Pierre Joseph Proudhon, Qu'est ce que la propriété, 1840 PDF


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Titre: Qu’est-ce que la propriété ? ⠀㄀㠀㐀 )
Auteur: Pierre-Joseph Proudhon

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Qu’est-ce que la propriété ?
(1840)
Pierre-Joseph Proudhon

Garnier frères, Paris, 1849

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TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

PRÉFACE
CHAPITRE PREMIER. — Méthode suivie dans cet
ouvrage. Idée d’une révolution
CHAPITRE II. — De la propriété considérée comme droit
naturel. De l’occupation et de la loi civile comme cause
efficiente du domaine de propriété. Définitions
§ 1. — De la propriété comme droit naturel
§ 2. — De l’occupation comme fondement de la
propriété
§ 3. — De la loi civile comme fondement de la
propriété
CHAPITRE III. — Du travail comme cause efficiente du
domaine de propriété
§ 1. — La terre ne peut être appropriée
§ 2. — Le consentement universel ne justifie pas la
propriété
§ 3. — La prescription ne peut jamais être acquise à la
propriété
§ 4. — Du Travail. Que le travail n’a par lui-même,
sur les choses de la nature, aucune puissance
d’appropriation
§ 5. — Que le travail conduit à l’égalité des
propriétés

§ 6. — Que dans la société tous les salaires sont
égaux
§ 7. — Que l’inégalité des facultés est la condition
nécessaire de l’égalité des fortunes
§ 8. — Que dans l’ordre de la justice le travail détruit
la propriété
CHAPITRE IV. — Que la propriété est impossible
Démonstration. — Axiome
PREMIÈRE PROPOSITION. La propriété est impossible parce
que de rien elle exige quelque chose
2ePROPOSITION. — La propriété est impossible parce que
là où elle admise, la production coûte plus qu’elle ne
vaut
3ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
que, sur un capital donné, la production est en raison
du travail, non en raison de la propriété
4ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’elle est homicide
5ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’avec elle la société se dévore
Appendice à la cinquième proposition : sur
l’organisation du travail, l’inégalité des salaires et le
paupérisme
6ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’elle est mère de tyrannie
7ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’en consommant ce qu’elle reçoit elle le perd,
qu’en l’épargnant elle l’annule, qu’en le capitalisant
elle le tourne contre la production
8ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce

que sa puissance d’accumulation est infinie, et qu’elle
ne s’exerce que sur des quantités infinies
9ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’elle est impuissante contre la propriété
10ePROPOSITION. — La propriété est impossible, parce
qu’elle est la négation de l’égalité
CHAPITRE V. — Exposition psychologique de l’idée de
juste et d’injuste, et détermination du principe du
gouvernement et du droit
1re Partie. — § 1. Du sens moral dans l’homme et
dans les animaux
§ 2. Du premier et du second degré de sociabilité
§ 3. Du troisième degré de sociabilité
e
2 Partie. § 1. Des causes de nos erreurs ; origine de la
propriété
§ 2. Caractères de la communauté et de la
propriété
§ 3. Détermination de la forme de la société :
conclusion

PRÉFACE.

La lettre qu’on va lire servait de préface à la première
édition de ce mémoire.
À Messieurs les Membres de l’Académie de Besançon.
Paris, ce 30 juin 1840.

MESSIEURS,
Dans votre délibération du 9 mai 1833, concernant la
pension triennale fondée par madame Suard, vous exprimâtes
le désir suivant :
« L’Académie invite le titulaire à lui adresser tous les ans,
dans la première quinzaine de juillet, un exposé succinct et
raisonné des études diverses qu’il a faites pendant l’année qui
vient de s’écouler. »
Je viens, messieurs, m’acquitter de ce devoir.
Lorsque je sollicitai vos suffrages, j’exprimai hautement
l’intenlion où j’étais de diriger mes études vers les moyens
d’améliorer la condition physique, morale et intellectuelle de
la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Cette pensée,
tout étrangère qu’elle pût paraître à l’objet de ma candidature,

vous l’accueillîtes favorablement ; et, par la distinction
précieuse dont il vous plut de m’honorer, vous me fîtes de cet
engagement solennel une obligation inviolable et sacrée. Je
connus dès lors à quelle digne et honorable compagnie j’avais
affaire : mon estime pour ses lumières, ma reconnaissance pour
ses bienfaits, mon zèle pour sa gloire, furent sans bornes.
Convaincu d’abord que, pour sortir de la route battue des
opinions et des systèmes, il fallait porter dans l’étude de
l’homme et de la société des habitudes scientifiques et une
méthode rigoureuse, je consacrai une année à la philologie et à
la grammaire ; la linguistique, ou l’histoire naturelle de la
parole, étant de toutes les sciences celle qui répondait le mieux
au caractère de mon esprit, me semblait le plus eu rapport avec
les recherches que je voulais entreprendre. Un mémoire,
composé dans ce temps sur l’une des plus intéressantes
questions de la grammaire comparée[1], vint, sinon révéler un
succès éclatant, du moins attester la solidité de mes travaux.
Depuis ce moment, la métaphysique et la morale ont été mon
unique occupation ; l’expérience que j’ai faite que ces sciences,
encore mal déterminées dans leur objet et mal circonscrites,
sont, comme les sciences naturelles, susceptibles de
démonstration et de certitude, a déjà récompensé mes efforts.
Mais, messieurs, de tous les maîtres que j’ai suivis, c’est à
vous que je dois le plus. Vos concours, vos programmes, vos
indications, d’accord avec mes vœux secrets et mes espérances
les plus chères, n’ont cessé de m’éclairer et de me montrer le
chemin ; ce mémoire sur la propriété est l’enfant de ces
pensées.

