalent à la chemise. Il est désirable que l’homme soit vêtu
avec une simplicité qui lui permette de poser les mains sur lui
dans les ténèbres, et qu’il vive à tous égards dans un état de
concision et de préparation tel que l’ennemi vînt-il à prendre la
ville, il puisse, comme le vieux philosophe 11, sortir des portes les
mains vides sans inquiétude. Quand un seul habit, en la plupart
des cas, en vaut trois légers, et que le vêtement à bon marché
s’acquiert à des prix faits vraiment pour contenter le client ;
quand on peut, pour cinq dollars, acheter une bonne veste, qui
durera un nombre égal d’années, pour deux dollars un bon
pantalon, des chaussures de cuir solide pour un dollar et demi la
paire, un chapeau d’été pour un quart de dollar, et une
casquette d’hiver pour soixante-deux cents et demi, laquelle
fabriquée chez soi pour un coût purement nominal sera
meilleure encore, où donc si pauvre qui de la sorte vêtu, sur son
propre salaire, ne trouve homme assez avisé pour lui rendre
hommage ?
Demandé-je des habits d’une forme particulière, que ma
tailleuse de répondre avec gravité : « On ne les fait pas comme
cela aujourd’hui », sans appuyer le moins du monde sur le
« On » comme si elle citait une autorité aussi impersonnelle que
le Destin, et je trouve difficile de faire faire ce que je veux,
simplement parce qu’elle ne peut croire que je veuille ce que je
dis, que j’aie cette témérité. Entendant telle sentence d’oracle, je
reste un moment absorbé en pensée, et j’appuie intérieurement
sur chaque mot l’un après l’autre, afin d’arriver à en déterminer
le sens, afin de découvrir suivant quel degré de consanguinité
On se trouve apparenté à moi, et l’autorité qu’il peut avoir en
une affaire qui me touche de si près ; finalement, je suis porté à
répondre avec un égal mystère, et sans davantage appuyer sur le
« on ». – « C’est vrai, on ne les faisait pas comme cela
jusqu’alors, mais aujourd’hui on les fait comme cela. » À quoi
sert de me prendre ces mesures si, oubliant de prendre celles de
11 Bias, l’un des sept Sages de la Grèce.

– 27 –

mon caractère, elle ne s’occupe que de la largeur de mes
épaules, comme qui dirait une patère à pendre l’habit ? Ce n’est
ni aux Grâces ni aux Parques que nous rendons un culte, mais à
la Mode. Elle file, tisse et taille en toute autorité. Le singe en
chef, à Paris, met une casquette de voyage, sur quoi tous les
singes d’Amérique font de même. Je désespère parfois d’obtenir
quoi que ce soit de vraiment simple et honnête fait en ce monde
grâce à l’assistance des hommes. Il les faudrait auparavant
passer sous une forte presse pour en exprimer les vieilles idées,
de façon à ce qu’ils ne se remettent pas sur pied trop tôt, et alors
se trouverait dans l’assemblée quelqu’un pour avoir une lubie en
tête, éclose d’un œuf déposé là Dieu sait quand, attendu que le
feu même n’arrive pas à tuer ces choses, et vous en seriez pour
vos frais. Néanmoins, nous ne devons pas oublier qu’une momie
passe pour nous avoir transmis du blé égyptien.
À tout prendre, je crois qu’on ne saurait soutenir que
l’habillement s’est, en ce pays plus qu’en n’importe quel autre,
élevé à la dignité d’un art. Aujourd’hui, les hommes s’arrangent
pour porter ce qu’ils peuvent se procurer. Comme des marins
naufragés ils mettent ce qu’ils trouvent sur la plage, et à petite
distance, soit d’étendue, soit de temps, se moquent
réciproquement de leur mascarade. Chaque génération rit des
anciennes modes, tout en suivant religieusement les nouvelles.
Nous portons un regard aussi amusé sur le costume
d’Henri VIII ou de la Reine Elisabeth que s’il s’agissait de celui
du Roi ou de la Reine des Îles Cannibales. Tout costume une
fois ôté est pitoyable et grotesque. Ce n’est que l’œil sérieux qui
en darde et la vie sincère passée en lui, qui répriment le rire et
consacrent le costume de n’importe qui. Qu’Arlequin soit pris de
la colique, et sa livrée devra servir à cette disposition également.
Le soldat est-il atteint par un boulet de canon, que les lambeaux
sont seyants comme la pourpre.
Le goût puéril et barbare qu’hommes et femmes
manifestent pour les nouveaux modèles fait à Dieu sait combien

– 28 –

d’entre eux secouer le kaléidoscope et loucher dedans afin d’y
découvrir la figure particulière que réclame aujourd’hui cette
génération. Les fabricants ont appris que ce goût est purement
capricieux. De deux modèles qui ne diffèrent que grâce à
quelques fils d’une certaine couleur en plus ou en moins, l’un se
vendra tout de suite, l’autre restera sur le rayon, quoique
fréquemment il arrive qu’à une saison d’intervalle c’est le
dernier qui devient le plus à la mode. En comparaison, le
tatouage n’est pas la hideuse coutume pour laquelle il passe. Il
ne saurait être barbare du fait seul que l’impression est à fleur
de peau et inaltérable.
Je ne peux croire que notre système manufacturier soit
pour les hommes le meilleur mode de se procurer le vêtement.
La condition des ouvriers se rapproche de plus en plus chaque
jour de celle des Anglais ; et on ne saurait s’en étonner, puisque,
autant que je l’ai entendu dire ou par moi-même observé, l’objet
principal est, non pas pour l’espèce humaine de se voir bien et
honnêtement vêtue, mais, incontestablement, pour les
corporations de pouvoir s’enrichir. Les hommes n’atteignent en
fin de compte que ce qu’ils visent. Aussi, dussent-ils manquer
sur-le-champ leur but, mieux vaut pour eux viser quelque chose
de haut.
Pour ce qui est d’un Couvert, je ne nie pas que ce ne soit
aujourd’hui un nécessaire de la vie, bien qu’on ait l’exemple
d’hommes qui s’en soient passés durant de longues périodes en
des contrées plus froides que celle-ci. Samuel Laing déclare que
« Le Lapon sous ses vêtements de peau, et dans un sac de peau
qu’il se passe par-dessus la tête et les épaules, dormira toutes les
nuits qu’on voudra sur la neige – par un degré de froid auquel
ne résisterait la vie de quiconque à ce froid exposé sous
n’importe quel costume de laine. » Il les avait vus dormir de la
sorte. Encore ajoute-t-il : « Ils ne sont pas plus endurcis que
d’autres. » Mais probablement, l’homme n’était pas depuis

