Mohammed VI 2des PDF


À propos / Télécharger Lire le document
Nom original: Mohammed VI 2des.pdf
Titre: 138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm
Auteur: PCM

Ce fichier au format PDF 1.6 a été généré par PScript5.dll Version 5.2.2 / Acrobat Distiller 7.0.5 (Windows), et a été envoyé sur Fichier-PDF le 31/01/2012 à 10:41, depuis l'adresse IP 196.206.x.x. La présente page de téléchargement du fichier a été vue 28838 fois.
Taille du document: 7.3 Mo (336 pages).
Confidentialité: fichier public





Aperçu du document


138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 1 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDþVI
LE GRAND MALENTENDU

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 2 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 3 Mardi, 31. mars 2009 10:23 10

ALI AMAR

MOHAMMEDþVI
LE GRAND MALENTENDU

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 4 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

© Calmann-Lévy, 2009
ISBN 978-2-7021-4010-9

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 5 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

À Fadoua et Ghalia.

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 6 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 7 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

L’HYPERMONARCHIE

Qui connaît vraiment MohammedþVIþ? L’héritier de
HassanþII monté sur le trône du royaume chérifien il y a
déjà dix ans projette en Occident l’image d’un jeune
monarque moderne, modéré et ouvert, qui souhaite plus
que tout sortir son pays de la misère et l’amarrer à cette
Europe si proche. Son régime est perçu comme un modèle
de transition dans un monde arabe en déliquescence, où
l’écrasante majorité des États, monarchies et républiques
confondues, sont soit cadenassés sous la férule de potentats, soit en proie à une instabilité chronique. Pourtant,
l’illusion de ce royaume en mouvement est née d’une
légende bien tenace, entretenue par une communication
efficace mais trompeuseþ: le «þPrintemps marocainþ» n’a pas
subitement bourgeonné, comme on le croit trop souvent,
au lendemain du 23þjuillet 1999, date de la disparition de
HassanþII.
Au début des annéesþ90, contraint par la pression de
l’opinion publique internationale et par un nouvel ordre
mondial moins propice à l’impunité des dictateurs, HassanþII tente d’adoucir aux yeux de ses contempteurs la face
implacable de son régime en vidant ses cachots de tous ses
7

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 8 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

opposants. Il desserre prudemment son étau despotique
pour garantir, sans heurts, le passage de témoin à son fils.
Le monarque, vieillissant mais fin stratège, appelle en
bonne place au gouvernement ceux qui ont fourbi leurs
armes contre lui durant quatre décennies d’interminables
complots. Longtemps attendue, l’arrivée aux affaires des
socialistes, héritiers de Ben Barka, est synonyme d’une
grande espérance. L’heure est à l’optimisme. Les voix se
libèrent, comme en témoigne à cette période la floraison de
titres avant-gardistes dans les kiosques du royaume.
Né au soir du règne de HassanþII, Le Journal a été le
premier d’entre eux. Cet hebdomadaire au ton iconoclaste,
dont j’ai été le cofondateur avec le journaliste Aboubakr
Jamaï1 aujourd’hui contraint à l’exil aux États-Unis, a été le
marqueur incontestable de cette époque exaltante. Il est
coutume de dire que nous sommes les «þenfants de l’alternanceþ»þ: le premier numéro du Journal, paru en novembre
1997, célébrait avec enthousiasme l’arrivée au gouvernement des anciens opposants de HassanþII. Persuadés que la
nouvelle ère était annonciatrice de délivrance, de démocratie et de renouveau, nous étions aussi considérés comme
l’incarnation de cet enthousiasme, au point d’être assimilés
à cette génération prometteuse qui allait bientôt prendre le
pouvoir avec MohammedþVI. Il faut éplucher les archives
du Journal pour percevoir le parfum de liberté qui flottait
dans l’air lorsque notre hebdomadaire réclamait à tue-tête
le débarquement de Driss Basri, le tout-puissant vizir de
HassanþII, qu’il exigeait le retour d’Abraham Serfaty, son
opposant emblématique exilé en France, qu’il exhumait de
1. Lire à son propos Jane Kramer, «þThe Crusader. A Moroccan Journalist Takes on The Kingþ», The New Yorker, 16þoctobre 2006.

8

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 9 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

L’HYPERMONARCHIE

son jardin secret les vieux démons du passé en ouvrant ses
colonnes aux enfants d’Oufkir le «þgénéral félonþ», ou
encore lorsqu’il enquêtait sur la disparition toujours taboue
de Mehdi Ben Barka, l’icône de la gauche. Cette liberté de
plume n’avait jamais souffert sous HassanþII des foudres
du Palais. Au contraire, le roi défunt avait confié, contre
toute attente, à ses conseillers quelque peu inquiets que
c’était justement de cette presse dont il rêvait pour son
héritier.
Avec MohammedþVI, malgré des échanges assidus avec
son entourage, les relations allaient vite se dégrader. Le jeune
monarque, optant pour le «þchangement dans la continuitéþ», allait sceller le divorce avec ce Journal impertinent
et impatient. Non disposé à courber l’échine devant un
pouvoir arc-bouté sur ses «þlignes rougesþ» – ces fameux
interdits qui ont trait à sa gouvernance –, l’islam dont il tire
sa légitimité, son appareil sécuritaire et la sacro-sainte
affaire du Sahara occidental, Le Journal verra sa lune de
miel avec le régime se transformer en opposition ouverte.
Écrire «þle roiþ» plutôt que «þSa Majestéþ», dénoncer sa
diplomatie au lieu de chanter les louanges de la «þmarocanité des provinces du Sudþ», s’opposer à la prédation économique du Palais, devait convaincre que Le Journal était à
l’évidence irrécupérable. Échaudés par tant d’irrévérences,
les imprimeurs du royaume se défilèrent. Qu’importe, Le
Journal trouva un éditeur en France grâce au soutien de
Serge July, le patron de Libération, et de Philippe ThureauDangin, celui du Courrier international. Un entretien avec
le chef du Polisario, le mouvement qui réclame l’indépendance du Sahara occidental, lui vaudra d’être saisi. La réaction du Journal sera cinglanteþ: s’inspirant de la presse
nationaliste qui luttait contre le joug du Protectorat
9

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 10 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

français, il sort avec des pages blanches, ridiculisant ainsi
davantage ses censeurs. Son dossier explosif sur les
accointances de la gauche avec les putschistes des
annéesþ70 lui valut une interdiction définitive. Il faudra
une grève de la faim d’Aboubakr Jamaï pour que le titre
réapparaisse sous un autre nom. Le Journal cède sa place
au Journal hebdomadaire. D’un titre à l’autre, le ton
demeure. Le retour à la torture est dénoncé, les dépenses
somptuaires du roi révélées, le reniement des socialistes
récupérés pointé du doigt.
Nous avons ainsi été le miroir critique de cette «þGénérationþM6þ» qui dirige aujourd’hui le pays, car, si ces dix
dernières années ont été marquées par l’espérance d’un
changement de régime, elles l’ont été surtout par autant de
déceptions. Ni l’alternance politique, ni l’arrivée de
MohammedþVI sur le trône n’ont en réalité ouvert la voie à
la démocratie. Dix ans, c’est long. L’état de grâce n’a plus
lieu d’être. L’idée d’une «þnouvelle èreþ», dont se prévaut
encore le régime, est de ce fait largement dépassée et donc
injustifiée. Sous le vernis d’un Maroc si proche de l’Europe
et de la France en particulier, paradis pour expatriés et
vacanciers en mal d’exotisme à moins de trois heures de vol
de Paris, se cache en fait un régime archaïque, engoncé
dans les pesanteurs de son apparat et de son faste. Un
régime qui, depuis l’intronisation de MohammedþVI en
1999, a peaufiné sa devanture, mais préservé sa nature profonde avec cette capacité extraordinaire de s’assurer
l’indulgence du monde.
De la transition démocratique attendue, il n’y eut que
peu de choses. Les intentions de MohammedþVI semblaient pourtant se confirmer avec l’avancée des réformes
que son père avait initiées. Les derniers prisonniers poli10

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 11 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

L’HYPERMONARCHIE

tiques de HassanþII ont été libérés, des victimes des années
de répression dédommagées financièrement et une loi
améliorant quelque peu les droits de la femme a été promulguée. Bien sûr, des réalisations en termes d’infrastructures sont en cours, des autoroutes ont été bâties, le Maroc
rural légèrement désenclavé, des pôles urbains modernisés.
Assez pour que l’on croie qu’un bon prince a remplacé un
despote. Assez aussi pour qu’un grand malentendu s’installe. Pour tous, MohammedþVI entendait être ce «þroi des
démunisþ», plus proche des aspirations de son peuple et
plus tolérant envers sa soif de liberté. Les médias occidentaux, avides de jeunesse, de dynamisme et d’ouverture,
captent et relayent son image de «þroi moderneþ» si
conforme à l’air du temps libéral, reléguant celle, répulsive, d’un HassanþII usé et malade après trente-huit ans de
règne sans partage. MohammedþVI jouit encore d’une
popularité certaine, lui qui semblait vouloir en finir avec
les pratiques féodales de la monarchie, faites de répression, de rancunes durables et de terribles vengeances
envers ses opposants, toujours justifiées par l’impérieuse
consolidation du Trône et de l’unité du royaume. Mais
l’engouement médiatique pour MohammedþVI a fait
oublier que le pouvoir traditionnel du sultan dans ce qu’il
a de plus arbitraire est maintenu. Le formidable avantage
de sa virginité politique ainsi, d’ailleurs, qu’un paysage
politique apaisé par l’intégration au moins relative de la
plupart des forces d’opposition lui ont facilité la tâche
pour s’engager dans la voie de la démocratie, mais il a
choisi a contrario une «þmonarchie exécutiveþ» où ses pouvoirs, très étendus, sont paradoxalement plus importants
que ceux de son père. Là où HassanþII avait une opposition historique, parfois violente et révolutionnaire,
11

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 12 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