En 1838, l’Académie de Besançon proposa la question
suivante : À quelles causes faut-il attribuer le nombre toujours
croissant des suicides, et quels sont les moyens propres à
arrêter les effets de cette contagion morale ?
C’était, en termes moins généraux, demander quelle est la
cause du mal social, et quel en est le remède. Vous-mêmes le
reconnûtes, messieurs, lorsque votre commission déclara que
les concurrents avaient parfaitement énuméré les causes
immédiates et particulières du suicide, ainsi que les moyens de
prévenir chacune d’elles ; mais que de cette énumération faite
avec plus mi moins de talent, aucun enseignement positif
n’était résulté, ni sur la cause première du mal, ni sur le
remède.
En 1839, votre programme, toujours piquant et varié dans
son expression académique, devint plus précis. Le concours de
1838 avait signalé comme causes, ou pour mieux dire comme
signes diagnostiques du malaise social, l’oubli de principes
religieux et moraux, l’ambition des richesses, la fureur des
jouissances, les agitations politiques ; toutes ces données furent
par vous réunies en une seule proposition : De l’utilité de la
célébration du dimanche, sous les rapports de l’hygiène, de la
morale, des relations de famille et de cité.
Sous un langage chrétien vous demandiez, messieurs, quel
est le vrai système de la société. Un concurrent[2] osa soutenir
et crut avoir prouvé que l’institution d’un repos hebdomadaire
est nécessairement liée à un système politique dont l’égalité
des conditions fait la base ; que, sans l’égalité, cette institution
est une anomalie, une impossibilité ; que l’égalité seule peut
faire refleurir cette antique et mystérieuse fériation du

septième jour. Ce discours n’obtint pas votre approbation,
parce que, sans nier la connexité remarquée par le concurrent,
vous jugeâtes, et avec raison, messieurs, que le principe de
l’égalité des conditions n’étant pas lui-même démontré, les
idées de l’auteur ne sortaient pas de la sphère des hypothèses.
Enfin, messieurs, ce principe fondamental de l’égalité, vous
venez de le mettre au concours dans les termes suivants : Des
conséquences économiques et morales qu’a eues jusqu’à
présent en France, et que semble devoir y produire dans
l’avenir, la loi sur le partage égal des biens entre les enfants.
À moins de se renfermer dans des lieux communs sans
grandeur et sans portée, voici, ce me semble, comment votre
question doit être entendue :
Si la loi a pu rendre le droit d’hérédité commun à tous les
enfants d’un même père, ne peut-elle pas le rendre égal pour
tous ses petits-enfants et arrière-petits-enfants ?
Si la loi ne reconnaît plus de cadets dans la famille, ne peutelle pas, par le droit d’hérédité, faire qu’il n’y en ait plus dans
la race, dans la tribu, dans la nation ?
L’égalité peut-elle, par le droit de succession, être conservée
entre des citoyens, aussi bien qu’entre des cousins et des
frères ? en un mot, le principe de succession peut-il devenir un
principe d’égalité ?
En résumant toutes ces données sous une expression
générale : Qu’est-ce que le principe de l’hérédité ? quels sont
les fondements de l’inégalité ? qu’est-ce que la propriété ?
Tel est, messieurs, l’objet du mémoire que je vous adresse
aujourd’hui.

Si j’ai bien saisi l’objet de votre pensée, si je mets en
lumière une vérité incontestable, mais, par des causes que j’ose
dire avoir expliquées, longtemps méconnue ; si, par une
méthode d’investigation infaillible, j’établis le dogme de
l’égalité des conditions ; si je détermine le principe du droit
civil, l’essence du juste et la forme de la société, si j’anéantis
pour jamais la propriété ; c’est à vous, messieurs, qu’en revient
toute la gloire, c’est à votre secours et à vos inspirations que je
le dois.
La pensée de ce travail est l’application de la méthode aux
problèmes de la philosophie ; toute autre intention m’est
étrangère et même injurieuse.
J’ai parlé avec une médiocre estime de la jurisprudence ;
j’en avais le droit, mais je serais injuste si je ne séparais pas de
cette prétendue science les hommes qui la cultivent. Voués à
des études pénibles et austères, dignes à tous égards de l’estime
de leurs concitoyens par le savoir et l’éloquence, nos
jurisconsultes ne méritent qu’un reproche, celui d’une
excessive déférence à des lois arbitraires.
J’ai poursuivi d’une critique impitoyable les économistes ;
pour ceux-ci, je confesse qu’en général je ne les aime pas. La
morgue et l’inanité de leurs écrits, leur impertinent orgueil et
leurs inqualifiables bévues m’ont révolté. Quiconque les
connaissant leur pardonne, les lise.
J’ai exprimé sur l’Église chrétienne enseignante un blâme
sévère ; je le devais. Ce blâme résulte des faits que je
démontre : pourquoi l’Église a-t-elle statué sur ce qu’elle
n’entendait pas ? L’Église a erré dans le dogme et dans la
morale ; l’évidence physique et mathématique dépose contre

elle. Ce peut être une faute à moi de le dire ; mais à coup sûr
c’est un malheur pour la chrétienté que cela soit vrai. Pour
restaurer la religion, messieurs, il faut condamner l’Église.
Peut-être regretterez-vous, messieurs, qu’en donnant tous
mes soins à la méthode et à l’évidence, j’aie trop négligé la
forme et le style ; j’eusse inutilement essayé de faire mieux.
L’espérance et la foi littéraires me manquent. Le XIX e siècle
est à mes yeux une ère génésiaque, dans laquelle des principes
nouveaux s’élaborent, mais où rien de ce qui s’écrit ne durera.
Telle est même, selon mol, la raison pour laquelle, avec tant
d’hommes de talent, la France actuelle ne compte pas un grand
écrivain. Dans une société comme la nôtre, rechercher la gloire
littéraire me semble un anachronisme. À quoi bon faire parler
une vieille sibylle, quand une muse est à la veille de naître ?
Déplorables acteurs d’une tragédie qui touche à sa fin, ce que
nous avons de mieux à faire est d’en préciter la catastrophe. Le
plus méritant parmi nous est celui qui s’acquitte le mieux de ce
rôle ; eh bien ! je n’aspire plus à ce triste succès.
Pourquoi ne l’avouerais-je pas, messieurs ? J’ai ambitionné
vos suffrages et recherché le titre de votre pensionnaire, en
haine de tout ce qui existe et avec des projets de destruction ;
j’achèverai ce cours d’étude dans un esprit de philosophie
calme et résignée. L’intelligence de la vérité m’a rendu plus de
sang-froid que le sentiment de l’oppression ne m’avait donné
de colère ; et le fruit le plus précieux que je voulusse recueillir
de ce mémoire, serait d’inspirer à mes lecteurs cette
tranquillité d’âme que donne la claire perception du mal et de
sa cause, et qui est bien plus près de la force que la passion et
l’enthousiasme. Ma haine du privilège et de l’autorité de