– 29 –

longtemps sur la terre qu’il avait déjà découvert la commodité
qu’offre une maison, le bien-être domestique, locution qui peut
à l’origine avoir signifié les satisfactions de la maison plus que
celles de la famille, toutes partielles et accidentelles qu’elles
doivent être sous les climats où la maison s’associe dans nos
pensées surtout à l’hiver et à la saison des pluie, et, les deux
tiers de l’année, sauf pour servir de parasol, n’est nullement
nécessaire. Sous notre climat, en été, ce fut tout d’abord presque
uniquement un abri pour la nuit. Dans les gazettes indiennes un
wigwam était le symbole d’une journée de marche, et une
rangée de ces wigwams gravée ou peinte sur l’écorce d’un arbre
signifiait que tant de fois on avait campé. L’homme n’a pas été
fait si fortement charpenté ni si robuste, pour qu’il lui faille
chercher à rétrécir son univers, et entourer de murs un espace à
sa taille. Il fut tout d’abord nu et au grand air ; mais malgré le
charme qu’il y pouvait trouver en temps calme et chaud, dans le
jour, peut-être la saison pluvieuse et l’hiver, sans parler du soleil
torride, eussent-ils détruit son espèce en germe s’il ne se fût
hâté d’endosser le couvert d’une maison. Adam et Ève, suivant
la fable, revêtirent le berceau de feuillage avant autres
vêtements. Il fallut à l’homme un foyer, un lieu de chaleur, ou
de bien-être, d’abord de chaleur physique, puis la chaleur des
affections.
Il est possible d’imaginer un temps où, en l’enfance de la
race humaine, quelque mortel entreprenant s’insinua en un trou
de rocher pour abri. Tout enfant recommence le monde, jusqu’à
un certain point, et se plaît à rester dehors, fût-ce dans
l’humidité et le froid. Il joue à la maison tout comme au cheval,
poussé en cela par un instinct. Qui ne se rappelle l’intérêt avec
lequel, étant jeune, il regardait les rochers en surplomb ou les
moindres abords de caverne ? C’était l’aspiration naturelle de
cette part d’héritage laissée par notre plus primitif ancêtre qui
survivait encore en nous. De la caverne nous sommes passés
aux toits de feuilles de palmier, d’écorce et branchages, de toile
tissée et tendue, d’herbe et paille, de planches et bardeaux, de

– 30 –

pierres et tuiles. À la fin, nous ne savons plus ce que c’est que de
vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus
de rapports que nous ne pensons. De l’âtre au champ grande est
la distance. Peut-être serait-ce un bien pour nous d’avoir à
passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous
et les corps célestes, et que le poète parlât moins de sous un toit,
ou que le saint n’y demeurât pas si longtemps. Les oiseaux ne
chantent pas dans les cavernes, plus que les colombes ne
cultivent leur innocence dans les colombiers.
Toutefois, se propose-t-on de bâtir une demeure, qu’il
convient de montrer quelque sagacité yankee, pour ne pas, en
fin de compte, se trouver à la place dans un work-house, un
labyrinthe sans fil, un musée, un hospice, une prison ou quelque
splendide mausolée. Réfléchissez d’abord à la légèreté que peut
avoir l’abri absolument nécessaire. J’ai vu des Indiens
Penobscot, en cette ville, habiter des tentes de mince cotonnade,
alors que la neige était épaisse de près d’un pied autour d’eux, et
je songeai qu’ils eussent été contents de la voir plus épaisse pour
écarter le vent. Autrefois, lorsque la façon de gagner ma vie
honnêtement, en ayant du temps de reste pour mes travaux
personnels, était une question qui me tourmentait plus encore
qu’elle ne fait aujourd’hui, car malheureusement je me suis
quelque peu endurci, j’avais coutume de voir le long de la voie
du chemin de fer une grande boîte, de six pieds de long sur trois
de large, dans quoi les ouvriers serraient leurs outils le soir, et
l’idée me vint que tout homme, à la rigueur, pourrait
moyennant un dollar s’en procurer une semblable, pour, après y
avoir percé quelques trous de vrille afin d’y admettre au moins
l’air, s’introduire dedans lorsqu’il pleuvait et le soir, puis fermer
le couvercle au crochet, de la sorte avoir liberté d’amour, en son
âme être libre 12. Il ne semblait pas que ce fût la pire, ni, à tout
prendre, une méprisable alternative. Vous pouviez veiller aussi
tard que bon vous semblait, et, à quelque moment que vous
12 Richard Lovelace, To Althea from Prison.

– 31 –

vous leviez, sortir sans avoir le propriétaire du sol ou de la
maison à vos trousses rapport au loyer. Maint homme se voit
harcelé à mort pour payer le loyer d’une boîte plus large et plus
luxueuse, qui n’eût pas gelé à mort en une boîte comme celle-ci.
Je suis loin de plaisanter. L’économie est un sujet qui admet de
se voir traité avec légèreté, mais dont on ne saurait se départir
de même. Une maison confortable, pour une race rude et
robuste, qui vivait le plus souvent dehors, était jadis faite ici
presque entièrement de tels matériaux que la Nature vous
mettait tout prêts sous la main. Gookin, qui fut surintendant
des Indiens sujets de la colonie de Massachusetts, écrivant en
1674, déclare : « Les meilleures de leurs maisons sont couvertes
fort proprement, de façon à tenir calfeutré et au chaud,
d’écorces d’arbres, détachées de leurs troncs au temps où l’arbre
est en sève, et transformées en grandes écailles, grâce à la
pression de fortes pièces de bois, lorsqu’elles sont fraîches… Les
maisons plus modestes sont couvertes de nattes qu’ils
fabriquent à l’aide d’une espèce de jonc, et elles aussi tiennent
passablement calfeutré et au chaud, sans valoir toutefois les
premières… J’en ai vu de soixante ou cent pieds de long sur
trente de large… Il m’est arrivé souvent de loger dans leurs
wigwams, et je les ai trouvés aussi chauds que les meilleures
maisons anglaises. » Il ajoute qu’à l’intérieur le sol était
ordinairement recouvert et les murs tapissés de nattes brodées
d’un travail excellent, et qu’elles étaient meublées d’ustensiles
divers. Les Indiens étaient allés jusqu’à régler l’effet du vent au
moyen d’une natte suspendue au-dessus du trou qui s’ouvrait
dans le toit et mue par une corde. Dans le principe un abri de ce
genre se construisait en un jour ou deux tout au plus, pour être
démoli et emporté en quelques heures ; et il n’était pas de
famille qui ne possédât la sienne, ou son appartement en l’une
d’elles.
À l’état sauvage toute famille possède un abri valant les
meilleurs, et suffisant pour ses besoins primitifs et plus
simples ; mais je ne crois pas exagérer en disant que si les