MohammedþVI a un champ politique laminé et en déshérence, servant d’instrument d’intégration des élites domestiquées. Résultat, le Maroc est passé d’une monarchie
absolue, répressive et brutale, à une monarchie institutionnalisée qui dirige le pays à partir d’un Palais au pouvoir
politique et économique hypertrophié reposant sur cet
éternel «þmakhzenþ», un pouvoir fondé sur les féodalités
locales et les clientélismes.
Seul le roi est à même de fixer les limites de son pouvoir. Le Parlement est transformé en caisse de résonance
des volontés royales et le gouvernement, doté de compétences techniques mais dont les prérogatives sont effeuillées,
est réduit à exécuter les orientations politiques décrétées
par le monarque et son entourage. Abbas ElþFassi, l’actuel
Premier ministre, donnera le ton sur sa manière de voir et
de faire la politiqueþ: «þSa Majesté m’a prodigué des
conseils et des orientations que je respecterai à la lettreþ»,
dira-t-il au lendemain de sa nomination en 2007, se plaçant
de facto comme un simple exécutant des consignes du
monarque, aux antipodes du rôle qu’il est censé tenir. Une
illustration parfaite d’une politique qui ne s’exprime que
dans l’ombre du roi. D’ailleurs, MohammedþVI n’a de cesse
de rappeler dans ses discours qu’il existe un particularisme
marocain sur lequel les valeurs universelles de la démocratie ne peuvent être totalement transposées. Il perpétue ainsi
une tradition autoritaire marquée par des liens de courtisanerie personnalisés, claniques ou tribaux au sein d’une
population majoritairement très pauvre et analphabète. De
ce fait, les Marocains demeurent infantilisés en droit par un
pouvoir de nature traditionnelle, charismatique et religieuse, conforté par un apparat extravagant et un culte de
la personnalité poussé à l’extrême. L’intérêt suprême de la
12

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 13 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

L’HYPERMONARCHIE

nation est brandi à chaque secousse provoquée par des
mouvements sociaux, radicaux ou démocrates, qui menaceraient selon lui son existence, réduisant ainsi le champ
d’expression et des libertés publiques.
Le tour de vis sécuritaire qu’a connu le Maroc après les
attentats islamistes de maiþ2003 à Casablanca a débouché
sur un rétrécissement du débat public. La presse indépendante en a d’ailleurs payé le prix fort, le Journal en a été si
souvent la victime. Si la société civile ose toujours remettre
en question les pouvoirs du roi et les dérives du makhzen,
MohammedþVI se garde le privilège d’user d’interdits
quand il le veut, au gré des aléas de la conjoncture, faisant
référence à son statut sacré de «þCommandeur des croyantsþ»
ou aux ennemis extérieurs, qui, affirme-t-il, guettent la
moindre faiblesse de son trône et du modèle de société
qu’il veut défendre sans pour autant le définir.
Ce ne sont pas les lois liberticides qui manquent pour
sanctionner les détracteurs de la Couronne. Au Maroc, ne
sont tolérées que les oppositions cooptées par le régime
lui-même, celles qui acceptent les règles du jeu et qui
renoncent à contester les choix du Palais. Les oppositions
dissidentes, celles qui appellent à un rééquilibrage du pouvoir en référence par exemple à une monarchie à l’espagnole, sont le plus souvent confinées dans l’illégalité ou la
marginalité. Si le Trône peut se satisfaire d’être vraiment
seul aux commandes du pays, il est ce faisant bien solitaire
dans l’arène. Sans autre force crédible et organisée, il ne
trouve face à lui qu’une majorité silencieuse, mi-résignée,
mi-révoltée. À chaque scrutin, la désertion des urnes est là
pour le confirmer. MohammedþVI pourra-t-il encore longtemps se targuer d’avancées démocratiques tout en conservant ses pouvoirs absolusþ?
13

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 14 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

Dix ans après son intronisation, le changement se fait
toujours attendre, à moins qu’il ne soit apporté dans le
chaos, car les espérances déçues s’accumulent. La monarchie, pour sa survie, et malgré sa popularité, devra se réformer en clarifiant sa relation constitutionnelle et juridique
avec l’État, le gouvernement et la société. Sa seule promesse
est maintenant l’inconnu. En attendant, la transition démocratique se meurt dans les arcanes d’un Palais rétif à toute
mutation. Ce livre raconte comment, malgré l’espoir, on en
est arrivé là, et pourquoi le risque d’une crise majeure n’est
désormais pas exclu. L’illusion de la «þnouvelle èreþ» est
aujourd’hui dissipée.

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 15 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

1
LE SYNDROME DU SULTAN

Dans son petit bureau vitré du Monde, alors que le quotidien parisien est encore situé en bas de la rue Claude-Bernard, Edwy Plenel, le directeur de la rédaction de l’époque,
nous reçoit, Aboubakr Jamaï, alors directeur du Journal,
Fadel Iraki, son actionnaire principal, et moi-même en ce
jour humide d’octobreþ2000. C’est la première fois qu’il nous
accueille tous les trois ensemble. D’autres rencontres pour
évoquer ce «þnouveau Marocþ» auront lieu au cours des
années suivantes. Depuis que nous l’avons fondé en automne
1997, Le Journal, un hebdomadaire iconoclaste à l’époque,
était réputé pour donner chaque semaine des sueurs froides
au régime alaouite. Mais le «þPrintemps marocainþ» qui l’a vu
naître s’est terminé très rapidement sous les giboulées de la
censure et des interdictions à répétition. En effet, Le Journal,
qui avait déjà été saisi en avrilþ20001, devait bientôt être définitivement interdit par décret du Premier ministre socialiste
Abderrahmane Youssoufi2 pour avoir révélé l’implication de
1. Lire à ce sujet le chapitreþ10, «þLes gardiens du templeþ».
2. Le 25þnovembre 2000, Le Journal publie une lettre confidentielle
adressée en 1974 par Mohamed Fqih Basri, un leader de l’opposition en

15

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 16 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

la gauche dans la tentative de régicide contre HassanþII
menée par le général Oufkir en 1972 – celui-là même qui est
soupçonné d’avoir fait disparaître en 1965, en plein cœur de
Paris, Mehdi Ben Barka, le leader marocain de l’Internationale socialiste. Ce n’est qu’après une bataille épique et une
mobilisation extraordinaire à l’étranger que Le Journal a pu
reparaître sous un nouveau titreþ: Le Journal hebdomadaire.
La discussion avec Plenel se focalise rapidement sur
MohammedþVI. Plenel est déçu. Il estime n’avoir pas su
prédire l’orage, lui qui comme d’autres journalistes français avait salué l’arrivée sur le trône chérifien d’un jeune
roi, courtois et si moderne. «þVous avez été plus pertinents
que moi pour comprendre que HassanþII avait initié le
changement et que ce n’est pas forcément un acquis avec
MohammedþVIþ», reconnaîtra Plenel. Il raconte qu’il avait
même pressé André Azoulay, le conseiller économique de
HassanþII demeuré en poste par la grâce de son immense
carnet d’adresses, d’être le premier à publier une interview
du roi.
«þN’y pensez pas, Edwy, ce jeune homme est ingénu1þ»,
lui avait répondu le conseiller. Il faut dire que contrairement à HassanþII, pour qui justement cet exercice était un
véritable péché mignon, MohammedþVI parle peu aux
médias. Il avait accordé en juinþ2000 son premier entretien
exil, à Abderrahmane Youssoufi, révélant l’implication de la gauche dans
la tentative de coup d’État militaire contre HassanþII en 1972. Youssoufi,
Premier ministre depuis 1998, interdit définitivement Le Journal, recourant à un article de loi qui avait servi dans les annéesþ70 à censurer les
publications de son propre parti.
1. Entretien avec l’auteur, octobre 2000. Plenel répétera une autre
fois cette anecdote lors d’une seconde rencontre en 2003 en des termes
plus crus.

16

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 17 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

au magazine américain Time1 en marge de sa première
visite officielle aux États-Unis. Il avait alors été dépeint sous
les traits d’un «þroi coolþ», passionné de grosses cylindrées,
de sport et surtout très soucieux de ne pas bousculer les
traditions séculaires de sa dynastie. «þMon père avait l’habitude de direþ: “Tu auras à prendre des décisions qui ne
feront plaisir ni à toi ni aux gens. Mais ce sera pour le bien
du pays”2þ», affirma-t-il.
Deuxième et fils aîné d’une fratrie de cinq enfants, Sidi
Mohammed est né le 21þaoût 1963. Toute son éducation
n’a eu qu’un seul butþ: le préparer à régner. Un apprentissage souvent douloureux avec un HassanþII qui n’admettait
ni écart ni contestation. Il n’a que trois ans lorsque le
monarque l’emmène pour la première fois en voyage officiel aux États-Unis, six ans lorsqu’on lui fait lire, à l’occasion d’une cérémonie officielle, son premier discours. Il
n’est qu’un enfant lorsqu’il représente son père aux obsèques
de Georges Pompidou en 1974, aux côtés de Michel Jobert,
sous la nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris. HassanþII
surveille personnellement l’instruction de l’héritier du
Trône. Son éducation politique et religieuse est réglée
comme du papier à musique par une nuée de précepteurs.
Une tâche conçue comme un sacerdoce pour l’avenir de la
monarchie.
Alors qu’il n’a que 22þans, le 19þseptembre 1985, le
jeune Sidi Mohammed roule à tombeau ouvert en direction
d’un complexe touristique qu’il doit inaugurer. Il est seul
au volant de sa Mercedes 190, et il est très en retard. Dans
1. Scott McLeod, «þThe King of Coolþ», Time, 20þjuin 2000.
2. Interview au Time, 20þjuin 2000.

17

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 18 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

un virage, sa voiture dérape, heurte un pylône électrique et
verse dans une ravine. Le prince s’en sort avec une épaule
cassée. Certaines sources affirmeront qu’il venait d’apprendre
des secrets d’alcôve du Palais et qu’il en était bouleversé.
«þChez nous, dans la société marocaine, Freud, nous ne
connaissons pas. On manipule ses enfants directement,
même si ça fait mal à une jointure. […] Je voyais vingt
années d’éducation, de formation complètement anéantiesþ», dira quelques années plus tard HassanþII au Figaro1
pour commenter l’accident qui avait failli changer le cours
de la monarchie. «þExpliquez-lui qu’il est le futur roi, qu’il
ne s’appartient pas et n’a pas le droit de mettre sa vie en
dangerþ», dira HassanþII à Michel Jobert2. Le roi fera alors
retirer son permis de conduire à son fils et annoncer par
bulletin de presse officiel sa mise en quarantaine. À
l’époque, ce traitement sévère interdisait à MohammedþVI
de s’exprimer publiquement sur les affaires de l’État, ou sur
quoi que ce soit, d’ailleurs. Ses rares discours, assez abscons, étaient rédigés par les collaborateurs du roi, souvent
par André Azoulay. Il apprenait son métier en silence, recevait le fouet à chaque incartade, et vivait reclus au Palais3
avec ses quelques condisciples triés sur le volet, ceux-là
mêmes qui allaient dès son intronisation constituer l’armature de son cabinet. «þIl suffit dans ce domaine que je lui
inculque deux choses importantes. Être patriote jusqu’au
1. Cité par Dominique Lagarde, «þMohammedþVI élevé pour
régnerþ», L’Express, 29þjuillet 1999.
2. Mireille Duteil, «þMaroc, la voie royale du prince hériterþ», Le
Point, 4 mai 1996.
3. Dans son livre Le Dernier Roi, crépuscule d’une dynastie, Grasset,
2001, Jean-Pierre Tuquoi décrit dans le détail la rudesse de l’éducation
de MohammedþVI, alors prince héritier. Lire aussi Ignace Dalle, Les
Trois Rois, Paris, Fayard, 2004.