l’homme fut sans mesure ; peut-être eus-je quelquefois le tort
de confondre dans mon indignation les personnes et les
choses ; à présent je ne sais plus que mépriser et plaindre ; pour
cesser de haïr, il m’a suffi de connaître.
À vous maintenant, messieurs, qui avez pour cela mission et
caractère de proclamer la vérité, à vous d’instruire le peuple, et
de lui apprendre ce qu’il doit espérer et craindre. Le peuple,
incapable encore de juger sainement ce qui lui convient,
applaudit également aux idées les plus opposées, dès qu’il
entrevoit qu’on le flatte : il en est pour lui des lois de la pensée
comme des bornes du passible ; il ne distingue pas mieux
aujourd’hui un savant d’un sophiste, qu’il ne séparait autrefois
un physicien d’un sorcier. « Léger à croire, recueillir et
ramasser toutes nouvelles, tenant tous rapports pour véritables
et asseurez, avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, l’on
rassemble comme les mouches au son du bassin[3]. »
Puissiez-vous, messieurs, vouloir l’égalité comme je la veux
moi-même ; puissiez-vous, pour l’éternel bonheur de notre
patrie, en devenir les propagateurs et les hérauts ; puissé-je être
le dernier de vos pensionnaires ! C’est de tous les vœux que je
puis former le plus digne de vous, messieurs, et le plus
honorable pour moi.
Je suis avec le plus profond respect et la reconnaissance la
plus vive,
Votre pensionnaire,
P.-J. PROUDHON.
Deux mois après la réception de cette lettre, l’Académie,

dans sa délibération du 24 août, répondit à l’adresse de son
pensionnaire par une note dont je vais rapporter le texte :
« Un membre appelle l’attention de l’Académie sur une
brochure publiée au mois de juin dernier par le titulaire de la
pension-Suard, sous ce titre : Qu’est-ce que la propriété ? et
dédiée par l’auteur à l’Académie. Il est d’avis que la
compagnie doit à la justice, à l’exemple et à sa propre dignité,
de repousser par un désaveu public la responsabilité des
doctrines antisociales que renferme cette production. En
conséquence il demande :
1° Que l’Académie désavoue et condamne de la manière la
plus formelle l’ouvrage du pensionnaire-Suard, comme ayant
été publié sans son aveu, et comme lui attribuant des opinions
entièrement opposées aux principes de chacun de ses
membres ;
2° Qu’il soit enjoint au pensionnaire, dans le cas où il serait
fait une seconde édition de son livre, d’en faire disparaître la
dédicace ;
3° Que ce jugement de l’Académie soit consigné dans ses
recueils imprimés.
Ces trois propositions, mises aux voix, sont adoptées. »
Après cet arrêt burlesque, que ses auteurs ont cru rendre
énergique en lui donnant la forme d’un démenti, je n’ai plus
qu’à prier le lecteur de ne pas mesurer l’intelligence de mes
compatriotes à celle de notre Académie.
Tandis que mes patrons ès-sciences sociales et politiques

fulminaient l’anathème contre ma brochure, un homme
étranger à la Franche-Comté, qui ne me connaissait pas, qui
même pouvait se croire personnellement atteint par la critique
trop vive que j’avais faite des économistes, un publiciste aussi
savant que modeste, aimé du peuple dont il ressent toutes les
douleurs, honoré du pouvoir qu’il s’efforce d’éclairer sans le
flatter ni l’avilir, M. Blanqui, membre de l’Institut, professeur
d’économie politique, partisan de la propriété, prenait ma
défense devant ses confrères et devant le ministre, et me
sauvait des coups d’une justice toujours aveugle, parce qu’elle
est toujours ignorante.
J’ai cru que le lecteur verrait avec plaisir la lettre que M.
Blanqui m’a fait l’honneur de m’écrire lors de la publication de
mon second mémoire, lettre aussi honorable pour son auteur
que flatteuse pour celui qui en est l’objet.
« MONSIEUR,
Je m’empresse de vous remercier de l’envoi que vous avez
bien voulu me faire de votre second mémoire sur la propriété.
Je l’ai lu avec tout l’intérêt que m’inspirait naturellement la
connaissance du premier. Je suis bien aise que vous ayez un
peu modifié la rudesse de forme qui donnait à un travail de
cette gravité les allures et l’apparence d’un pamphlet; car vous
m’avez bien fait peur, monsieur, et il n’a fallu rien moins que
votre talent pour me rassurer sur vos intentions. On ne dépense
pas tant de véritable savoir pour mettre le feu à son pays. Cette
proposition si crue, la propriété, c’est le vol! était de nature à
dégoûter de votre livre même les esprits sérieux qui ne jugent
pas d’un sac par l'étiquette, si vous aviez persisté à la maintenir

dans sa sauvage naïveté. Mais si vous avez adouci la forme,
vous ne demeurez pas moins fidèle au fond de vos doctrines, et
quoique vous m’ayez fait l’honneur de me mettre de moitié
dans cette prédication périlleuse, je ne puis accepter une
solidarité qui m’honorerait assurément pour le talent, mais qui
me compromettrait pour tout le reste.
Je ne suis d’accord avec vous qu’en une seule chose, c’est
qu’il y a trop souvent abus dans ce monde de tous les genres de
propriété. Mais je ne conclus pas de l’abus à l’abolition,
expédient héroïque trop semblable à la mort, qui guérit tous les
maux. J’irai plus loin : je vous avouerai que de tous les abus,
les plus odieux selon moi sont ceux de la propriété; mais
encore une fois, il y a remède à ce mal sans la violer, surtout
sans la détruire. Si les lois actuelles en règlent mal l’usage,
nous pouvons les refaire. Notre code civil n’est pas le Koran;
nous ne nous sommes pas fait faute de le prouver. Remaniez
donc les lois qui règlent l’usage de la propriété, mais soyez
sobre d’anathèmes; car avec la logique, quel est l’honnête
homme qui aurait les mains tout à fait pures? Croyez-vous
qu’on puisse être voleur sans le savoir, sans le vouloir, sans
s’en douter? N’admettez-vous pas que la société actuelle ait
dans sa constitution, comme tout homme, toutes sortes de
vertus et de vices dérivés de nos aïeux? La propriété est-elle
donc à vos yeux une chose si simple et si abstraite, que vous
puissiez la repétrir et l’égaliser, si j’ose ainsi dire, au laminoir
de la métaphysique? Vous avez dit, monsieur, dans ces deux
belles et paradoxales improvisations, trop d’excellentes choses
pratiques pour être un utopiste pur et inflexible. Vous
connaissez trop bien la langue économique et la langue