– 32 –

oiseaux du ciel ont leurs nids, les renards leurs tanières, et les
sauvages leurs wigwams, il n’est pas dans la société civilisée
moderne plus de la moitié des familles qui possède un abri.
Dans les grandes villes et cités, où prévaut spécialement la
civilisation, le nombre de ceux qui possèdent un abri n’est que
l’infime minorité. Le reste paie pour ce vêtement le plus
extérieur de tous, devenu indispensable été comme hiver, un
tribut annuel qui suffirait à l’achat d’un village entier de
wigwams indiens, mais qui pour l’instant contribue au maintien
de sa pauvreté sa vie durant. Je ne veux pas insister ici sur le
désavantage de la location comparée à la possession, mais il est
évident que si le sauvage possède en propre son abri, c’est à
cause du peu qu’il coûte, tandis que si l’homme civilisé loue en
général le sien, c’est parce qu’il n’a pas le moyen de le posséder ;
plus qu’il ne finit à la longue par avoir davantage le moyen de le
louer. Mais répond-on, il suffit au civilisé pauvre de payer cette
taxe pour s’assurer une demeure qui est un palais comparée à
celle du sauvage. Une redevance annuelle de vingt-cinq à cent
dollars – tels sont les prix du pays – lui donne droit aux
avantages des progrès réalisés par les siècles, appartements
spacieux, peinture et papier frais, cheminée Rumford, enduit de
plâtre, jalousies, pompe en cuivre, serrure à ressort, l’avantage
d’une cave, et maintes autres choses. Mais comment se fait-il
que celui qui passe pour jouir de tout cela soit si communément
un civilisé pauvre, alors que le sauvage qui ne le possède pas,
soit riche comme un sauvage ? Si l’on affirme que la civilisation
est un progrès réel dans la condition de l’homme – et je crois
qu’elle l’est, mais que les sages seulement utilisent leurs
avantages, – il faut montrer qu’elle a produit de meilleures
habitations sans les rendre plus coûteuses : or, le coût d’une
chose est le montant de ce que j’appellerai la vie requise en
échange, immédiatement ou à la longue. Une maison moyenne
dans ce voisinage coûte peut-être huit cents dollars, et pour
amasser cette somme il faudra de dix à quinze années de la vie
du travailleur, même s’il n’est pas chargé de famille – en
estimant la valeur pécuniaire du travail de chaque homme à un

– 33 –

dollar par jour, car si certains reçoivent plus, d’autres reçoivent
moins – de sorte qu’en général il lui aura fallu passer plus de la
moitié de sa vie avant d’avoir gagné son wigwam. Le supposonsnous au lieu de cela payer un loyer, que c’est tout simplement le
choix douteux entre deux maux. Le sauvage eût-il été sage
d’échanger son wigwam contre un palais à de telles conditions ?
On devinera que je ramène, autant qu’il y va de l’individu,
presque tout l’avantage de garder une propriété superflue
comme fond en réserve pour l’avenir, surtout au défraiement
des dépenses funéraires. Mais peut-être l’homme n’est-il pas
requis de s’ensevelir lui-même. Néanmoins voilà qui indique
une distinction importante entre le civilisé et le sauvage ; et sans
doute a-t-on des intentions sur nous pour notre bien, en faisant
de la vie d’un peuple civilisé une institution, dans laquelle la vie
de l’individu se voit à un degré considérable absorbée, en vue de
conserver et perfectionner celle de la race. Mais je désire
montrer grâce à quel sacrifice s’obtient actuellement cet
avantage, et suggérer que nous pouvons peut-être vivre de façon
à nous assurer tout l’avantage sans avoir en rien à souffrir du
désavantage. Qu’entendez-vous en disant que le pauvre, vous
l’avez toujours avec vous, ou que les pères ont mangé des raisins
verts, et les dents des enfants en sont agacées 13 ?
« Je suis vivant, dit le Seigneur, vous n’aurez plus lieu de
dire ce proverbe en Israël. »
« Voici, toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils comme
l’âme du père, l’une et l’autre sont à moi ; l’âme qui pèche c’est
celle qui mourra 14. »
Si j’envisage mes voisins, les fermiers de Concord, au
moins aussi à leur aise que les gens des autres classes, je
13 Jean, XII, 3.

14 Ézéchiel, XVIII, 2, 3, 4.

– 34 –

constate que, pour la plupart, ils ont peiné vingt, trente ou
quarante années pour devenir les véritables propriétaires de
leurs fermes, qu’en général ils ont héritées avec des charges, ou
achetées avec de l’argent emprunté à intérêt, – et nous pouvons
considérer un tiers de ce labeur comme représentant le coût de
leurs maisons – mais qu’ordinairement ils n’ont pas encore
payées. Oui, les charges quelquefois l’emportent sur la valeur de
la ferme, au point que la ferme elle-même devient toute une
lourde charge, sans qu’il manque de se trouver un homme pour
en hériter, lequel déclare la connaître à fond, comme il dit.
M’adressant aux répartiteurs d’impôts, je m’étonne d’apprendre
qu’ils sont incapables de nommer d’emblée douze personnes de
la ville en possession de fermes franches et nettes de toute
charge. Si vous désirez connaître l’histoire de ces domaines,
interrogez la banque où ils sont hypothéqués. L’homme qui a
bel et bien payé sa ferme grâce au travail fourni dessus est si
rare que tout voisin peut le montrer du doigt. Je me demande
s’il en existe trois à Concord. Ce qu’on a dit des marchands,
qu’une très forte majorité, même quatre-vingt-dix-sept pour
cent, sont assurés de faire faillite, est également vrai des
fermiers. Pour ce qui est des marchands, cependant, l’un d’eux
déclare avec justesse que leurs faillites, en grande partie, ne
sont pas de véritables faillites pécuniaires, mais de simples
manquements à remplir leurs engagements, parce que c’est
incommode, – ce qui revient à dire que c’est le moral qui
flanche. Mais voilà qui aggrave infiniment le cas, et suggère, en
outre, que selon toute probabilité les trois autres eux-mêmes ne
réussissent pas à sauver leurs âmes, et sont peut-être
banqueroutiers dans un sens pire que ceux qui font
honnêtement faillite. La banqueroute et la dénégation de dettes
sont les tremplins d’où s’élance pour opérer ses culbutes pas
mal de notre civilisation, tandis que le sauvage, lui, reste debout
sur la planche non élastique de la famine. N’empêche que le
Concours Agricole du Middlesex se passe ici chaque année avec