18

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 19 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

sacrifice suprême et tenir le coup, quoi qu’il arrive1.þ» D’après
son cousin Moulay Hicham, HassanþII avait obligé le jeune
prince héritier alors âgé de 8þans à assister à l’exécution des
officiers putschistes de 1971. C’est ainsi que HassanþII justifiera son rigorisme à l’égard de son fils.
Aujourd’hui encore, MohammedþVI aime échapper à
ses gardes du corps, seul au volant de ses bolides. Les Casablancais le croisent souvent sur la corniche et retiennent
qu’il s’arrête aux feux rouges. C’est sans doute l’une de ses
rares parcelles de liberté dans une vie par ailleurs ordonnée
par un protocole pesant.
C’est donc dans l’ombre de son père que MohammedþVI fera ses premiers pas de roi. Dix ans plus tard, il
ne s’en départit que par le style. S’il s’est un peu assagi
depuis son accession au trône en 1999, fonction oblige,
MohammedþVI a gardé le mode de vie du temps où il était
prince héritier. Il ne réside pas au palais royal de Rabat,
mais dans sa résidence privée, avec sa femme, Lalla Salma,
qu’il est le premier souverain alaouite à présenter publiquement à ses sujets, et ses deux enfants, Moulay Hassan,
6þans, et Lalla Khadija, 2þans et demi. Dès qu’il peut
échapper à ses obligations royales, MohammedþVI
retrouve ses loisirs d’adolescent. Il n’hésite pas à s’afficher
avec ses idoles, comme Johnny Hallyday à Paris ou le rappeur Jay-Z à New York, continue à fréquenter quand il le
peut les boîtes de nuit à la mode dans les principales capitales européennes ou fraye avec les stars du show-biz en
marge du Festival du cinéma de Marrakech. Au début de
son règne, Le Canard enchaîné avait rapporté que, inco1. Dominique Lagarde, «þMohammedþVI, élevé pour régnerþ»,
L’Express, 29þjuillet 1999.

19

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 20 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

gnito, il n’avait pas pu entrer au Queen, sa discothèque
fétiche des Champs-Élysées1.
MohammedþVI reste toutefois une énigme pour la plupart de ses sujets – il n’a donné aucune interview à la presse
marocaine en dix ans, sauf lorsqu’il a consenti une séance
photos à deux magazines féminins en marsþ2007 à l’occasion
de la naissance de son deuxième enfant, la princesse Lalla
Khadija. Il s’est pourtant quelque peu défait de cette image
de garçon vulnérable, frêle et meurtri par une éducation
autoritaire dont il n’échappait qu’à l’occasion de rares escapades à l’étranger en compagnie de son frère cadet Moulay
Rachid et de sa sœur aînée, Lalla Meryem, avec laquelle il
garde des liens étroits. «þAu Maroc, on me connaît parfaitement. Les Marocains connaissent mon caractère et mes
idées, ils savent absolument tout de moi. Cette notion de
mystère est entretenue par une certaine presseþ: pour vendre,
il faut mettre une étiquette. On m’a donc collé une étiquette, celle du mystère, simplement parce que j’ai décidé
que, avant de parler, j’attendrais de mieux savoir. Alors
cette attitude a peut-être surpris, déçu ceux qui attendaient
ou souhaitaient une démarche plus médiatique. De toute
façon, je ne suis pas candidat au hit-paradeþ», dira-t-il2.
Roi nomade, sans attaches véritables, qui fait de ses
lieux de villégiature sa capitale d’un jour, pour les unsþ;
funambule qui jongle entre traditions austères et image de
modernité en façade, pour les autres, MohammedþVI parcourt son royaume à longueur d’année, de palais en palais.
«þLe trône des Alaouites est sur les selles de leurs chevaux3þ»,
1. Le Canard enchaîné, 6þavril 2000. Ce numéro qui comportait une
caricature de MohammedþVI a été censuré au Maroc.
2. Interview au Figaro, Charles Lambroschini, 4þseptembre 2001.
3. Interview à Paris Match, 13þmai 2004.

20

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 21 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

commente-t-il lorsqu’il est interrogé sur ses déplacements,
en reprenant des propos de HassanþII. «þJe n’ai ni horaires,
ni jour de repos fixe, encore moins de vacances planifiées
longtemps à l’avance, c’est là d’ailleurs le propre du métier
de roi1.þ» La presse internationale ne voit en lui que ce roi
inquiet de la situation des orphelins, des handicapés miséreux, qui plante sa tente richement décorée comme un
Bédouin au milieu des sinistrés du terrible séisme qui a
frappé la région d’Al-Hoceima en févrierþ2004, qui multiplie les associations caritatives pour aider les démunis, qui
pousse son gouvernement à mettre en branle une politique
axée sur le social, pour désenclaver des villages de l’Atlas
où de pauvres bergers meurent de froid chaque hiver, qui
libère la femme du joug des traditions et qui embrasse la
mère d’un opposant disparu durant les années de plomb2.
«þC’est un roi de gauche, après tout, à Paris nous avons
bien un président de droite3þ», avait dit de lui un ancien
ministre du gouvernement Jospin.
Mais c’est ce mythe du bon roi vagabond, affairé à sortir
son pays de la misère qui disparaît peu à peu lorsqu’on
gratte le vernis de ses techniques de marketing bien huilées.
On ne compte plus ses accès de colère envers ses collaborateurs les plus proches, rapportés par la presse sans qu’ils
soient démentis, et qui contribuent à lui façonner une image
de sultan caractériel et lunatique. D’abord, à l’encontre de
Fouad Ali El Himma, réputé pour être son confident le plus
loyal et dont la proximité avec le roi a fait de lui l’homme le
plus courtisé du pays. Lorsque MohammedþVI apprend en
1. Idem.
2. Voir le chapitreþ2, «þTrès riche roi des pauvresþ».
3. Didier Hassoux, «þLe petit roi qui monteþ», La Croix, 7þdécembre
1999.

21

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 22 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

juinþ2005 que des poursuites judiciaires ont été engagées
contre Nadia Yassine, l’égérie des islamistes radicaux du
mouvement Adl Wal Ihsane (Justice et Bienfaisance), pour
«þatteinte aux institutions sacréesþ», après qu’elle a déclaré
publiquement son penchant pour un régime républicain, il
convoque El Himma et le prend violemment à partie.
«þAlors, tu veux la jeter en prisonþ? Est-ce que tu mesures les
risques que tu me fais prendre1þ?þ» lui lance-t-il avant de le
bousculer. En novembre de la même année, c’est au tour de
son secrétaire particulier de subir ses foudres à bord d’un
avion qui les ramenait d’un voyage à l’étranger. MohammedþVI lui reprochait sa gestion approximative de ses affaires
financières privées. Abdelhak Mrini, le chef du protocole
royal, en a lui aussi fait les fraisþ: à Tunis en décembreþ2003,
au sommet euromaghrébin, parce qu’il a fait manquer au
roi le dîner d’ouverture, ou encore l’année suivante lorsqu’il
l’a tenu pour responsable des libertés prises par la presse
qui se gaussait des goûts de son épouse, la princesse Lalla
Salma, en matière de gastronomie. En juinþ2006, Mohamed
Moâtassim, un de ses conseillers en charge notamment du
délicat dossier du Sahara occidental, a été si sévèrement
réprimandé qu’il aurait, selon certains, été repêché in extremis de sa piscine après avoir ingurgité une bonne dose de
barbituriques. Il a été suivi de près pour dégradation sévère
de son état psychologique après un séjour de convalescence
à l’hôtel Crillon à Paris2. La liste des brimades et des mises
1. Taieb Chadi, Hicham Houdaïfa, «þLes colères du roiþ», Le Journal
hebdomadaire, 22þnovembre 2008.
2. Idem. De nombreux titres de presse marocains et étrangers ont
relaté par ailleurs cet incident ainsi que le suivi psychologique du
conseiller auprès d’un médecin traitant de Rabat. Lire notamment
l’article d’Ali Lmrabet dans El Mundo du 18þjuillet 2006.

22

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 23 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

au placard de ceux qui ont eu le malheur de déplaire au roi
continue de s’allonger, alimentant les potins des gazettes.
Des hauts fonctionnaires mutés manu militari dans des
régions reculées du royaume pour des manquements dérisoires, des limogeages avec fracas dans les rangs de la sécurité personnelle du roi pour un téléphone portable qui
sonne dans l’enceinte du palais ou encore des destitutions
express de dignitaires après des visites impromptues dans
leurs administrations. En 2005, MohammedþVI avait notamment piqué une colère noire en découvrant l’insalubrité
d’un orphelinat de Casablanca ou lorsqu’il avait constaté
que la construction d’immeubles avait été autorisée à proximité de l’un de ses palais de Marrakech. On est bien loin de
la gouvernance institutionnelle dont MohammedþVI voulait
faire sa marque de fabrique pour couper avec l’arbitraire de
son père. Pourtant, sitôt intronisé, il avait beaucoup insisté
sur un «þnouveau concept d’autorité1þ» en rupture avec
celui, brutal, de HassanþII. Au-delà de ces sautes d’humeur,
rançon à payer pour ses courtisans, MohammedþVI perpétue un aspect fondamental de l’autorité léguée par son père.
Sa colère est consubstantielle à la notion très marocaine de
la «þHibaþ», cette aura perceptible qui entoure les souverains alaouites, inspirant à leur entourage direct et au peuple
à la fois crainte révérencieuse et idolâtrie. Jusque dans les
plus petits détails du protocole, le culte de la personnalité
est poussé à son paroxysme pour imposer, préserver et
entretenir la sacralité du pouvoir divin du descendant du
Prophète. Le roi, Dieu sur terre, doit être redouté et
admiré. L’historien Mohammed Ennaji, dans son ouvrage
1. Cette expression a été galvaudée par les ministres de l’Intérieur qui
se sont succédé après Driss Basri, puissant vizir de HassanþII, pour marquer leur rupture avec les pratiques sécuritaires du passé.