académique pour jouer avec des mots gros de tempêtes. Donc
je crois que vous avez fait avec la propriété ce que Rousseau a
fait, il y a quatre-vingts ans, avec les lettres : une magnifique
et poétique débauche d’esprit et de science. Telle est du moins
mon opinion.
C’est ce que j’ai dit à l’Institut le jour où j’ai rendu compte
de votre livre. J’ai su qu’on voulait le poursuivre
juridiquement; vous ne saurez peut-être jamais par quel hasard
j’ai été assez heureux pour l’empêcher[4]. Quel éternel chagrin
pour moi, si le procureur du roi, c’est-à-dire l’exécuteur des
hautes œuvres en matière intellectuelle, fût venu après moi, et
comme sur mes brisées, attaquer votre livre et tourmenter votre
personne! J’en ai passé deux terribles nuits, je vous le jure, et
je ne suis parvenu à retenir le bras séculier qu’en faisant sentir
que votre livre était une dissertation d’académie, et non point
un manifeste d’incendiaire. Votre style est trop haut pour
jamais servir aux insensés qui discutent à coups de pierre dans
la rue les plus grandes questions de notre ordre social. Mais
prenez garde, monsieur, qu’ils ne viennent bientôt malgré vous
chercher des matériaux dans ce formidable arsenal, et que votre
métaphysique vigoureuse ne tombe aux mains de quelque
sophiste de carrefour qui la commenterait devant un auditoire
famélique : nous aurions le pillage pour conclusion et pour
péroraison. « Je suis, monsieur, autant ému que vous des abus
que vous signalez; mais j’ai un attachement si profond pour
l’ordre, non cet ordre banal et tracassier à qui suffisent les
agents de police, mais pour l’ordre majestueux et imposant des
sociétés humaines, que je m’en trouve quelquefois gêné pour
attaquer certains abus. Je voudrais raffermir d’une main toutes

les fois que je suis forcé d’ébranler de l’autre. Il faut tant
craindre de détruire des boutons à fruit, quand on taille un vieil
arbre! Vous savez cela mieux que personne. Vous êtes un
homme grave, instruit, un esprit méditatif; vous parlez en
termes assez vifs des énergumènes de notre temps pour
rassurer sur vos intentions les imaginations les plus
ombrageuses; mais enfin vous concluez à l’abolition de la
propriété! Vous voulez abolir le plus énergique levier qui fasse
mouvoir l’intelligence humaine, vous attaquez le sentiment
paternel dans ses plus douces illusions, vous arrêtez d’un mot
la formation des capitaux, et nous bâtissons désormais sur le
sable, au lieu de fonder en granit. Voilà ce que je ne puis
admettre, et c’est pour cela que j’ai critiqué votre livre, si plein
de belles pages, si étincelant de verve et de savoir!
« Je voudrais, monsieur, que ma santé presque altérée me
permît d’étudier avec vous page par page le mémoire que vous
m’avez fait l’honneur de m’adresser publiquement et
personnellement; j’aurais, je crois, de bien fortes observations
à vous soumettre. Pour le moment, je dois me borner à vous
remercier des termes obligeants dans lesquels vous avez bien
voulu parler de moi. Nous avons l’un et l’autre le mérite de la
sincérité; il me faut de plus le mérite de la prudence. Vous
savez de quel malaise profond la classe ouvrière est travaillée;
je sais combien de nobles cœurs battent sous ces habits
grossiers, et j’ai une sympathie fraternelle irrésistible pour ces
milliers de braves gens qui se lèvent de si bonne heure pour
travailler, pour payer les impôts, pour faire la force de notre
pays. Je cherche à les servir, à les éclairer, tandis qu’on essaye
de les égarer. Vous n’avez point écrit directement pour eux.

Voua avez fait deux magnifiques manifestes, le second plus
mesuré que le premier; faites-en un troisième plus mesuré que
le second, et vous prenez rang dans la science, dont le premier
devoir est le calme et l’impartialité.
« Adieu, monsieur ! Il n’est pas possible d’avoir plus
d’estime pour un homme que j’en ai pour vous. »
« Paris, ce 1er mai 1841.
« BLANQUI. »

Certes, j’aurais bien quelques réserves à faire sur cette noble
et éloquente épître ; mais, je l’avoue, j’ai plus à cœur de
réaliser l’espèce de prédiction qui la termine que d’augmenter
gratuitement le nombre de mes antagonistes. Tant de
controverse me fatigue et m’ennuie. L’intelligence que l’on
dépense aux combats de parole est comme celle qu’on emploie
à la guerre : c’est de l’intelligence perdue. M. Blanqui
reconnaît qu’il y a dans la propriété une foule d’abus, et
d’odieux abus ; de mon côté, j’appelle exclusivement propriété
la somme de ces abus. Pour l’un comme pour l’autre, la
propriété est un polygone dont il faut abattre les angles : mais,
l’opération faite, M. Blanqui soutient que la figure sera
toujours un polygone (hypothèse admise en mathématique,
bien qu’elle ne soit pas prouvée), tandis que je prétends, moi,
que cette figure sera un cercle. D’honnêtes gens pourraient
encore s’entendre à moins.
Au reste, je conviens que dans l’état actuel de la question,

l’esprit peut hésiter légitimement sur l’abolition de la
propriété. Il ne suffit pas, en effet, pour obtenir gain de cause,
de ruiner un principe reconnu, et qui a le mérite incontestable
de résumer le système de nos croyances politiques ; il faut
encore établir le principe contraire, et formuler le système qui
en découle. De plus, il faut montrer comment ce nouveau
système satisfera à tous les besoins moraux et politiques qui
ont amené l’établissement du premier. Voici donc à quelles
conditions d’évidence ultérieure je subordonne moi-même la
certitude de mes démonstrations précédentes :
— Trouver un système d’égalité absolue, dans lequel toutes
les institutions actuelles, moins la propriété ou la somme des
abus de la propriété, non-seulement puissent trouver place,
mais soient elles-mêmes des moyens d’égalité : liberté
individuelle, division des pouvoirs, ministère public, jury,
organisation administrative et judiciaire, unité et intégralité
dans renseignement, mariage, famille, hérédité en ligne directe
et collatérale, droit de vente et d’échange, droit de tester et
même droit d’aînesse ; — un système qui, mieux que la
propriété, assure la formation des capitaux et entretienne
l’ardeur de tous ; qui d’une vue supérieure explique, corrige et
complète les théories d’association proposées jusqu’à ce jour,
depuis Platon et Pythagore jusqu’à Babeuf, Saint-Simon et
Fourier ; — un système enfin qui, se servant à lui-même de
moyen de transition, soit immédiatement applicable.
Une œuvre aussi vaste exigerait, je le sais, les efforts réunis
de vingt Montesquieu : toutefois, s’il n’est donné à un seul
homme de la mener à fin, un seul peut commencer l’entreprise.
La route qu’il aura parcourue suffira pour découvrir le but, et