– 35 –

éclat 15, comme si tous les rouages de la machine agricole étaient
bien graissés.
Le fermier s’efforce de résoudre le problème d’une
existence suivant une formule plus compliquée que le problème
lui-même. Pour se procurer ses cordons de souliers il spécule
sur des troupeaux de bétail. Avec un art consommé il a tendu
son piège à l’aide d’un cheveu pour attraper confort et
indépendance, et voilà qu’en faisant demi-tour il s’est pris la
jambe dedans. Telle la raison pour laquelle il est pauvre ; et c’est
pour semblable raison que tous nous sommes pauvres
relativement à mille conforts sauvages, quoique entourés de
luxe. Comme Chapman le chante 16 :
The false society of men –
– for earthly greatness
All heavenly comforts rarefies to air. 17
Et lorsque le fermier possède enfin sa maison, il se peut
qu’au lieu d’en être plus riche il en soit plus pauvre, et que ce
soit la maison qui le possède. Si je comprends bien, ce fut une
solide objection présentée par Momus contre la maison que
bâtit Minerve, qu’elle ne « l’avait pas faite mobile, grâce à quoi
l’on pouvait éviter un mauvais voisinage » ; et encore peut-on la
présenter, car nos maisons sont une propriété si difficile à
remuer que bien souvent nous y sommes en prison plutôt qu’en
un logis ; et le mauvais voisinage à éviter est bien la gale qui
15 En français dans le texte.
16

George Chapman (1559-1634), poète et auteur dramatique
anglais, ayant eu le sens profond de son devoir et de sa responsabilité
comme poète et penseur. Eut bien entendu maille à partir avec le
Gouvernement et les gens de son temps.
17 La fausse société des hommes –
– pour la grandeur terrestre
Dissout à néant toutes douceurs célestes.

– 36 –

nous ronge. Je connais en cette ville-ci une ou deux familles,
pour le moins, qui depuis près d’une génération désirent vendre
leurs maisons situées dans les environs pour aller habiter le
village 18 sans pouvoir y parvenir, et que la mort seule délivrera.
Il va sans dire que la majorité finit par être à même soit de
posséder soit de louer la maison moderne avec tous ses
perfectionnements. Dans le temps qu’elle a passé à
perfectionner nos maisons, la civilisation n’a pas perfectionné
de même les hommes appelés à les habiter. Elle a créé des
palais, mais il était plus malaisé de créer des gentilshommes et
des rois. Et si le but poursuivi par l’homme civilisé n’est pas
plus respectable que celui du sauvage, si cet homme emploie la
plus grande partie de sa vie à se procurer uniquement un
nécessaire et un bien-être grossiers, pourquoi aurait-il une
meilleure habitation que l’autre ?
Mais quel est le sort de la pauvre minorité ? Peut-être
reconnaîtra-t-on que juste en la mesure où les uns se sont
trouvés au point de vue des conditions extérieures placés audessus du sauvage, les autres se sont trouvés dégradés audessous de lui. Le luxe d’une classe se voit contrebalancé par
l’indigence d’une autre. D’un côté le palais, de l’autre les
hôpitaux et le « pauvre honteux ». Les myriades qui bâtirent les
pyramides destinées à devenir les tombes des pharaons étaient
nourries d’ail, et sans doute n’étaient pas elles-mêmes
décemment enterrées. Le maçon qui met la dernière main à la
corniche du palais, retourne le soir peut-être à une hutte qui ne
vaut pas un wigwam. C’est une erreur de supposer que dans un
pays où existent les témoignages usuels de la civilisation, la
condition d’une très large part des habitants ne peut être aussi
avilie que celle des sauvages. Je parle des pauvres avilis, non pas
pour le moment des riches avilis. Pour l’apprendre nul besoin
18

ville.

Les Américains de cette époque employaient le mot village pour

– 37 –

de regarder plus loin que les cabanes qui partout bordent nos
voies de chemins de fer, ce dernier progrès de la civilisation ; où
je vois en mes tournées quotidiennes des êtres humains vivre
dans des porcheries, et tout l’hiver la porte ouverte, pour y voir,
sans la moindre provision de bois apparente, souvent
imaginable, où les formes des jeunes comme des vieux sont à
jamais ratatinées par la longue habitude de trembler de froid et
de misère, où le développement de tous leurs membres et
facultés se trouve arrêté. Il est certainement bon de regarder
cette classe grâce au labeur de laquelle s’accomplissent les
travaux qui distinguent cette génération. Telle est aussi, à un
plus ou moins haut degré la condition des ouvriers de tout ordre
en Angleterre, le grand workhouse 19 du monde. Encore
pourrais-je vous renvoyer à l’Irlande, que la carte présente
comme une de ses places blanches ou éclairées. Mettez en
contraste la condition physique de l’Irlandais avec celle de
l’Indien de l’Amérique du Nord, ou de l’insulaire de la Mer du
Sud, ou de toute autre race sauvage avant qu’elle se soit
dégradée au contact de l’homme civilisé. Cependant je n’ai
aucun doute que ceux qui gouvernent ce peuple ne soient doués
d’autant de sagesse que la moyenne des gouvernants civilisés.
Sa condition prouve simplement le degré de malpropreté
compatible avec la civilisation. Guère n’est besoin de faire
allusion maintenant aux travailleurs de nos États du Sud, qui
produisent les objets principaux d’exportation de ce pays et ne
sont eux-mêmes qu’un produit marchand du Sud. Je m’en
tiendrai à ceux qui passent pour être dans des conditions
ordinaires.
On dirait qu’en général les hommes n’ont jamais réfléchi à
ce que c’est qu’une maison, et sont réellement quoique
inutilement pauvres toute leur vie parce qu’ils croient devoir
mener la même que leurs voisins. Comme s’il fallait porter
19

Workhouse, qui veut dire « maison de travail », a le sens
également de « pénitencier ».