23

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 24 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

Le Sujet et le Mamelouk1, détricote ce lien de servitude à
travers les âges, décrypte la persistance jusqu’à nos jours de
ces formes moyenâgeuses d’exercice du pouvoir. Si ce lien
est rompu, plus aucun contrôle n’est possible sur le peuple,
pensent les défenseurs de cette constante monarchique. Pur
fantasme. Il s’agit en réalité d’une invention assez récente
dans une histoire du Maroc émaillée de rébellions tribales
contre le pouvoir central personnifié par un sultan qui
n’exerçait de contrôle réel que sur ses quelques cités
impériales. La fable célèbre selon laquelle le visage de
MohammedþV, figure tutélaire de la nation et grand-père
de MohammedþVI à qui celui-ci s’identifierait davantage
qu’à HassanþII, était apparu sur la face de la lune à des
millions de Marocains alors qu’il était exilé par les Français, a en fait été façonnée par simple calcul politique
par les nationalistes du parti de l’Istiqlal. Elle a été inculquée avec ferveur, à une population majoritairement
analphabète, par une propagande habile et massive2.
Un demi-siècle de matraquage ininterrompu, relayé
sous HassanþII par un faste oriental inégalé à chaque
commémoration de la fête du Trône, pour ne citer que
cette cérémonie annuelle, a laissé des traces dans la
mémoire de tout un peuple, mais aussi et surtout dans le
comportement totalitaire du régime. Un sondage réalisé par
un hebdomadaire marocain pour «þélireþ» l’homme de
1. Mohammed Ennaji, Le Sujet et le Mamelouk, esclavage, pouvoir et
religion dans le monde arabe, préface de Régis Debray, Paris, Mille et
Une Nuits, 2007.
2. La figure du «þsaint Ben Youssefþ», «þsurnom du sultan à l’époqueþ»,
pour reprendre l’expression de l’anthropologue américain Clifford
Geertz, a pris un essor considérable. Voir à ce sujet l’article d’Ahmed
R.þBenchemsi, «þGrande enquête, le culte de la personnalitéþ», www.telquel-online.com.

24

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 25 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

l’année 20051, plaçant le roi MohammedþVI en deuxième
position, a fait l’objet des critiques les plus acerbes de
quelques personnalités proches du pouvoir… elles-mêmes
sondées. Ce sondage avait donné en tête Driss Benzekri,
président de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) en
charge d’indemniser les victimes de l’ère HassanþII. «þLe roi
du Maroc est le garant des institutions et des libertés dans
le pays, et par conséquent il ne peut être en concurrence
avec quiconqueþ», avait déclaré le conseiller du roi André
Azoulay au journal panarabe Asharq Al-Awsat. «þOublier
cette donnée […] constitue une négation du moindre bon
sens politique2þ», avait-il même ajouté. «þIl y a au Maroc un
besoin urgent d’une loi qui organise les sondages, avait renchéri de son côté Saâd El Alami, ministre des Relations
avec le Parlement. Le roi du Maroc ne devait nullement
être impliqué dans la concurrence pour le titre d’homme de
l’année.þ» Le porte-parole du gouvernement et ministre de
la Communication Nabil Benabdallah estimait quant à lui
que «þce présumé sondage [était] une véritable mépriseþ» et
avait «þvisiblement comme objectif la mauvaise foi et la
volonté de nuireþ»3.
C’est cependant la mésaventure rocambolesque de
Fouad Mourtada, un jeune informaticien de 26þans, qui
illustre le mieux la folie ubuesque et réactionnaire du
régime de MohammedþVI. Mourtada a été jeté en prison en
févrierþ2008 pour avoir usurpé sur le site communautaire
Facebook l’identité du frère cadet du roi. Une farce
stupide. La réaction a été immédiate et sans appelþ: le jeune
1. Sondage réalisé auprès de 100 personnalités marocaines par l’hebdomadaire Al-Jarida Al-Oukhra en janvierþ2006.
2. Maghreb Arabe Presse, 2þjanvier 2006.
3. Maghreb Arabe Presse, 2þjanvier 2006.

25

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 26 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

homme est kidnappé en pleine rue par des policiers en
civil. Les yeux bandés, il est mis au secret pendant trentesix heures, violenté, terrorisé et pour finir condamné pour
atteinte à la sacralité d’un membre de la famille royale. Un
traitement aussi barbare qu’est virtuel le délit, qui ne portait pas à conséquence, sauf à alerter la planète Internet au
sujet de la cybercensure au Maroc. Mourtada n’a été gracié
par le roi qu’à la faveur d’une campagne de protestation
internationale. Mais, au Maroc, on ne badine pas avec la
Couronne, l’humour s’arrêtant souvent aux marches du
Palais, même s’il en coûte à son image de sanctuaire de la
tolérance en terre d’islam. Le site de partage de vidéos
Youtube, très en vogue chez les jeunes, a ainsi été mystérieusement bloqué en maiþ2007 par Maroc Telecom, filiale
de Vivendi, lorsque des pastiches délirants mettant en
scène la Cour y avaient été postés en masse. Des affaires
comme celles-ci sont légion et aboutissent parfois à des
situations dramatiquesþ: Mohamed Bougrine, septuagénaire, ancien de la Main noire, une organisation de résistance contre le Protectorat français, fondateur à
l’Indépendance du parti socialiste et de son syndicat, icône
historique pour la nouvelle génération des militants des
droits de l’homme, sera jeté en prison après avoir soutenu
des manifestants du 1erþmai 2007 qui avaient scandé, selon
la police, des «þslogans antimonarchistesþ». Déjà, en 2003,
Boujemâa Ouardi, commerçant ambulant de la petite ville
de Tata, avait été condamné à un an de prison pour
«þoutrage au roiþ». La causeþ? Il a déchiré, dans un moment
de colère, un calendrier édité par une princesse royale que
deux fonctionnaires l’avaient contraint à acheter pour
l’équivalent de deux euros. Au cours des seuls six derniers
mois de 2008, un blogueur a été condamné à deux ans de
26

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 27 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

prison pour avoir écrit sur Internet que «þle roi encourage
la paresse, la fainéantise, et qu’il entretient l’économie de
renteþ»þ; un lycéen a écopé de dix-huit mois de prison pour
avoir écrit sur le tableau de sa classe la devise du royaume
chérifien, «þDieu, Patrie, Roiþ», en remplaçant le mot «þroiþ»
par «þBarçaþ», en référence au FC Barcelone, son club de
football favoriþ; un vieillard de 90þans qui pestait contre un
agent de police a été incriminé pour avoir tenu des propos
insultants envers MohammedþVIþ: il a été incarcéré dans
une cellule exiguë et est mort peu après.
Des cas de répression aveugle «þau nom de Sa Majestéþ»
ont abouti à bien d’autres drames ces dernières années. De
véritables expéditions punitives ont été régulièrement menées
contre des étudiants de l’université Cadi Ayad de Marrakech
accusés de fomenter des émeutes sécessionnistes contre le
Trône. Bilan en maiþ2008þ: un élève paralysé à vie après
avoir été défenestré de son dortoir et une jeune fille tombée
dans le coma après avoir été déshabillée et laissée nue dans
sa cellule pendant plusieurs jours. L’histoire des «þtorturés
du nouveau règne1þ», du nom d’un groupe de fonctionnaires
des palais royaux qui ont subi les pires sévices de la part de
la sécurité spéciale du roi, a choqué l’opinion publique. Ils
ont été accusés en octobreþ2005 d’avoir… chapardé de la
vaisselle en argent et en cristal appartenant au monarque.
Un des employés du palais a péri durant sa détention dans
des circonstances jamais élucidées. Fadel Iraki, propriétaire
de la société éditrice du Journal hebdomadaire et collectionneur d’art reconnu au Maroc, avait été inquiété dans cette
affaire, parce qu’il détenait des objets de valeur provenant
1. Expression donnée à cette affaire par Le Journal hebdomadaire en
octobreþ2006 et souvent reprise à l’époque par la presse indépendante
lors du procès des employés du palais.

27

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 28 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

de ces vols, à l’instar d’autres amateurs. Seul son nom avait
été communiqué à la presse, alors que l’enquête de police
avait statué sur son innocence dans ce trafic. Il s’agissait à
l’évidence d’une manœuvre pour décrédibiliser Iraki à
cause de ses liens avec Le Journal hebdomadaire. Pour la
petite histoire, quelque temps avant le déclenchement de
cette affaire, le prince Moulay Hicham, invité à dîner chez
lui, lui avait dit avec malice qu’un jour le pouvoir lui ferait
payer son engagement politique parce qu’il servait à boire à
ses convives dans des verres de cristal de Bohême estampillés du sigle royal de HassanþII1. Des techniciens de
l’aéroport de Casablanca ont été séquestrés et torturés pendant des jours dans un hangar après le sabotage d’un des
avions de la Royal Air Maroc en févrierþ2006, suite à un
long mouvement de grève… Dans certaines de ces affaires,
les témoignages évoquent des techniques similaires à celles
qui furent utilisées par la police secrète de HassanþII pour
faire plier ses opposants, comme l’étouffement à l’aide d’un
chiffon imbibé de produits nettoyants ou du tristement
célèbre supplice de la bouteille, dont le goulot est introduit
dans l’anus des torturés. Des affaires trop peu rapportées
par la presse internationale qui préfère ne voir que la face
la plus amène de ce régime, en comparaison des autres dictatures arabes, encore plus brutales et plus sanguinaires.
Un incident inquiétant illustre la féodalité sans nom du
régime. Au soir du 9þseptembre 2008, Hassan Yacoubi,
époux de la princesse Lalla Aïcha et oncle de MohammedþVI, a tiré à bout portant et à balle réelle sur un agent
de la circulation, en plein centre de Casablanca. L’agent
avait voulu verbaliser le membre de la famille royale pour
1. L’auteur était présent à ce dîner au printemps 2005.