assurer le résultat.
1. ↑ Recherches sur les catégories grammaticales, par P. J. Proudhon :
mémoire mentionné honorablement par l’Académie des inscriptions, le 4
mai 1839. Inédit.
2. ↑ De l’utilité de la célébration du dimanche, etc., par P.-J. Proudhon :
Besançon, 1839, in-12, 2 e édition, Paris, 1841, in-18.
3. ↑ CHARRON, de la Sagesse, chap. 18.
4. ↑ M. Vivien, ministre de la justice, avant d’ordonner aucune poursuite
contre le Mémoire sur la propriété , voulut avoir l’opinion de M. Blanqui, et
ce fut sur les observations de cet honorable académicien qu’il épargna un
écrit contre lequel les fureurs du parquet étaient déjà soulevées. M. Vivien
n’est pas le seul homme du pouvoir auquel, depuis ma première publication,
j’aie dû assistance et protection : mais une telle générosité dans les régions
politiques est assez rare pour qu’on la reconnaisse gracieusement et sans
restriction. J’ai toujours pensé, quant à moi, que les mauvaises institutions
faisaient les mauvais magistrats, de même que la lâcheté et l’hypocrisie de
certains corps viennent uniquement de l’esprit qui les gouverne. Pourquoi,
par exemple, malgré les vertus et les talents qui brillent dans leur sein, les
académies sont-elles en général des centres de répression intellectuelle, de
sottise et de basse intrigue? Cette question mériterait d’être proposée par une
académie : il y aurait des concurrents.

CHAPITRE PREMIER.
MÉTHODE SUIVIE DANS CET OUVRAGE. –
IDÉE D'UNE RÉVOLUTION.
Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que
l’esclavage? et que d’un seul mot je répondisse, C’est
l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais
pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir
d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un
pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est
l’assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande, Qu’est-ce
que la propriété ? ne puis-je répondre de même, C’est le vol,
sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette
seconde proposition ne soit que la première transformée?
J’entreprends de discuter le principe même de notre
gouvernement et de nos institutions, la propriété ; je suis dans
mon droit : je puis me tromper dans la conclusion qui ressortira
de mes recherches ; je suis dans mon droit : il me plaît de
mettre la dernière pensée de mon livre au commencement ; je
suis toujours dans mon droit.
Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de
l’occupation et sanctionné par la loi ; tel autre soutient qu’elle
est un droit naturel, ayant sa source dans le travail : et ces
doctrines, tout opposées qu’elles semblent, sont encouragées,
applaudies. Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la
loi, ne peuvent créer la propriété ; qu’elle est un effet sans

cause : suis-je répréhensible?
Que de murmures s’élèvent !
— La propriété, c’est le vol ! Voici le tocsin de 93 ! voici le
branle-bas des révolutions !…
— Lecteur, rassurez-vous : je ne suis point un agent de
discorde, un boute-feu de sédition. J’anticipe de quelques jours
sur l’histoire ; j’expose une vérité dont nous tâchons en vain
d’arrêter le dégagement ; j’écris le préambule de notre future
constitution. Ce serait le fer conjurateur de la foudre que cette
définition qui vous paraît blasphématoire, la propriété, c’est le
vol, si nos préoccupations nous permettaient de l’entendre ;
mais que d’intérêts, que de préjugés s’y opposent !… La
philosophie ne changera point, hélas ! le cours des
événements : les destinées s’accompliront indépendamment de
la prophétie : d’ailleurs, ne faut-il pas que justice se fasse, et
que notre éducation s’achève ?
— La propriété, c’est le vol !… Quel renversement des idées
humaines ! Propriétaire et voleur furent de tout temps
expressions contradictoires autant que les êtres qu’elles
désignent sont antipathiques ; toutes les langues ont consacré
cette antilogie. Sur quelle autorité pourriez-vous donc attaquer
le consentement universel et donner le démenti au genre
humain ? qui êtes-vous, pour nier la raison des peuples et des
âges ?
— Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité ? Je
suis, comme vous, d’un siècle où la raison ne se soumet qu’au
fait et à la preuve ; mon nom, aussi bien que le vôtre, est
[1] ; ma mission est écrite dans ces paroles de
CHERCHEUR DE VÉRITÉ

la loi : Parle sans haine et sans crainte ; dis ce que tu sais.
L’œuvre de notre espèce est de bâtir le temple de la science, et
cette science embrasse l’homme et la nature. Or, la vérité se
révèle à tous, aujourd’hui à Newton et à Pascal, demain au
pâtre dans la vallée, au compagnon dans l’atelier. Chacun
apporte sa pierre à l’édifice, et, sa tâche faite, il disparaît.
L’éternité nous précède, l’éternité nous suit : entre deux
infinis, qu’est-ce que la place d’un mortel, pour que le siècle
s’en informe ?
Laissez donc, lecteur, mon titre et mon caractère, et ne vous
occupez que de mes raisons. C’est d’après le consentement
universel que je prétends redresser l’erreur universelle ; c’est à
la foi du genre humain que j’appelle de l’opinion du genre
humain. Ayez le courage de me suivre, et, si votre volonté est
franche, si votre conscience est libre, si votre esprit sait unir
deux propositions pour en extraire une troisième, mes idées
deviendront infailliblement les vôtres. En débutant par vous
jeter mon dernier mot, j’ai voulu vous avertir, non vous
braver : car, j’en ai la certitude, si vous me lisez, je forcerai
votre assentiment. Les choses dont j’ai à vous parler sont si
simples, si palpables, que vous serez étonné de ne les avoir
point aperçues, et que vous vous direz : « Je n’y avais point
réfléchi. » D’autres vous offriront le spectacle du génie forçant
les secrets de la nature, et répandant de sublimes oracles ; vous
ne trouverez ici qu’une série d’expériences sur le juste et sur le
droit, une sorte de vérification des poids et mesures de votre
conscience. Les opérations se feront sous vos yeux ; et c’est
vous-même qui apprécierez le résultat.
Du reste, je ne fais pas de système : je demande la fin du