– 38 –

n’importe quelle sorte d’habit que peut vous couper le tailleur,
ou, en quittant progressivement le chapeau de feuille de palmier
ou la casquette de marmotte, se plaindre de la dureté des temps
parce que vos moyens ne vous permettent pas de vous acheter
une couronne ! Il est possible d’inventer une maison encore plus
commode et plus luxueuse que celle que nous avons, laquelle
cependant tout le monde admettra qu’homme ne saurait suffire
à payer. Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage,
et non parfois à nous contenter de moins ? Le respectable
bourgeois enseignera-t-il ainsi gravement, de précepte et
d’exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir,
avant de mourir, d’un certain nombre de « caoutchoucs »
superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d’amis pour
de vains amis ? Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi
simple que celui de l’Arabe ou de l’Indien ? Lorsque je pense
aux bienfaiteurs de la race, ceux que nous avons apothéosés
comme messagers du ciel, porteurs de dons divins à l’adresse de
l’homme, je n’imagine pas de suite sur leurs talons, plus que de
charretée de meubles à la mode. Ou me faudra-t-il reconnaître
– singulière reconnaissance ! – que notre mobilier doit être plus
compliqué que celui de l’Arabe, en proportion de notre
supériorité morale et intellectuelle sur lui ? Pour le présent nos
maisons en sont encombrées, et toute bonne ménagère en
pousserait volontiers la majeure partie au fumier pour ne laisser
pas inachevée sa besogne matinale. La besogne matinale ! Par
les rougeurs de l’Aurore et la musique de Memnon, quelle
devrait être la besogne matinale de l’homme en ce monde ?
J’avais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais
je fus épouvanté de m’apercevoir qu’ils demandaient à être
époussetés chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit était
encore tout non épousseté. Écœuré, je les jetai par la fenêtre.
Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ?
Plutôt me serais-je assis en plein air, car il ne s’amoncelle pas de
poussière sur l’herbe, sauf où l’homme a entamé le sol.

– 39 –

C’est le voluptueux, c’est le dissipé, qui lancent les modes
que si scrupuleusement suit le troupeau. Le voyageur qui
descend dans les bonnes maisons, comme on les appelle, ne
tarde pas à s’en apercevoir, car les aubergistes le prennent pour
un Sardanapale, et s’il se soumettait à leurs tendres attentions,
il ne tarderait pas à se voir complètement émasculé. Je crois
qu’en ce qui concerne la voiture de chemin de fer nous inclinons
à sacrifier plus au luxe qu’à la sécurité et la commodité, et que,
sans atteindre à celles-ci, elle menace de ne devenir autre chose
qu’un salon moderne, avec ses divans, ses ottomanes, ses stores,
et cent autres choses orientales, que nous emportons avec nous
vers l’ouest, inventées pour les dames du harem et ces habitants
efféminés du Céleste Empire, dont Jonathan devrait rougir de
connaître les noms. J’aimerais mieux m’asseoir sur une
citrouille et l’avoir à moi seul, qu’être pressé par la foule sur un
coussin de velours. J’aimerais mieux parcourir la terre dans un
char à bœufs, avec une libre circulation d’air, qu’aller au ciel
dans la voiture de fantaisie d’un train d’excursion en respirant
la malaria tout le long de la route.
La simplicité et la nudité mêmes de la vie de l’homme aux
âges primitifs impliquent au moins cet avantage, qu’elles le
laissaient n’être qu’un passant dans la nature. Une fois rétabli
par la nourriture et le sommeil il contemplait de nouveau son
voyage. Il demeurait, si l’on peut dire, sous la tente ici-bas, et
passait le temps à suivre les vallées, à traverser les plaines, ou à
grimper au sommet des monts. Mais voici les hommes devenus
les outils de leurs outils ! L’homme qui en toute indépendance
cueillait les fruits lorsqu’il avait faim, est devenu un fermier ; et
celui qui debout sous un arbre en faisait son abri, un maître de
maison. Nous ne campons plus aujourd’hui pour une nuit, mais
nous étant fixés sur la terre avons oublié le ciel. Nous avons
adopté le Christianisme simplement comme une méthode
perfectionnée d’agri-culture. Nous avons bâti pour ce monde-ci
une résidence de famille et pour le prochain une tombe de
famille. Les meilleures œuvres d’art sont l’expression de la lutte

– 40 –

que soutient l’homme pour s’affranchir de cet état, mais tout
l’effet de notre art est de rendre confortable cette basse
condition-ci et de nous faire oublier cette plus haute conditionlà. Il n’y a véritablement pas place en ce village pour l’érection
d’une œuvre des beaux-arts, s’il nous en était venu la moindre,
car nos existences, nos maisons, nos rues, ne lui fournissent nul
piédestal convenable. Il n’y a pas un clou pour y pendre un
tableau, pas une planche pour recevoir le buste d’un héros ou
d’un saint. Lorsque je réfléchis à la façon dont nos maisons sont
bâties, au prix que nous les payons, ou ne payons pas, et à ce qui
préside à la conduite comme à l’entretien de leur économie
intérieure, je m’étonne que le plancher ne cède pas sous les
pieds du visiteur dans le temps qu’il admire les bibelots
couvrant la cheminée, pour le faire passer dans la cave jusqu’à
quelque solide et honnête quoique terreuse fondation. Je ne
peux m’empêcher de remarquer que cette vie soi-disant riche et
raffinée est une chose sur laquelle on a bondi, et je me rends
malaisément compte des délices offertes par les beaux-arts qui
l’adornent, mon attention étant tout entière absorbée par le
bond ; je me rappelle en effet que le plus grand saut naturel dû
aux seuls muscles humains, selon l’histoire, est celui de certains
Arabes nomades, qui passent pour avoir franchi vingt-cinq
pieds en terrain plat. Sans appui factice l’homme est sûr de
revenir à la terre au-delà de cette distance. La première
question que je suis tenté de poser au propriétaire d’une pareille
impropriété est : « Qui vous étaye ? Êtes-vous l’un des quatrevingt-dix-sept qui font faillite, ou l’un des trois qui
réussissent ? » Répondez à ces questions, et peut-être alors
pourrai-je regarder vos babioles en les trouvant ornementales.
La charrue devant les bœufs n’est belle ni utile. Avant de
pouvoir orner nos maisons de beaux objets, il faut en mettre à
nu les murs, comme il faut mettre à nu nos existences, puis
poser pour fondement une belle conduite de maison et une belle
conduite de vie : or, c’est surtout en plein air, où il n’est maison
ni maître de maison, que se cultive le goût du beau.