28

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 29 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

avoir grillé un feu rouge. À l’évidence, le gardien de la paix
ne savait pas à qui il avait affaire. «þTu n’es qu’un insecte et
tu oses me demander mes papiersþ», avait attaqué d’emblée
Yacoubi avant de plonger sa main dans la boîte à gants de
son 4þ×þ4 rutilant et d’en sortir son revolver pour faire feu.
L’agent a été rapidement évacué par ambulance tandis que
Yacoubi, retranché dans son véhicule, a été extrait de la
foule indignée par le préfet de la ville venu à la rescousse1.
Trois heures après l’incident, la très officielle agence
Maghreb Arabe Presse (MAP) a raconté les faits à sa
manière sans préciser l’identité de l’illustre agresseur, qui
selon elle «þsouffre depuis des années de la maladie de Korsakoff qui provoque une grave dégénérescence mentaleþ».
L’homme avait, toujours selon la MAP, «þsuivi des traitements psychiatriques depuis cinq ans […]. Depuis 1995, il
avait un permis de port d’arme qui lui a été immédiatement
retiréþ». La presse, intriguée par les effets de cette maladie
qui ne provoque généralement pas d’agressivité, a mené
l’enquête. En réalité, ce subterfuge a permis au roi d’éviter
qu’un membre de sa famille ne soit traîné en justice. La
victime elle-même a dit de son lit d’hôpital que c’était
«þà l’administration de la police nationale de statuer2þ».
Aucune poursuite ne sera décidée.
Les médias indépendants qui enquêtent sur ces affaires
et sur les autres travers du régime sont mis à rude épreuve.
«þJ’ai de la sympathie pour cette profession à laquelle Je ne
suis pas indifférent, loin de là, et dont Je me sens plutôt
proche et ami3þ», avait pourtant dit MohammedþVI. Le
bilan de cette dernière décennie dément pourtant ses pro1. Le Journal hebdomadaire, 13þseptembre 2008.
2. Ibid.
3. Interview au quotidien panarabe Asharq Al-Awsat, 23þjuillet 2001.

29

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 30 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

pos. La longue litanie des condamnations, saisies, interdictions et amendes est là pour le confirmer. Le Maroc avait
donné l’impression de vouloir réformer un code de la
presse archaïque avec ses «þlignes rougesþ» à ne pas franchir, tout en n’hésitant pas à emprisonner des journalistes
et faire saisir leurs publications. Ce nouveau code de la
presse, adopté en maiþ2002, a été une déception pour les
défenseurs des libertés. Les peines de prison sont maintenues pour délits de presse, même si les peines sont réduites
(cinq ans de prison pour atteinte à la dignité du roi,
contre… vingt ans précédemment). La notion de diffamation a été élargie à la religion musulmane et à l’intégrité territoriale. Nouveauté, le pouvoir d’interdire (ou de
suspendre) les journaux n’est plus une prérogative administrative, mais judiciaire. Cependant, en l’absence d’une justice indépendante, cela ne change pas grand-chose dans la
pratique. Le pouvoir de MohammedþVI continue de jongler
maladroitement avec l’envie de préserver son image à
l’étranger et la tentation de contrôler les médias, montrant
les limites de sa capacité d’ouverture démocratique, pourtant mille fois promise. Quelques cas emblématiques suffisent à illustrer les difficultés qui se sont dressées sur le
chemin des journalistes marocains tout au long des dix
dernières annéesþ: Ali Lmrabet, frappé en mai 2005 d’une
interdiction d’exercice de dix ans pour avoir mis en
doute dans un reportage pour El Mundo que les réfugiés
sahraouis dans les camps de Tindouf sont tous séquestrés
par le Polisario comme l’affirment les autorités marocaines,
et Aboubakr Jamaï, forcé à l’exil en été 2007 après un
amoncellement de poursuites iniques, de condamnations à
des peines de prison et d’amendes exorbitantes à l’issue de
simulacres de procès et de coups bas de l’appareil sécuri30

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 31 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

LE SYNDROME DU SULTAN

taire, comme l’organisation d’une fausse manifestation
devant les locaux du Journal en févrierþ2006 afin de faire
croire à l’opinion publique qu’il avait publié les fameuses
caricatures danoises du prophète Mahomet qui avaient
embrasé le monde musulman. Autre exemple, en janvierþ2007, Nichane, la version arabophone du magazine Tel
Quel, a été interdite pour avoir publié des blagues populaires
parmi les plus courantes, mais pas les plus corsées, sur le
roi et la religion, un tabou pour une monarchie qui se
réclame de l’islam. Les signes de «þprogrès démocratiquesþ»
du Maroc entre les dernières années de HassanþII et l’avènement de MohammedþVI, salués par certains gouvernements
et médias européens, se sont à cet égard très vite dissipés.þEn janvierþ2006, pourtant, l’hebdomadaire allemand
Der Spiegel1 qualifiait toujours le processus marocain de
«þrévolution tranquilleþ» et le royaume chérifien d’engagé
«þdans un processus irréversible vers la consolidation d’un
État de droitþ». Un exemple d’articles trop souvent lus et
qui escamotent la réalité des faits. Les organisations de
défense de la liberté de la presse se montrent, elles, bien
plus sceptiques, affirmant que la situation de la presse au
Maroc reste bien difficile. Reporters sans frontières
(RSF) rappelle que «þla tendance sécuritaire s’est renforcée2þ», entraînant de nombreuses inculpations de journalistes. D’après une enquête réalisée en 2006 par le
chercheur en communication Saïd Mohamed, en collaboration avec la Fondation allemande Friedrich-Ebert et
le Syndicat national de la presse marocaine, «þhuit journalistes sur dix ne se sentent pas libres d’écrire sur tous
1. Carola Frentzen, «þDer Duft Von Mandarinenþ», Der Spiegel,
marsþ2006.
2. Reporters sans frontières, rapport annuel, 2006.

31

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 32 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

les sujets1þ». Les thématiques désignées par la profession
comme étant les plus difficiles à traiter sont les affaires politiques, notamment celles qui concernent le Palais, l’armée,
l’islam et le conflit du Sahara occidental. «þDans ces conditions, s’interroge Saïd Mohamed dans ce rapport, comment
un débat sur les affaires publiques peut-il avoir lieu si les
journalistes ne peuvent pas critiquer les actions de certaines
personnalités publiques2þ?þ» Le Maroc est une «þdémocratie
de façadeþ», comme l’a récemment affirmé le Comité pour
la protection des journalistes américain (CPJ)3, même si la
liberté de la presse y représente encore une exception par
rapport à la plupart des autres pays du monde arabe.

1. Saïd Mohamed, Étude sur l’autocensure au Maroc, Friedrich-Ebert
– SNPM, 2006.
2. Ibid.
3. Joel Campagna, Kamal Labidi, Ivan Karakashian, «þThe Moroccan
façadeþ», Committee to Protect Journalists, 3þjuillet 2007.

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 33 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

2
TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

Samedi 2þnovembre 2002 à Marrakech. C’est le pic de la
saison pour laþMecque du tourisme marocain après les longs
mois d’accalmie qui ont suivi le 11-Septembre, mais les hôteliers et les restaurateurs font grise mine. Sur ordre des autorités, comme à l’accoutumée, tous les débits de boissons
baissent leur rideau aux musulmansþ: dans quelques jours
c’est ramadan. Un tunnel d’un mois qui grève leur chiffre
d’affaires, surtout lorsque le calendrier de l’Hégire le fixe en
automne. Vers 21þhþ30, pourtant, à un jet de pierre du célèbre
palace La Mamounia, dans la rue qui abrite Le Comptoir, un
lounge-bar à la mode, l’ambiance n’est pas à la piété. De
rutilantes limousines escortées de motards, tous gyrophares
tournoyants, déversent dans un ballet incessant près de 300
convives aux portes de ce haut lieu de la vie nocturne marrakchie. Ce soir, la jet-set internationale est invitée par
P.þDiddy, la star du rap américain, qui a choisi le Maroc
pour souffler ses 33 bougies. Sont arrivés à bord de deux
avions spécialement affrétés de New York et de Paris par la
Royal Air Marocþ: Naomi Campbell, Ivana Trump, Tommy
Lee Jones, Joey Starr ou encore Gérard Depardieu. De nombreux artistes de la scène musicale new-yorkaise, dont les
33

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 34 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

chanteurs Usher ou Billy Crawford, ont également fait le
déplacement pour trois jours et trois nuits de libations à
l’orientale. Coût de l’anniversaireþ: un million de dollars,
selon la très people «þPage Sixþ» du New York Post et le
tabloïd anglais The Sun, qui affirmeront que la somme pour
régler la note salée provenait de la cassette personnelle de
MohammedþVI1. L’information est relayée par toutes les
gazettes mondaines de la planète et devient vite incommodante pour le jeune roi, que l’on voit à la veille du mois sacré
distribuer lui-même, à grand renfort de propagande, la
soupe populaire aux nécessiteux du royaume. L’humoriste
franco-marocain Jamel Debbouze, ordonnateur de ces soirées dignes des Mille et Une Nuits, est appelé à la rescousse.
Il dira benoîtement qu’il a organisé lui-même ces festivités à
travers Kissman Events, la société d’événementiel qu’il a
créée au Maroc à cette occasion. Plus cocasse encore, son
agent Jean-Pierre Domboy affirmera qu’en réalité l’opération
n’a été possible que «þgrâce à une conjonction de partenaires
comme l’Office marocain du tourisme, la compagnie Royal
Air Maroc, de grands palaces de Marrakech, ainsi que la
chaîne de supermarchés Marjane2þ». Une bien fortuite
conjonction de grandes entreprises publiques et de l’enseigne
de grande distribution qui appartient à un holding royal.
Toujours est-il qu’officiellement le roi MohammedþVI
n’a en aucun cas offert quoi que ce soit sinon, toujours
selon l’agent de Jamel Debbouze, l’«þutilisation d’une quinzaine de voitures avec chauffeurs, attachés au Palaisþ».
L’intention de Jamel, «þqui s’implique de plus en plus dans
la promotion de l’image de son pays d’origine, était de faire
1. Cité par Stephanie Irvine, «þPartying with P.þDiddyþ», BBC News,
4þnovembre 2002.
2. TéléPoche, 6þdécembre 2002.