privilège, l’abolition de l’esclavage, l’égalité des droits, le
règne de la loi. Justice, rien que justice ; tel est le résumé de
mon discours ; je laisse à d’autres le soin de discipliner le
monde. Je me suis dit un jour : Pourquoi, dans la société, tant
de douleur et de misère ? L’homme doit-il être éternellement
malheureux ? Et, sans m’arrêter aux explications à toute fin des
entrepreneurs de réformes, accusant de la détresse générale,
ceux-ci la lâcheté et l’impéritie du pouvoir, ceux-là les
conspirateurs et les émeutes, d’autres l’ignorance et la
corruption générale ; fatigué des interminables combats de la
tribune et de la presse, j’ai voulu moi-même approfondir la
chose. J’ai consulté les maîtres de la science, j’ai lu cent
volumes de philosophie, de droit, d’économie politique et
d’histoire : et plût à Dieu que j’eusse vécu dans un siècle où
tant de lecture m’eût été inutile ! J’ai fait tous mes efforts pour
obtenir des informations exactes, comparant les doctrines,
opposant aux objections les réponses, faisant, sans cesse des
équations et des réductions d’arguments, pesant des milliers de
syllogismes au trébuchet de la logique la plus scrupuleuse.
Dans cette pénible route, j’ai recueilli plusieurs faits
intéressants, dont je ferai part à mes amis et au public aussitôt
que je serai de loisir. Mais, il faut que je le dise, je crus
d’abord reconnaître que nous n’avions jamais compris le sens
de ces mots si vulgaires et si sacrés : Justice, équité, liberté ;
que sur chacune de ces choses nos idées étaient profondément
obscures ; et qu’enfin cette ignorance était la cause unique et
du paupérisme qui nous dévore, et de toutes les calamités qui
ont affligé l’espèce humaine.
À cet étrange résultat mon esprit fut épouvanté : je doutai de

ma raison. Quoi ! disais-je, ce que l’œil n’a point vu, ni
l’oreille entendu, ni l’intelligence pénétré, tu l’aurais
découvert ! Tremble, malheureux, de prendre les visions de ton
cerveau malade pour les clartés de la science ! Ne sais-tu pas,
de grands philosophes l’ont dit, qu’en fait de morale pratique
l’erreur universelle est contradiction ?
Je résolus donc de faire une contre-épreuve de mes
jugements, et voici quelles furent les conditions que je posai
moi-même à ce nouveau travail : Est-il possible que sur
l’application des principes de la morale, l’humanité se soit si
longtemps et si universellement trompée ? Comment et
pourquoi se serait-elle trompée ? Comment son erreur, étant
universelle, ne serait-elle pas invincible ?
Ces questions, de la solution desquelles je faisais dépendre
la certitude de mes observations, ne résistèrent pas longtemps à
l’analyse. On verra au chapitre V de ce mémoire, qu’en morale,
de même qu’en tout autre objet de la connaissance, les plus
graves erreurs sont pour nous les degrés de la science, que
jusque dans les œuvres de justice, se tromper est un privilège
qui ennoblit l’homme ; et quant au mérite philosophique qui
peut me revenir, que ce mérite est un infiniment petit. Ce n’est
rien de nommer les choses ; le merveilleux serait de les
connaître avant leur apparition. En exprimant une idée
parvenue à son terme, une idée qui possède toutes les
intelligences, qui demain sera proclamée par un autre si je ne
l’annonce aujourd’hui, je n’ai pour moi que la priorité de la
formule. Donne-t-on des éloges à celui qui le premier voit
poindre le jour ?
Oui, tous les hommes croient et répètent que l’égalité des

conditions est identique à l’égalité des droits ; que propriété et
vol sont termes synonymes ; que toute prééminence sociale,
accordée ou pour mieux dire usurpée sous prétexte de
supériorité de talent et de service, est iniquité et brigandage :
tous les hommes, dis-je, attestent ces vérités sur leur âme ; il
ne s’agit que de le leur faire apercevoir.
Avant d’entrer en matière, il est nécessaire que je dise un
mot de la route que je vais suivre. Quand Pascal abordait un
problème de géométrie, il se créait une méthode de solution ;
pour résoudre un problème de philosophie, il faut aussi une
méthode. Eh ! combien les problèmes que la philosophie agite
ne l’emportent-ils pas, par la gravité de leurs conséquences, sur
ceux de la géométrie ! Combien, par conséquent, pour être
résolus, n’appellent-ils pas plus impérieusement une analyse
profonde et sévère ?
C’est un fait désormais placé hors de doute, disent les
modernes psychologues, que toute perception reçue dans
l’esprit s’y détermine d’après certaines lois générales de ce
même esprit ; s’y moule, pour ainsi dire, sur certains types
préexistants dans notre entendement et qui en sont comme la
condition formelle. En sorte, disent-ils, que si l’esprit n’a point
d’idées innées, il a du moins des formes innées. Ainsi, par
exemple, tout phénomène est nécessairement conçu par nous
dans le temps et dans l’espace ; tout ce qui nous fait supposer
une cause par laquelle il arrive ; tout ce qui existe implique les
idées de substance, de mode, de nombre, de relation, etc. ; en
un mot, nous ne formons aucune pensée qui ne se rapporte à
quelqu’un des principes généraux de la raison, au delà desquels
il n’y a rien.

Ces axiomes de l’entendement, ajoutent les psychologues,
ces types fondamentaux, auxquels se ramènent fatalement tous
nos jugements et toutes nos idées, et que nos sensations ne font
que mettre en lumière, sont connus dans l’école sous le nom de
catégories. Leur existence primordiale dans l’esprit est
aujourd’hui démontrée ; il ne s’agit plus que d’en donner le
système et d’en faire le dénombrement. Aristote en comptait
dix ; Kant en porta le nombre à quinze ; M. Cousin les a
réduites à trois, à deux, à une ; et l’incontestable gloire de ce
professeur sera d’avoir, sinon découvert la théorie vraie des
catégories, du moins compris mieux que personne la haute
importance de cette question, la plus grande et peut-être la
seule de toute la métaphysique.
Je ne crois pas, je l’avoue, à l’innéité non-seulement des
idées, mais même des formes ou lois de notre entendement, et
je tiens la métaphysique de Reid et de Kant encore plus
éloignée de la vérité que celle d’Aristote. Cependant, comme je
ne veux point ici faire une critique de la raison, chose qui
demanderait un long travail et dont le public ne se soucie
guère, je regarderai, par hypothèse, nos idées les plus générales
et les plus nécessaires, telles que celles de temps, d’espace, de
substance et de cause, comme existant primordialement dans
l’esprit, ou du moins, comme dérivant immédiatement de sa
constitution.
Mais un fait psychologique non moins vrai, et que les
philosophes ont peut-être trop négligé d’étudier, c’est que
l’habitude, comme une seconde nature, a le pouvoir
d’imprimer à l’entendement de nouvelles formes catégoriques,
prises sur les apparences qui nous frappent, et par là même