– 41 –

Le vieux Johnson en son Wonder-Working Providence 20,
parlant des premiers colons de cette ville-ci, colons dont il était
le contemporain, nous dit : « Ils se creusent un trou en guise de
premier abri au pied de quelque versant de colline, et, après
avoir lancé le déblai en l’air sur du bois de charpente, font un
feu fumeux contre la terre, du côté le plus élevé. » Ils ne « se
pourvurent de maisons », ajoute-t-il, « que lorsque la terre,
grâce à Dieu, produisit du pain pour les nourrir », et si légère fut
la récolte de la première année, qu’« ils durent, pendant un bon
moment, couper leur pain très mince ». Le secrétaire de la
province des Nouveaux Pays-Bas, écrivant en hollandais, en
1650, pour l’enseignement de qui désirait y acquérir des terres,
constate de façon plus spéciale que « ceux qui, dans les
Nouveaux Pays-Bas, et surtout en Nouvelle-Angleterre, n’ont
pas les moyens de commencer par construire des maisons de
ferme suivant leurs désirs, creusent une fosse carrée dans le sol,
en forme de cave, de six à sept pieds de profondeur, de la
longueur et de la largeur qu’ils jugent convenable, revêtent de
bois la terre à l’intérieur tout autour du mur, et tapissent ce bois
d’écorce d’arbre ou de quelque chose autre afin de prévenir les
éboulements ; planchéient cette cave, et la lambrissent audessus de la tête en guise de plafond, élèvent un toit d’espars sur
le tout, et couvrent ces espars d’écorce ou de mottes d’herbe, de
manière à pouvoir vivre au sec et au chaud en ces maisons, eux
et tous les leurs, des deux, trois et quatre années, étant sousentendu qu’on fait traverser de cloisons ces caves adaptées à la
mesure de la famille. Les riches et principaux personnages de la
Nouvelle-Angleterre, au début des colonies, commencèrent
leurs premières habitations dans ce style, pour deux motifs :
premièrement, afin de ne pas perdre de temps à bâtir, et ne pas
manquer de nourriture à la saison suivante ; secondement, afin
de ne pas rebuter le peuple de travailleurs pauvres qu’ils
amenaient par cargaisons de la mère-patrie. Au bout de trois ou
20

Traduction : La Providence en Travail de Merveilles, histoire de
la fondation et des premiers temps du Massachusetts.

– 42 –

quatre ans, le pays une fois adapté à l’agriculture, ils se
construisirent de belles maisons, auxquelles ils consacrèrent des
milliers de dollars. »
En ce parti adopté par nos ancêtres il y avait tout au moins
un semblant de prudence, comme si leur principe était de
satisfaire d’abord aux plus urgents besoins. Mais est-ce aux plus
urgents besoins, que l’on satisfait aujourd’hui ? Si je songe à
acquérir pour moi-même quelqu’une de nos luxueuses
habitations, je m’en vois détourné, car, pour ainsi parler, le pays
n’est pas encore adapté à l’humaine culture, et nous sommes
encore forcés de couper notre pain spirituel en tranches
beaucoup plus minces que ne faisaient nos ancêtres leur pain de
froment. Non point que tout ornement architectural soit à
négliger même dans les périodes les plus primitives ; mais que
nos maisons commencent par se garnir de beauté, là où elles se
trouvent en contact avec nos existences, comme l’habitacle du
coquillage, sans être étouffées dessous. Hélas ! j’ai pénétré dans
une ou deux d’entre elles et sais de quoi elles sont garnies.
Bien que nous ne soyons pas dégénérés au point de ne
pouvoir à la rigueur vivre aujourd’hui dans une grotte ou dans
un wigwam, sinon porter des peaux de bête, il est mieux
certainement d’accepter les avantages, si chèrement payés
soient-ils, qu’offrent l’invention et l’industrie du genre humain.
En tel pays que celui-ci, planches et bardeaux, chaux et briques,
sont meilleur marché et plus faciles à trouver que des grottes
convenables, ou des troncs entiers, ou de l’écorce en quantités
suffisantes, ou même de l’argile bien trempée ou des pierres
plates. Je parle de tout cela en connaissance de cause, attendu
que je m’y suis initié de façon à la fois théorique et pratique.
Avec un peu plus d’entendement, nous pourrions employer ces
matières premières à devenir plus riches que les plus riches
d’aujourd’hui, et à faire de notre civilisation une grâce du ciel.
L’homme civilisé n’est autre qu’un sauvage de plus d’expérience

– 43 –

et de plus de sagesse. Mais hâtons-nous d’en venir à ma propre
expérience.
Vers la fin de mars 1845, ayant emprunté une hache, je
m’en allai dans les bois qui avoisinent l’étang de Walden, au
plus près duquel je me proposais de construire une maison, et
me mis à abattre quelques grands pins Weymouth fléchus,
encore en leur jeunesse, comme bois de construction. Il est
difficile de commencer sans emprunter, mais sans doute est-ce
la plus généreuse façon de souffrir que vos semblables aient un
intérêt dans votre entreprise. Le propriétaire de la hache,
comme il en faisait l’abandon, déclara que c’était la prunelle de
son œil ; mais je la lui rendis plus aiguisée que je ne la reçus.
C’était un aimable versant de colline que celui où je travaillais,
couvert de bois de pins, à travers lesquels je promenais mes
regards sur l’étang, et d’un libre petit champ au milieu d’eux,
d’où s’élançaient des pins et des hickorys. La glace de l’étang qui
n’avait pas encore fondu, malgré quelques espaces découverts,
se montrait toute de couleur sombre et saturée d’eau. Il survint
quelques légères chutes de neige dans le temps que je travaillais
là ; mais en général lorsque je m’en revenais au chemin de fer
pour rentrer chez moi, son amas de sable jaune s’allongeait au
loin, miroitant dans l’atmosphère brumeuse, les rails brillaient
sous le soleil printanier, et j’entendais l’alouette 21, le pewee et
d’autres oiseaux déjà là pour inaugurer une nouvelle année avec
nous. C’étaient d’aimables jours de printemps, où l’hiver du
mécontentement de l’homme 22 fondait tout comme le gel de la
terre, et où la vie après être restée engourdie commençait à
s’étirer. Un jour que ma hache s’étant défaite j’avais coupé un
hickory vert pour fabriquer un coin, enfoncé ce coin à l’aide
d’une pierre, et mis le tout à tremper dans une mare pour faire
21

Il s’agit ici de la « meadow-lark », mot à mot : alouette des prés,
se rapprochant de notre sansonnet.
22 Shakespeare, Richard III.