34

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 35 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

découvrir à P.þDiddy et à ses amis américains la beauté du
Maroc, le sens de l’hospitalité et de la fête de ses habitants
et surtout de leur montrer qu’un pays musulman pouvait
être tout à fait fréquentable1þ».
En réalité, le rétropédalage de Debbouze cache mal la
gêne du Palais qui s’efforce, depuis l’accession de MohammedþVI au trône en 1999, de façonner au souverain une
image de «þroi des pauvresþ» en rupture avec la magnificence médiévale de HassanþII. Des photos de paparazzi
parues dans la presse, qui le montraient, alors prince héritier, en jean et baskets, un paquet de Marlboro à la main,
faisant ses emplettes dans les beaux quartiers de Paris,
avaient déjà valu à sa garde rapprochée de sévères remontrances. Les débuts de son règne semblaient pourtant
confirmer cette volonté du jeune roi de vivre au diapason
de son peupleþ: plus modestement. Il avait demandé un
audit des dépenses de sa cour, réformé la gestion de son
cabinet, fait la chasse aux emplois fictifs dans ses palais et
choisi de vivre dans sa résidence de prince héritier et non
dans l’immense palais de son père. Terminés, les voyages
somptueux du roi du Maroc à l’étranger, les centaines de
courtisans qui l’accompagnaient dans ses moindres déplacementsþ; abandonnées, les razzias dans les boutiques de
luxe qui marquaient les haltes de HassanþII dans les plus
grandes capitales. Lors de son premier discours officiel en
1999, MohammedþVI n’avait pour projet politique que
«þsollicitudeþ» et «þaffectionþ» pour les «þcouches sociales
défavoriséesþ». Pour bien montrer sa volonté d’en découdre
avec le gouffre social qui sépare la majorité de son peuple
de la minorité des nantis, il avait, dès juilletþ1999, à la
1. Ibid.

35

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 36 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

manière des Restos du cœur, lancé une campagne de communication sans précédent qui accompagnait la création de
la Fondation MohammedþV pour la solidarité. La fondation, gérée directement par le Palais, avait mis en vente
dans les bureaux de poste, les banques et les pharmacies,
pour l’équivalent de 50þcents d’euro, un petit badge jaune
qu’on épingle au revers de sa veste afin d’être «þunis pour
aider les démunisþ». Cette initiative fut sans véritables résultats probants. Elle a surtout aidé le roi à se façonner une
image de roi social, tout en cassant le monopole des mouvements islamistes qui ont fait du caritatif un moyen efficace de recrutement face à un État régulièrement défaillant
à subvenir aux besoins élémentaires des nécessiteux.
Mais depuis l’épisode P.þDiddy, et bien d’autres, l’empathie souvent sincère du monarque pour ses sujets les plus
pauvres s’est accommodée au grand jour de ses goûts de
luxe. Il a vite repris les vieilles habitudes de son père. Une
seule de ses virées au long cours dans des contrées paradisiaques lui coûte plusieurs millions d’euros. La délégation
officielle compte plusieurs centaines de personnes mobilisant plusieurs avions gros porteurs pour les transporter de
capitale en capitale. Le seul Boeing 747 de la Royal Air
Maroc (RAM) est souvent réquisitionné avec d’autres appareils de la compagnie nationale en plus d’un Hercule C-130
des Forces armées royales qui sert à l’acheminement du
matériel sportif du roi. L’avion royal dénommé Air Makhzen One par les techniciens de la RAM reçoit à l’occasion
un kit spécial avec bureau, chambre à coucher, douche, salle
de réunion et installations de communication et de musique
hautement sophistiquées. Lalla Salma, l’épouse du roi, n’est
pas en reste. À chacun de ses déplacements, c’est un aréopage de courtisanes qui la suit dans les plus beaux palaces
36

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 37 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

du monde. Abdeslam Jaïdi, le préposé discret en charge des
voyages intercontinentaux de la Cour depuis plus de trente
ans, veille à la quiétude de ses maîtres, et, de New York où
il officie en tant qu’ambassadeur chargé du consulat du
royaume, veille encore scrupuleusement, en surintendant
dévoué, aux domaines que Sa Majesté possède à Sommerset,
Westchester, Bronxville, et bien entendu à Manhattan, sans
compter des propriétés disséminées aux États-Unis1. À
l’intronisation de MohammedþVI, ce courtisan zélé pensait
que son heure était arrivée. Celui qui était chargé d’«þacheter les boutons de manchettes de HassanþII2þ», avait
décampé du Maroc avec une cassette de diamants avant
d’être rattrapé à son escale à l’aéroport de Heathrow de
Londres3. Il était depuis revenu en grâce, mais sous le
contrôle de Mohamed Mounir Majidi, le secrétaire particulier du roi. L’efficacité légendaire de Jaïdi a été mise à mal
en avrilþ2005 lorsque, après une dispute avec les douanes
américaines, l’importation d’un Jet-Ski pour le roi a été
retardée de plusieurs jours.
MohammedþVI est en fait un roi épicurien qui, après
avoir été, dans sa jeunesse, écrasé par un père autocrate,
apprécie les escapades à Paris et à Rome, où il aime
côtoyer et mimer les stars du show-biz jusque dans leurs
accoutrements d’artistes. On le voit dévaler les pistes de
ski de Courchevel avec sa bande de copains, visiter le
sanctuaire de Ferrari à Maranello ou faire du Jet-Ski, son
hobby favori, sous les tropiques. En son royaume, le souverain ne se déplace pas sans sa cohorteþ: des dizaines de
1. Lire à ce sujet Nicolas Beau, Catherine Graciet, Quand le Maroc
sera islamiste, Paris, La Découverte, 2006.
2. Entretien avec le prince Moulay Hicham en 2006.
3. Ibid.

37

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 38 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

voitures de luxe – dont la plupart, blindées, valent chacune une fortune – forment son cortège. Le garage royal
compte plus de 3þ000 véhicules, dont quelques centaines
de collection, héritées de HassanþII sont parquées dans un
écrin de verre et d’acier. À sa construction à la fin des
annéesþ90 dans la forêt du Hilton à Rabat, les habitants de
la capitale ont cru un temps que MohammedþVI allait en
faire un musée ouvert au public. Le magazine américain
Forbes, qui publie chaque année son palmarès annuel des
fortunes mondiales, le classe en 2008 au 7eþrang des têtes
couronnées avec un patrimoine estimé à 1,5þmilliard de
dollars1. Une estimation bien en deçà des réalitésþ: elle ne
prend en compte que la partie quantifiable de son patrimoine (sociétés cotées en Bourse, biens immobiliers à
l’étranger, etc.). Il se place certes loin derrière les émirs du
Golfe, mais il faut rappeler que le PIB par habitant au
Maroc n’excède pas les 1þ500þdollars. Officiellement, le
chômage ne dépasse guère les 10þ% de la population
active. Il est toutefois nettement plus élevé si l’on considère le poids exorbitant de l’économie informelle alimentée par la contrebande, le trafic de haschich toujours
florissant et les petits boulots au noir qui font vivre des centaines de milliers de familles dans les banlieues paupérisées
des grandes villes ou encore dans les campagnes où les
emplois sont tout aussi précaires. Si seuls les travailleurs
déclarés et bénéficiant de la Sécurité sociale étaient pris en
compte, ce taux pourrait doubler. D’ailleurs, seuls 10þ%
des 500þ000 jeunes diplômés qui arrivent chaque année sur
le marché du travail marocain trouvent un emploi stable, et
1. «þThe world’s richest royalsþ», Forbes, 20þaoût 2008. En 2007, la
fortune de MohammedþVI était estimée par Forbes à 2þmilliards de
dollars.

38

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 39 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

jouissent d’une couverture sociale ou d’un accès décent aux
soins.

Le fer de lance de la richesse royale reste sans conteste
le groupe Omnium Nord-Africain (ONA), conglomérat
contrôlé et rebâti par la famille royale sur les beaux restes
des meilleures compagnies coloniales. Une sorte de
«þMaroc SAþ», ainsi qu’on le surnomme dans le microcosme
des affaires, nimbé de mystère, qui monopolise par un jeu
complexe de participations un large pan de l’économie. Et
pour cause, ses sociétés partenaires, la plupart de grands
groupes industriels français comme Danone ou PSA, interviennent dans tous les secteurs essentielsþ: agroalimentaire,
finance, mines, distribution, automobile, télécoms… Ainsi
le roi est-il à la fois premier entrepreneur, premier banquier, premier exploitant agricole du pays. En tant que
«þmonarque exécutifþ», comme il aime à le rappeler dans
certains de ses discours, il bénéficie, grâce à ses pouvoirs
constitutionnels, du statut hégémonique de juge et partie.
Une situation qui suscite de plus en plus de commentaires
acerbes de certains hommes d’affaires, surtout sur la
manière dont le roi a pris le contrôle de l’ONA, où il était
minoritaire, en rachetant aux entreprises semi-publiques
(caisses de retraite en l’occurrence) leurs portefeuilles
d’actions1. Un des patrons d’une des plus grandes caisses
de retraite du royaume avait même affirmé sous le sceau
1. Les dessous de cette opération financière avaient été rapportés en
septembreþ2003 par Le Journal hebdomadaire qui avait révélé que les
fonds de pension avaient dû céder leurs actions ONA avec une forte
décote, alors qu’elles constituaient un placement de long terme pour les
retraites de leurs souscripteurs.

39

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 40 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

de la confidentialité qu’une personnalité influente du Palais
lui avait dit que c’était une manière de féliciter le souverain
pour la naissance de son fils aîné, Moulay Hassan1. De gros
investisseurs étrangers ne sont pas en reste. Certains intérêts français associés au groupe vont pâtir de cette gloutonnerie. Ils y avaient pourtant été invités dans une logique de
partenariat à l’international lorsque Mourad Chérif, francophile convaincu, en avait fait sa stratégie durant son mandat
à la tête de l’ONA de 1999 à 2002. La famille Mulliez du
groupe Auchan n’a par exemple pas digéré d’être exclue
sans ménagement en 2007 du marché marocain de la
grande distribution en raison d’un différend sur le partage
des pouvoirs dans l’entreprise, alors qu’elle était partenaire
à 49þ% de l’ONA dans les hypermarchés Marjane et les
supermarchés Acima depuis novembreþ2000. Après un long
bras de fer, l’affaire fut portée devant un tribunal d’arbitrage de Casablanca qui donna raison à la partie marocaine.
Christophe Dubrulle, président du directoire du groupe
Auchan, qualifiera sans indulgence cette décision jugée
complaisante pour les intérêts royauxþ: «þCette conclusion
nous stupéfie littéralementþ; elle est totalement contraire à
l’esprit de nos accords, à toutes les pratiques du droit international et à tous les avis d’experts juridiques marocains et
internationaux que nous avons consultés sur cette question.
Je suis forcé d’en conclure que les protocoles d’accord
internationaux signés par l’ONA semblent ne pas avoir de
valeur au Maroc2.þ» Dépité, Auchan pliera bagage du Maroc
contre un chèque de 291þmillions d’euros3. La même année,
1. Confidence faite à l’auteur en 2003.
2. Dans un communiqué de presse daté du 23þjanvier 2007, Auchan
n’a pas hésité à parler d’un «þcoup de forceþ».
3. Voir le chapitreþ8, «þLes deux têtes de Janusþ».