dénuées le plus souvent de réalité objective, mais dont
l’influence sur nos jugements n’est pas moins prédéterminante
que celle des premières catégories. En sorte que nous
raisonnons tout à la fois, et d’après les lois éternelles et
absolues de notre raison, et d’après les règles secondaires,
ordinairement fautives, que l’observation incomplète des
choses nous suggère. Telle est la source la plus féconde des
faux préjugés, et la cause permanente et souvent invincible
d’une multitude d’erreurs. La préoccupation qui résulte pour
nous de ces préjugés est si forte que souvent, alors même que
nous combattons un principe que notre esprit juge faux, que
notre raison repousse, que notre conscience réprouve, nous le
défendons sans nous en apercevoir, nous raisonnons d’après
lui, nous lui obéissons en l’attaquant. Enfermé comme dans un
cercle, notre esprit tourbillonne sur lui-même, jusqu’à ce
qu’une observation nouvelle, suscitant en nous de nouvelles
idées, nous fasse découvrir un principe extérieur qui nous
délivre du fantôme dont notre imagination est obsédée.
Ainsi, nous savons aujourd’hui que par les lois d’un
magnétisme universel dont la cause reste inconnue, deux corps,
que nul obstacle n’arrête, tendent à se réunir par une force
d’impulsion accélérée que l’on appelle gravitation. C’est la
gravitation qui fait tomber vers la terre les corps qui manquent
d’appui, qui les fait peser dans la balance, et qui nous attache
nous-mêmes au sol que nous habitons. L’ignorance de cette
cause fut l’unique raison qui empêcha les anciens de croire aux
antipodes. « Comment ne voyez-vous pas, disait après
Lactance, saint Augustin, que s’il y avait des hommes sous nos
pieds, ils auraient la tête en bas, et tomberaient dans le ciel ? »

L’évêque d’Hippone, qui croyait la terre plate, parce qu’il lui
semblait la voir telle, supposait en conséquence que, si du
zénith au nadir de différents lieux on conduisait autant de
lignes droites, ces lignes seraient parallèles entre elles ; et
c’était dans la direction de ces lignes qu’il plaçait tout
mouvement de haut en bas. De là il devait naturellement
conclure que les étoiles sont attachées comme des flambeaux
roulants à la voûte du ciel ; que, si elles étaient abandonnées à
elles-mêmes, elles tomberaient sur terre comme une pluie de
feu ; que la terre est une table immense, formant la partie
inférieure du monde, etc. Si on lui eût demandé sur quoi la
terre elle-même est soutenue, il aurait répondu qu’il ne le
savait pas, mais qu’à Dieu rien n’est impossible. Telles étaient,
relativement à l’espace et au mouvement, les idées de saint
Augustin, idées que lui imposait un préjugé donné par
l’apparence, et devenu pour lui une règle générale et
catégorique du jugement. Quant à la cause même de la chute
des corps, son esprit était vide ; il n’en pouvait dire autre
chose, sinon qu’un corps tombe parce qu’il tombe.
Pour nous, l’idée de chute est plus complexe : aux idées
générales d’espace et de mouvement qu’elle implique, nous
joignons celle d’attraction ou de direction vers un centre,
laquelle relève de l’idée supérieure de cause. Mais si la
physique a pleinement redressé notre jugement à cet égard,
nous n’en conservons pas moins dans l’usage le préjugé de
saint Augustin ; et quand nous disons qu’une chose est tombée,
nous n’entendons pas simplement et en général qu’un effet de
gravitation a eu lieu, mais spécialement et en particulier que
c’est vers la terre, et de haut en bas, que ce mouvement s’est

opéré. Notre raison a beau être éclairée, l’imagination
l’emporte, et notre langage reste à jamais incorrigible.
Descendre du ciel, n’est pas une expression plus vraie que
monter au ciel ; et cependant cette expression se conservera
aussi longtemps que les hommes se serviront de langage.
Toutes ces façons de parler, de haut en bas, descendre du
ciel, tomber des nues, etc., sont désormais sans danger, parce
que nous savons les rectifier dans la pratique ; mais que l’on
daigne considérer un moment combien elles ont dû retarder les
progrès de la science. S’il importe assez peu, en effet, à la
statistique, à la mécanique, à l’hydrodynamique, à la
balistique, que la véritable cause de la chute des corps soit
connue, et que les idées soient exactes sur la direction générale
de l’espace, il en va tout autrement dès qu’il s’agit d’expliquer
le système du monde, la cause des marées, la figure de la terre
et sa position dans les cieux : pour toutes ces choses il faut
sortir du cercle des apparences. Dès la plus haute antiquité l’on
a vu d’ingénieux mécaniciens, d’excellents architectes,
d’habiles artilleurs ; l’erreur dans laquelle ils pouvaient être
relativement à la rondeur de la terre et à la gravitation, ne
nuisait point au développement de leur art ; la solidité des
édifices et la justesse du tir n’y perdaient rien. Mais tôt ou tard
il devait se présenter des phénomènes que le parallélisme
supposé de toutes les perpendiculaires élevées de la surface
terrestre rendrait inexplicables : alors aussi devait commencer
une lutte entre des préjugés qui depuis des siècles suffisaient à
la pratique journalière, et des opinions inouïes que le
témoignage des yeux semblait contredire.
Ainsi, d’une part, les jugements les plus faux, quand ils ont

pour base des faits isolés ou seulement des apparences,
embrassent toujours une somme de réalités dont la sphère plus
ou moins large suffit à un certain nombre d’inductions, au delà
desquelles nous tombons dans l’absurde : il y avait, par
exemple, cela de vrai dans les idées de saint Augustin, que les
corps tombent vers la terre, que la chute se fait en ligne droite,
que le soleil ou la terre se meut, que le ciel ou la terre tourne,
etc. Ces faits généraux ont toujours été vrais ; notre science n’y
a rien ajouté. Mais, d’autre part, la nécessité de nous rendre
compte de tout nous oblige à chercher des principes de plus en
plus compréhensifs : c’est pourquoi il a fallu abandonner
successivement, d’abord l’opinion que la terre est plate, puis la
théorie qui la fait immobile au centre du monde, etc.
Si nous passons maintenant de la nature physique au monde
moral, ici encore nous nous trouvons assujettis aux mêmes
déceptions de l’apparence, aux mêmes influences de la
spontanéité et de l’habitude. Mais ce qui distingue cette
seconde partie du système de nos connaissances, c’est, d’un
côté, le bien ou le mal qui résulte pour nous de nos opinions ;
de l’autre, l’obstination avec laquelle nous défendons le
préjugé qui nous tourmente et nous tue. Quelque système que
nous embrassions sur la cause de la pesanteur et sur la figure
de la terre, la physique du globe n’en souffre pas ; et quant à
nous. notre économie sociale n’en peut retirer ni profit ni
dommage. Mais c’est en nous et par nous que s’accomplissent
les lois de notre nature morale : or, ces lois ne peuvent
s’exécuter sans notre participation réfléchie, partant, sans que
nous les connaissions. Si donc notre science des lois morales
est fausse, il est évident que tout en voulant notre bien nous