– 44 –

gonfler le bois, je vis un serpent rayé entrer dans l’eau, au fond
de laquelle il resta étendu, sans en paraître incommodé, aussi
longtemps que je restai là, c’est-à-dire plus d’un quart d’heure ;
peut-être parce qu’il était encore sous l’influence de la léthargie.
Il me parut qu’à semblable motif les hommes doivent de rester
dans leur basse et primitive condition présente ; mais s’ils
venaient à sentir l’influence du printemps des printemps les
réveiller, ils s’élèveraient nécessairement à une vie plus haute et
plus éthérée. J’avais auparavant vu sur mon chemin, par les
matins de gelée, les serpents attendre que le soleil dégelât des
portions de leurs corps demeurées engourdies et rigides. Le
premier avril il plut et la glace fondit, et aux premières heures
du jour, heures d’épais brouillard, j’entendis une oie traînarde,
qui devait voler à tâtons de côté et d’autre au-dessus de l’étang,
cacarder comme perdue, ou telle l’esprit du brouillard.
Ainsi continuai-je durant quelques jours à couper et
façonner du bois de charpente, aussi des étais et des chevrons,
tout cela avec ma modeste hache, sans nourrir beaucoup de
pensées communicables ou savantes, en me chantant à moimême :
Men say they know many things ;
But lo ! they have taken wings, –
The arts and sciences,
And a thousand appliances :
The wind that blows
Is all that anybody knows. 23
Je taillai les poutres principales de six pouces carrés, la
plupart des étais sur deux côtés seulement, les chevrons et
solives sur un seul côté, en laissant dessus le reste de l’écorce, de
23

L’homme prétend à maint savoir ; / N’a-t-il les ailes de l’espoir –
/ Les arts et les sciences, / Et mille conséquences ? / Le vent qui renaît, /
Voilà ce qu’on sait.

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sorte qu’ils étaient tout aussi droits et beaucoup plus forts que
ceux qui passent par la scie. Il n’est pas de pièce qui ne fut avec
soin mortaisée ou ténonnée à sa souche, car vers ce temps-là
j’avais emprunté d’autres outils. Mes journées dans les bois n’en
étaient pas de bien longues ; toutefois j’emportais d’ordinaire
mon dîner de pain et de beurre, et lisais le journal qui
l’enveloppait, à midi, assis parmi les rameaux verts détachés par
moi des pins, tandis qu’à ma miche se communiquait un peu de
leur senteur, car j’avais les mains couvertes d’une épaisse
couche de résine. Avant d’avoir fini j’étais plutôt l’ami que
l’ennemi des pins, quoique j’en eusse abattu quelques-uns,
ayant fait avec eux plus ample connaissance. Parfois il arrivait
qu’un promeneur dans le bois s’en vînt attiré par le bruit de ma
hache, et nous bavardions gaiement par-dessus les copeaux
dont j’étais l’auteur.
Vers le milieu d’avril, car je ne mis nulle hâte dans mon
travail, et tâchai plutôt de le mettre à profit, la charpente de ma
maison, achevée, était prête à se voir dressée. J’avais acheté
déjà la cabane de James Collins, un Irlandais qui travaillait au
chemin de fer de Fitchburg, pour avoir des planches. La cabane
de James Collins passait pour particulièrement belle. Lorsque
j’allai la voir il était absent. Je me promenai tout autour,
d’abord inaperçu de l’intérieur, tant la fenêtre en était renfoncée
et haut placée. De petites dimensions, elle avait un toit de
cottage en pointe, et l’on n’en pouvait voir guère davantage,
entourée qu’elle se trouvait d’une couche de boue épaisse de
cinq pieds, qu’on eût prise pour un amas d’engrais. Le toit en
était la partie la plus saine, quoique le soleil en eût déjeté et
rendu friable une bonne portion. De seuil, il n’était question,
mais à sa place un passage à demeure pour les poules sous la
planche de la porte. Mrs C. vint à cette porte et me demanda de
vouloir bien prendre un aperçu de l’intérieur. Mon approche
provoqua l’entrée préalable des poules. Il y faisait noir, et le
plancher, rien qu’une planche par-ci par-là qui ne supporterait
pas le déplacement, en grande partie recouvert de saleté, était

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humide, visqueux, et faisait frissonner. Elle alluma une lampe
pour me montrer l’intérieur du toit et des murs, et aussi que le
plancher s’étendait jusque sous le lit, tout en me mettant en
garde contre une incursion dans la cave, sorte de trou aux
ordures profond de deux pieds. Suivant ses propres paroles,
c’étaient « de bonnes planches en l’air, de bonnes planches tout
autour, et une bonne fenêtre », – de deux carreaux tout entiers
à l’origine, sauf que le chat était dernièrement sorti par là. Il y
avait un poêle, un lit, et une place pour s’asseoir, un enfant là tel
qu’il était né, une ombrelle de soie, un miroir à cadre doré, un
moulin à café neuf et breveté, cloué à un plançon de chêne, un
point, c’est tout. Le marché fut tôt conclu, car James, sur les
entrefaites, était rentré. J’aurais à payer ce soir quatre dollars
vingt-cinq cents, et lui à déguerpir à cinq heures demain matin
sans vendre à personne autre d’ici là : j’entrerais en possession à
six heures. Il serait bon, ajouta-t-il, d’être là de bonne heure,
afin de prévenir certaines réclamations pas très claires et encore
moins justes rapport à la redevance et au combustible. C’était là,
m’assura-t-il, le seul et unique ennui. À six heures je le croisai
sur la route, lui et sa famille. Tout leur avoir – lit, moulin à café,
miroir, poules – tenait en un seul gros paquet, tout sauf le chat ;
ce dernier s’adonna aux bois, où il devint chat sauvage et,
suivant ce que j’appris dans la suite, mit la patte dans un piège à
marmottes, pour ainsi devenir en fin de compte un chat mort.
Je démolis cette demeure le matin même, en retirai les
clous, et la transportai par petites charretées au bord de l’étang,
où j’étendis les planches sur l’herbe pour y blanchir et se
redresser au soleil. Certaine grive matinale lança une note ou
deux en mon honneur comme je suivais en voiture le sentier des
bois. Je fus traîtreusement averti par un jeune Patrick que dans
les intervalles du transport le voisin Seeley, un Irlandais,
transférait dans ses poches les clous, crampons et chevilles
encore passables, droits et enfonçables, pour rester là, quand je
revenais, à bavarder, et comme si de rien n’était, de son air le
plus innocent, lever les yeux de nouveau sur le désastre ; il y