40

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 41 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

le divorce douloureux de l’ONA et d’AXA, le géant de la
bancassurance, avait failli déboucher sur une crise diplomatique avec l’Élysée, évitée de justesse grâce à l’entregent de
Claude Bébéar, très actif dans le Groupe franco-marocain
d’impulsion économique, une instance de promotion des
affaires entre Paris et Rabat. L’influence de la monarchie
dans le monde des affaires n’a jamais été aussi forte. Elle s’est
accentuée depuis la mort de HassanþII à coups d’absorptions
d’entreprises privées comme la Wafabank, le joyau de la
famille Kettani. Cette banque familiale à la santé financière
éclatante était la concurrente directe de la Banque commerciale du Maroc, bras financier de l’ONA1. La nouvelle caste
des «þmanagers du roiþ», ceux-là mêmes qui ont orchestré
sa toute-puissance économique, se défend de toute prétention hégémonique de la monarchie. «þIl n’est là que pour
insuffler du dynamisme à l’économie nationale2þ», rétorquent-ils à leurs détracteurs. L’argument qui veut que le
chef de l’État soit aussi aux commandes de l’économie pour
jouer la locomotive d’un royaume à la croissance poussive
est bien faible. La manière peu orthodoxe avec laquelle
sont menées ses affaires et la prédation de ses holdings
emboîtés en poupées russes contredisent cet argument. En
réalité, le business du monarque ne favorise en rien le développement du pays, car il freine toute concurrence. Au nom
de la création de champions nationaux, seuls capables de
rivaliser à l’international avec des entreprises mondialisées,
1. De cette union forcée est née l’Attijariwafa Bank, le premier
groupe financier du Maghreb, dont les liens financiers avec l’ONA font
craindre aux analystes un risque systémique à la coréenne.
2. Déclaration en avril 2005 de Hassan Bouhemou, administrateur de
Siger, le holding royal qui gère l’essentiel des participations du roi dans
diverses entreprises au Maroc.

41

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 42 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

MohammedþVI s’est bâti un empire industriel et financier
protégé sur le marché interne par son caractère intouchable. Othman Benjelloun, magnat de la finance au Maroc,
pourtant proche du pouvoir, l’a appris à ses dépens en 1999
lorsqu’il a tenté de mener en Bourse une OPA hostile sur la
Société nationale d’investissement (SNI), un holding industriel convoité aussi par l’ONA. Sa tentative a été interprétée
comme un crime de lèse-majesté, ce qui a brisé son élan. Ses
principaux soutiens dans cette opération, des patrons de
fonds de pensions pour la plupart nommés à leurs postes
par décret royal, ont rapidement fait pencher le marché en
faveur de l’ONA. Non seulement Benjelloun a dû renoncer
à son OPA, mais il a également été contraint de se délester
des participations qu’il avait dans l’ONA au risque de
perdre, dans la bataille, la BMCE Bank, le navire amiral de
son groupe financier1.
En raison de son appétit insatiable très coûteux, l’ONA
est un conglomérat qui va mal, très mal. Surendetté, il
continue pourtant de jongler avec ses comptes pour cracher
des dividendes à ses actionnaires, le roi en tête. «þC’est un
Titanic dans le brouillardþ», selon un diplomate en poste à
Rabat qui n’hésite pas à parler de «þmagma protéiforme et
balourdþ»2 pour décrire la vétusté de ses industries et de sa
stratégie quand les porte-voix du roi parlent de recentrage
et de relais de croissance. Sa filiale dans le sucre, ce produit
1. Ce revirement avait été justifié au sein de l’ONA par la mauvaise
gestion des affaires de Benjelloun. Le Journal hebdomadaire avait en
effet mis en lumière en avrilþ2002 les accommodements avec la législation bancaire que s’autorisait le banquier à son propre profit et aux
dépens de la BMCE Bank.
2. Ali Amar, «þL’alaouisation de l’économieþ», Le Journal hebdomadaire, 7þoctobre 2006.

42

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 43 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

de première nécessité, ne doit sa survie qu’aux aides compensatoires de l’État. Lesieur, sa filiale dans le secteur des
huiles, ne serait pas viable si elle ne s’adjugeait un quasimonopole, faisant fi de la réglementation antitrust qui proscrit aux entreprises de s’arroger plus de 40þ% de leur marché
afin d’éviter tout abus de position dominante. Savola, une
marque saoudienne qui a récemment tenté de la concurrencer, a été forcée de jeter l’éponge, la justice ayant encore une
fois opportunément conclu à une action déloyale. Arrivé bien
tard dans les télécoms, un secteur en pleine expansion au
Maroc, l’ONA a tout fait pour se tailler une place au soleil
aux côtés de Maroc Telecom, cédé en partie par l’État à la
française Vivendi1, et à Méditel, l’enseigne locale détenue par
Portugal Telecom et l’espagnole Telefonica2. Au point de
pousser l’Agence nationale de régulation des télécommunications (ANRT) d’octroyer à sa filiale Wana (ex-France Telecom) une licence dans la téléphonie mobile – qui n’était pas
prévue dans le plan initial de libéralisation du secteur –, au
grand dam des Espagnols qui avaient pourtant déboursé plus
d’un milliard d’euros pour entrer sur le marché marocain
dans la transparence.

1. Les modalités d’entrée, en févrierþ2001, de Vivendi Universal (alors
dirigée par Jean-Marie Messier) dans le capital de Maroc Telecom
avaient suscité la polémique, le gouvernement ayant précipité l’opération pour des raisons essentiellement budgétaires et conclu un pacte
d’actionnaire secret qui se révélera défavorable à l’État marocain. Lire à
ce sujet l’ouvrage de Martine Orange et Jo Johnson, Une faillite française, Paris, Albin Michel, 2003.
2. Telefonica avait obtenu en aoûtþ1999 une licence de téléphonie
mobile à l’issue d’un appel d’offres exemplaire mené par l’agence de
régulation des télécoms du Maroc, alors que le gouvernement était prêt
à la céder au coréen Daewoo pour moins de 40þmillions de dollars. Lire
le chapitreþ15, «þL’axe Neuilly-Marrakechþ».

43

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 44 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

MohammedþVI accorde encore moins de confiance que
son père à la classe des affaires, qu’il accuse de vouloir perpétuer une économie de rente et de privilèges. Pourtant il
continue sur la lancée de HassanþII en mettant au pas un
patronat qu’il juge trop indépendant. Hassan Chami, le
patron des patrons qui avait pointé du doigt en 2004 la
collusion des affaires et du politique1, a été poussé vers la
sortie de la très influente Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), le MEDEF marocain, cédant la
place à Moulay Hafid Elalamy, seul en lice pour lui succéder. Cet ancien dirigeant de l’ONA, dont la nomination a
été encouragée par le Palais, s’était pourtant illustré en
1999 dans l’un des plus grands délits d’initiés qu’a connus
la Bourse de Casablanca2. Depuis, la plupart des grands
patrons qui tiennent le haut du pavé à la CGEM sont minutieusement choisis pour leur obédience sans faille au
régime. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que les indicateurs de la gouvernance publiés régulièrement par la Banque
mondiale3 soulignent cet état de fait. Leur constat, aussi
paradoxal qu’il puisse paraître, est sans appelþ: le Maroc,
sur ce plan, avait mieux évolué durant les dernières années
du règne de HassanþII que durant la première décennie de
1. Dans un entretien qui a fait date à l’hebdomadaire La Vérité, en
2005, Hassan Chami avait qualifié de «þfloueþ» la gouvernance économique de l’État.
2. «þAffaire Diwan, les petits actionnaires aveuglésþ», Le Journal,
6þnovembre 1999.
3. Le Maroc plonge dans le classement mondial de la corruption établi par Transparency International, passant en dix ans de la 45eþà la
80eþplace (sur 180þpays). En 2007, un vidéaste amateur avait fait sensation en postant sur Internet des images de gendarmes rackettant des
automobilistes dans le nord du Maroc, obligeant le Palais à mener une
enquête dans les rangs de la gendarmerie.

44

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 45 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

son fils au pouvoir. Un comble. Environnement des affaires,
justice sociale, corruption… tous les voyants ont viré au
rouge depuis dix ans et cela ne cesse d’empirer. Ces résultats viennent contredire les arguments du marketing officiel
qui défend à cor et à cri une moralisation des affaires.
D’ailleurs, la grande opération «þmains propresþ», aux
relents maccarthystes, menée par le gouvernement socialiste
de l’entre-deux règnes avait sorti bien des cadavres des placards de la monarchie, mais les procès à répétition contre
de simples lampistes ont encouragé le pouvoir à vite refermer cette boîte de Pandore. Une de ces affaires les plus
emblématiques est celle de la banque CIH (Crédit immobilier et hôtelier). Dans une interview publiée en octobre
2002 par Le Journal hebdomadaire, son ancien P-DG, Moulay Zine Zahidi, alors en cavale en Espagne, avait révélé,
documents à l’appui, que les difficultés de la banque étaient
essentiellement dues aux largesses accordées à des personnalités proches du sérail avec l’accord tacite du Palais. La
DST marocaine avait vainement tenté de récupérer ces
documents en interceptant les journalistes à leur passage au
poste frontière de Ceuta1. Parmi ces documents sensibles
figurait une recommandation manuscrite de MohammedþVI, alors prince héritier, en faveur de Farouk Bennis,
un important client de la banque qui refusait d’honorer les
crédits qu’il avait contractés pour un imposant projet touristique non loin de la résidence d’été du roi sur la côte
méditerranéenne. Cette recommandation avait été transmise en mains propres à Zahidi par Rochdi Chraïbi, l’actuel
directeur de cabinet de MohammedþVI, qui n’avait pas
1. L’auteur, qui avait mené l’enquête, a été interrogé par la police à ce
sujet en octobreþ2002.