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avait disette d’ouvrage, comme il disait. Il était là pour
représenter l’assistance et contribuer à ne faire qu’un de cet
événement en apparence insignifiant avec l’enlèvement des
dieux de Troie.
Je creusai ma cave dans le flanc d’une colline dont la pente
allait sud, là où une marmotte avait autrefois creusé son terrier,
à travers des racines de sumac et de ronces, et la plus basse
tache de végétation, six pieds carrés sur sept de profondeur,
jusqu’à un sable fin où les pommes de terre ne gèleraient pas
par n’importe quel hiver. Les côtés furent laissés en talus, et non
maçonnés ; mais le soleil n’ayant jamais brillé sur eux, le sable
s’en tient encore en place. Ce fut l’affaire de deux heures de
travail. Je pris un plaisir tout particulier à entamer ainsi le sol,
car il n’est guère de latitudes où les hommes ne fouillent la
terre, en quête d’une température égale. Sous la plus
magnifique maison de la ville se trouvera encore la cave où l’on
met en provision ses racines comme jadis, et longtemps après
que l’édifice aura disparu la postérité retrouvera son encoche
dans la terre. La maison n’est toujours qu’une sorte de porche à
l’entrée d’un terrier.
Enfin, au commencement de mai, avec l’aide de quelquesunes de mes connaissances, plutôt pour mettre à profit si bonne
occasion de voisiner que par toute autre nécessité, je dressai la
charpente de ma maison. Nul ne fut jamais plus que moi honoré
en la personne de ses fondateurs. Ils sont destinés, j’espère, à
assister un jour à la fondation d’édifices plus majestueux. Je
commençai à occuper ma maison le quatre juillet, dès qu’elle fut
pourvue de planches et de toit, car les planches étant
soigneusement taillées en biseau et posées en recouvrement,
elle se trouvait impénétrable à la pluie ; mais avant d’y mettre
les planches, je posai à l’une des extrémités les bases d’une
cheminée, en montant de l’étang sur la colline deux charretées
de pierre dans mes bras. Je construisis la cheminée après mon
sarclage en automne, avant que le feu devînt nécessaire pour se

– 48 –

chauffer, et fis, en attendant, ma cuisine dehors par terre, de
bonne heure le matin ; manière de procéder que je crois encore
à certains égards plus commode et plus agréable que la manière
usuelle. Faisait-il de l’orage avant que mon pain fût cuit, que
j’assujettissais quelques planches au-dessus du feu, m’asseyais
dessous pour surveiller ma miche, et passais de la sorte
quelques heures charmantes. En ce temps où mes mains étaient
fort occupées je ne lus guère, mais les moindres bouts de papier
traînant par terre, ma poignée ou ma nappe, me procuraient
tout autant de plaisir, en fait remplissaient le même but que
l’Iliade.
Il vaudrait la peine de construire avec plus encore de mûre
réflexion que je ne fis, en se demandant, par exemple, où une
porte, une fenêtre, une cave, un galetas, trouvent leur base dans
la nature de l’homme, et peut-être n’élevant jamais d’édifice,
qu’on ne lui ait trouvé une meilleure raison d’être que nos
besoins temporels mêmes. Il y a chez l’homme qui construit sa
propre maison un peu de cet esprit d’à-propos que l’on trouve
chez l’oiseau qui construit son propre nid. Si les hommes
construisaient de leurs propres mains leurs demeures, et se
procuraient la nourriture pour eux-mêmes comme pour leur
famille, simplement et honnêtement, qui sait si la faculté
poétique ne se développerait pas universellement, tout comme
les oiseaux universellement chantent lorsqu’ils s’y trouvent
invités ? Mais, hélas ! nous agissons à la ressemblance de
l’étourneau et du coucou, qui pondent leurs œufs dans des nids
que d’autres oiseaux ont bâtis, et qui n’encouragent nul
voyageur avec leur caquet inharmonieux. Abandonnerons-nous
donc toujours le plaisir de la construction au charpentier ? À
quoi se réduit l’architecture dans l’expérience de la masse des
hommes ? Je n’ai jamais, au cours de mes promenades,
rencontré un seul homme livré à l’occupation si simple et si
naturelle qui consiste à construire sa maison. Nous dépendons
de la communauté. Ce n’est pas le tailleur seul qui est la

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neuvième partie d’un homme 24 ; c’est aussi le prédicateur, le
marchand, le fermier. Où doit aboutir cette division du travail ?
et quel objet finalement sert-elle ? Sans doute autrui peut-il
aussi penser pour moi ; mais il n’est pas à souhaiter pour cela
qu’il le fasse à l’exclusion de mon action de penser pour moimême.
C’est vrai, il est en ce pays ce qu’on nomme des architectes,
et j’ai entendu parler de l’un d’eux au moins comme possédé de
l’idée qu’il y a un fond de vérité, une nécessité, de là une beauté
dans l’acte qui consiste à faire des ornements d’architecture, à
croire que c’est une révélation pour lui. Fort bien peut-être à
son point de vue, mais guère mieux que le commun
dilettantisme. En réformateur sentimental de l’architecture,
c’est par la corniche qu’il commença, non par les fondations. Ce
fut seulement l’embarras de savoir comment mettre un fond de
vérité dans les ornements qui valut à toute dragée de renfermer
en fait une amande ou un grain de carvi, – bien qu’à mon sens
ce soit sans le sucre que les amandes sont le plus saines – et non
pas comment l’hôte, l’habitant, pourrait honnêtement bâtir à
l’intérieur et à l’extérieur, en laissant les ornements s’arranger à
leur guise. Quel homme doué de raison supposa jamais que les
ornements étaient quelque chose d’extérieur et de tout
bonnement dans la peau, – que si la tortue possédait une
carapace tigrée, ou le coquillage ses teintes de nacre, c’était
suivant tel contrat qui valut aux habitants de Broadway leur
église de la Trinité ? Mais un homme n’a pas plus à faire avec le
style d’architecture de sa maison qu’une tortue avec celui de sa
carapace : ni ne doit le soldat être assez vain pour essayer de
peindre la couleur précise de sa valeur sur sa bannière. C’est à
l’ennemi à la découvrir. Il se peut qu’il pâlisse au moment de
l’épreuve. Il me semblait voir cet homme se pencher par-dessus
la corniche pour murmurer timidement son semblant de vérité
24

Allusion au dicton suivant lequel : Il faut neuf tailleurs pour
faire un homme.

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