45

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 46 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

manqué de souligner à cette occasion les liens de Bennis
avec le Palaisþ: Jacques Chirac était l’hôte régulier de la
sœur de Bennis à La Gazelle d’or, un palace de Taroudant, dans le Sud marocain, qu’affectionne particulièrement l’ancien président français lors de ses escapades
marocaines1.þ
Il résulte du constat terrible de la Banque mondiale
que les inégalités continuent de se creuser. Cette donne
confirme que la dynamique des annéesþ90 – que l’on
oublie trop souvent – s’est évaporée. Une situation bien
embarrassante aujourd’hui pour MohammedþVI. Face à la
grave crise qu’a connue le Maroc dans les annéesþ80, HassanþII avait compris que la survie de la dynastie alaouite
passait par une libéralisation politique et économique. Une
libéralisation qu’il fera évidemment tout pour maîtriserþ:
multiplication des réformes, loi bancaire, loi sur les marchés financiers en sont des exemples. Les dérapages ne
manqueront pas, mais le processus était enclenché. Si le
règne de MohammedþVI a débuté sous de bons auspices,
les mauvais résultats n’ont pas tardé. Les proches collaborateurs du roi, qui contrôlent un nombre impressionnant
de commissions royales touche-à-tout rognant les prérogatives du gouvernement, sont ceux-là mêmes qui favorisent
le cannibalisme économique de la monarchie. Forts de leur
impunité, ils décident de tout, de la place du business
royal dans l’économie comme de la politique économique
elle-même, reléguant les ministres au rôle d’exécutants.
1. L’auteur avait signé deux enquêtes sur l’affaire CIH dans Le Journal hebdomadaire enþ2002 etþ2005. Sur les détails de la recommandation
de MohammedþVI en faveur de Farouk Bennis, l’auteur avait mené une
série d’entretiens en Espagne avec Moulay Zine Zahidi en 2005, alors
que ce dernier était condamné par contumace à dix ans de prison.

46

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 47 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

C’est dans un joyeux mélange des genres que s’opère
désormais la restructuration de l’économie marocaine. Pluviométrie satisfaisante et pétrodollars venus d’investisseurs
arabes donnent faussement l’impression d’un boom économique finalement limité à une petite minorité de privilégiés. Le pacte faustien qui consiste à laisser se développer
l’économie informelle perdure. C’est ce qui explique que,
jusqu’à maintenant, la crise sociale ne s’est pas transformée
en crise politique, voire sécuritaire. Mais il ne faut pas
s’étonner dans ces conditions que la corruption s’intensifie
et que le Maroc obtienne les résultats médiocres que lui
assignent les institutions internationales. Des craquelures
apparaissent désormais au cœur de la société. Les laisséspour-compte s’organisent pour contester la hausse des prix
des produits de première nécessité – produits qui sortent
essentiellement, faut-il le rappeler, des usines du roi –, en
atteste la multiplication des frondes sociales aux quatre
coins du royaume. Les manifestations contre la vie chère se
transforment en lutte politisée, menée aussi bien par les
porteurs d’un «þsocialisme ouvertþ» qui se comptent parmi
les déçus de l’expérience des socialistes au gouvernement,
que par les islamistes radicaux qui font de la misère le terreau de leur projet de société antioccidentale. Un rapport
du cabinet américain McþKinsey, commandité par le gouvernement Jettou en 2004, avait mis en lumière les carences
des choix stratégiques du royaume. De ses douze volumes
remis à MohammedþVI en 2005, peu de choses seront rendues publiques sur le mirage libéral marocain, si ce n’est
son incapacité chronique à s’adapter à la mondialisation,
rejoignant ainsi le diagnostic sévère du sénateur socialiste
français Michel Charasse, qui, dès 2001, dans un rapport
passé sous silence sur l’état des économies du Maghreb,
47

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 48 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

estimait que, sur le plan économique, le bilan pour le
Maroc était plus que négatifþ: «þComparée à la Tunisie,
l’économie du Maroc piétineþ», nota-t-il. En 1995, un rapport de la Banque mondiale avait déjà abouti aux mêmes
conclusions, provoquant l’ire de HassanþII qui ordonna
une chasse aux sorcières contre le secteur privé, accusé de
se satisfaire de ses rentes1.
Classé 154e sur 170 dans l’indice mondial de développement humain en 2008, le royaume chérifien ne profite plus
du capital de sympathie de son monarque, lorsqu’on sait
que le pays se trouve au même niveau que le Malawi en
matière d’alphabétisation (plus de 50þ% des jeunes scolarisés ne dépassent pas le seuil de l’enseignement primaire).
En maiþ2007, dans la grande salle de son palais de Fès, le
roi avait convié quelques proches conseillers pour une réunion de travail. Des responsables du Conseil national de
l’éducation avaient été invités à se joindre à eux. «þLa nouvelle priorité du royaume doit être l’éducationþ», avait lancé
le souverain. Un an auparavant, il avait tenté de réactiver la
réforme d’un enseignement sinistré qui peine toujours à
voir le jour.
MohammedþVI est certes conscient du désastre social
de son royaume, mais ne se déjuge pas. Interrogé par
Anne Sinclair en octobreþ2001 sur le sobriquet de «þroi
des pauvresþ» dont l’affuble la presse internationale en
raison de sa fibre sociale, il avait rétorquéþ: «þJe suis aussi
bien le roi des pauvres que des riches, mais le social a
1. Michel Charasse, «þBilan de la coopération avec les États du
Maghrebþ: une “rénovation” justifiéeþ», rapport du Sénat, commission
des Finances, n°þ83, 2000-2001. Lire à ce propos l’ouvrage de Nicolas
Beau, Catherine Graciet, Quand le Maroc sera islamiste, Paris, La
Découverte, 2006.

48

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 49 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

TRÈS RICHE ROI DES PAUVRES

toujours été un de mes principaux soucis1.þ» Sa modestie
et sa spontanéité à l’endroit des humbles, de l’avis de
tous, ne sont pas feintes, sauf que sa politique instinctive
et exclusivement caritative est loin de porter ses fruits.
Elle ne sert même plus son image de bon roi qui, à
chaque bain de foule, embrasse sur les deux joues les
miséreux qui se ruent à ses pieds et les handicapés marginalisés que l’on aligne en rangs d’oignons sur le passage
de son cortège.
Après six ans de règne et de politique sociale de saupoudrage – qui engloutit pourtant plus de la moitié du
budget de l’État dans des projets de développement disparates directement financés par les recettes des privatisations –, le roi se rend à l’évidenceþ: la question sociale
pourrait faire tanguer son régime au risque de faire basculer le pays dans le chaos de l’islamisme radical. L’agriculture, qui contribue à plus de 50þ% au PIB, ne se relève que
difficilement de longues années de sécheresse et entraîne
une augmentation de l’exode rural vers d’improbables eldorados urbains alors que le taux de chômage dans les villes
dépasse les 20þ%. Les inégalités ne cessent de s’accroîtreþ:
près de 50þ% de la consommation nationale sont le fait de
moins de 20þ% de la population. Dans un discours télévisé
le 18þmai 2005, alors que le royaume fête cette année-là ses
cinquante ans d’indépendance, MohammedþVI annonce
une vaste «þinitiative nationale pour le développement
humainþ» (INDH). Il déclare la guerre à la misère en promettant le déblocage d’un milliard d’euros sur cinq ans, au
profit des communes rurales les plus pauvres et des
1. Interview de MohammedþVI par Anne Sinclair, Paris Match,
31þoctobre 2001.

49

138668BBO_MOHAMMED_MEP.fm Page 50 Mardi, 31. mars 2009 12:12 12

MOHAMMEDÞVI

sordides bidonvilles des grandes villes où s’entassent plus
de 2þmillions d’habitants. Il sillonne alors le pays du nord
au sud, prenant la mesure de l’extrême pauvreté qui frappe
plus du tiers de la populationþ: 1þMarocain sur 6 vit avec
moins de 1þeuro par jour. «þJe ne veux pas savoir s’il y a
croissance ou non, débloquez des fonds pour sortir les plus
pauvres de leur extrême dénuement1þ», martèle-t-il à
l’adresse de ses ministres qui ont trois mois pour concocter
un plan d’urgence. Une sorte de plan Borloo à la chérifienne qui prend de court le gouvernement. Malgré les
moyens engagés, l’ambition royale s’enlise. Lorsque le Premier ministre Driss Jettou remet sa copie en août, l’INDH
n’est qu’un ensemble de principes généraux. La course
contre la montre se transforme en cacophonieþ: de vieux
projets sont sortis des cartons et labellisés INDH pour
satisfaire le roi. Ce «þchantier de règneþ» cadre mal, par
ailleurs, avec son affairisme et celui de son entourage, ce
qui lui avait valu les soupçons du Guardian. Déjà, en
2001, le quotidien l’avait qualifié de «þroi égoïste2þ», aux
antipodes de l’image altruiste patiemment peaufinée par
ses responsables de la communication. Le plan, très coûteux, s’enlise dans les méandres de l’administration et ne
débouche quatre ans plus tard que sur de maigres résultats de rapiéçage.
Alors que l’INDH signe l’échec de l’État en matière
sociale, le train de vie de sultan des temps modernes mené
par MohammedþVI ne peut plus être tenu secret. Chaque
année, le budget de l’État alloué à la monarchie s’élève à
1. Mireille Duteil, «þComment MohammedþVI veut changer le
Marocþ», Le Point, 17þjanvier 2007.
2. Giles Tremlett, «þMorocco’s king of the poor reveals selfish faceþ»,
The Guardian, 4þnovembre 2001.

50


Aperçu du document Mohammed VI 2des.pdf - page 1/336

 
Mohammed VI 2des.pdf - page 2/336
Mohammed VI 2des.pdf - page 3/336
Mohammed VI 2des.pdf - page 4/336
Mohammed VI 2des.pdf - page 5/336
Mohammed VI 2des.pdf - page 6/336
 







Télécharger le fichier (PDF)





Documents récents du même auteur


anapec   5 août 2014
fdt retraite2   11 juin 2013
أحمد داوود ، تاريخ سوريا القديم   26 septembre 2012
esprit des lois Livre 2   18 septembre 2012
fdt avis   3 juillet 2012
مقدمة في علم التفاوض السياسي   17 février 2012
مولد التراجيديا - نيتشه   16 février 2012
علم الأخلاق لاسبينوزا   15 février 2012
الدولة الفاشلة - نعوم تشومسكى   1er février 2012
احمد فؤاد نجم ممنوعات   1er février 2012
افول الاصنام فريديريك نيتش   1er février 2012
HDR 2011 FR Complete   31 janvier 2012
jack attali   30 janvier 2012
الدستور الجديد   30 janvier 2012
durkheim - le socialisme   30 janvier 2012
programme gouvernement 2012 bon   19 janvier 2012
USFP 2012   17 janvier 2012

Sur le même sujet..







Ce fichier a été mis en ligne par un utilisateur du site Fichier PDF. Identifiant unique du document: 00092675.
⚠️  Signaler un contenu illicite
Pour plus d'informations sur notre politique de lutte contre la diffusion illicite de contenus protégés par droit d'auteur, consultez notre page dédiée.