ferons notre mal ; si elle n’est qu’incomplète, elle pourra
suffire quelque temps à notre progrès social, mais à la longue
elle nous fera faire fausse route, et enfin nous précipitera dans
un abîme de calamités.
C’est alors que de plus hautes connaissances nous
deviennent indispensables, et, il faut le dire à notre gloire, il est
sans exemple qu’elles aient jamais fait défaut ; mais c’est alors
aussi que commence une lutte acharnée entre les vieux
préjugés et les idées nouvelles. Jours de conflagration et
d’angoisse ! On se reporte aux temps où, avec les mêmes
croyances, avec les mêmes institutions, tout le monde semblait
heureux : comment accuser ces croyances, comment proscrire
ces institutions ? On ne veut pas comprendre que cette période
fortunée servit précisément à développer le principe de mal que
la société recélait ; on accuse les hommes et les dieux, les
puissants de la terre et les forces de la nature. Au lieu de
chercher la cause du mal dans sa raison et dans son cœur,
l’homme s’en prend à ses maîtres, à ses rivaux, à ses voisins, à
lui-même ; les nations s’arment, s’égorgent, s’exterminent,
jusqu’à ce que, par une large dépopulation, l’équilibre se
rétablisse, et que la paix renaisse des cendres des combattants.
Tant il répugne à l’humanité de toucher aux coutumes des
ancêtres, de changer les lois données par les fondateurs des
cités, et confirmées par la fidélité des siècles.
Nihil motum ex antiquo probabile est : Défiez-vous de toute
innovation, s’écriait Tite-Live. Sans doute il vaudrait mieux
pour l’homme n’avoir jamais à changer : mais quoi ! s’il est né
ignorant, si sa condition est de s’instruire par degrés, faut-il
pour cela qu’il renie la lumière, qu’il abdique sa raison et

s’abandonne à la fortune ? Santé parfaite est meilleure que
convalescence : est-ce un motif pour que le malade refuse de
guérir ? Réforme ! réforme ! crièrent autrefois Jean-Baptiste et
Jésus-Christ ; réforme, réforme ! criaient nos pères il y a
cinquante ans, et nous crierons longtemps encore : réforme !
réforme !
Témoin des douleurs de mon siècle, je me suis dit : Parmi
les principes sur lesquels la société repose, il y en a un qu’elle
ne comprend pas, que son ignorance a vicié, et qui cause tout le
mal. Ce principe est le plus ancien de tous, car il est de
l’essence des révolutions d’emporter les principes les plus
modernes et de respecter les anciens ; or le mal qui nous
tourmente est antérieur à toutes les révolutions. Ce principe, tel
que notre ignorance l’a fait, est honoré et voulu ; car s’il n’était
pas voulu il n’abuserait personne, il serait sans influence.
Mais ce principe, vrai dans son objet, faux quant à notre
manière de l’entendre, ce principe, aussi vieux que l’humanité,
quel est-il ? serait-ce la religion ?
Tous les hommes croient en Dieu : ce dogme appartient tout
à la fois à leur conscience et à leur raison. Dieu est pour
l’humanité un fait aussi primitif, une idée aussi fatale, un
principe aussi nécessaire que le sont pour notre entendement
les idées catégoriques de cause, de substance, de temps et
d’espace. Dieu nous est attesté par la conscience
antérieurement à toute induction de l’esprit, comme le soleil
nous est prouvé par le témoignage des sens avant tous les
raisonnements de la physique. L’observation et l’expérience
nous découvrent les phénomènes et les lois, le sens intime seul
nous révèle les existences. L’humanité croit que Dieu est ;

mais que croit-elle en croyant en Dieu ? en un mot, qu’est-ce
que Dieu ?
Cette notion de la Divinité, notion primitive, unanime, innée
dans notre espèce, la raison humaine n’est pas encore parvenue
à la déterminer. À chaque pas que nous faisons dans la
connaissance de la nature et des causes, l’idée de Dieu s’étend
et s’élève : plus notre science avance, plus Dieu semble grandir
et reculer. L’anthropomorphisme et l’idolâtrie furent une
conséquence nécessaire de la jeunesse des esprits, une
théologie d’enfants et de poètes. Erreur innocente, si l’on n’eût
pas voulu en faire un principe de conduite, et si l’on avait su
respecter la liberté des opinions. Mais, après avoir fait Dieu à
son image, l’homme voulut encore se l’approprier ; non
content de défigurer le grand Être, il le traita comme son
patrimoine, son bien, sa chose : Dieu, représenté sous des
formes monstrueuses, devint partout propriété de l’homme et
de l’État. Telle fut l’origine de la corruption des mœurs par la
religion, et la source des haines pieuses et des guerres sacrées.
Grâce au ciel, nous avons appris à laisser chacun dans sa
croyance ; nous cherchons la règle des mœurs en dehors du
culte ; nous attendons sagement, pour statuer sur la nature et
les attributs de Dieu, sur les dogmes de la théologie, sur la
destinée de nos âmes, que la science nous apprenne ce que nous
devons rejeter et ce que nous devons croire. Dieu, âme,
religion, objets éternels de nos méditations infatigables et de
nos plus funestes égarements, problèmes terribles, dont la
solution, toujours essayée, reste toujours incomplète : sur
toutes ces choses nous pouvons encore nous tromper, mais du
moins notre erreur est sans influence. Avec la liberté des cultes

et la séparation du spirituel et du temporel, l’influence des
idées religieuses sur la marche de la société est purement
négative, aucune loi, aucune institution politique et civile ne
relevant de la religion. L’oubli des devoirs que la religion
impose peut favoriser la corruption générale, mais il n’en est
pas la cause nécessitante, il n’en est que l’auxiliaire ou la suite.
Surtout, et dans la question qui nous occupe, cette observation
est décisive, la cause de l’inégalité des conditions parmi les
hommes ; du paupérisme, de la souffrance universelle, des
embarras des gouvernements, ne peut plus être rapportée à la
religion : il faut remonter plus haut, et creuser plus avant.
Mais qu’y a-t-il dans l’homme de plus ancien et de plus
profond que le sentiment religieux ? Il y a l’homme même,
c’est-à-dire la volonté et la conscience, le libre arbitre et la loi,
opposés dans un antagonisme perpétuel. L’homme est en
guerre avec lui-même : Pourquoi ?
« L’homme, disent les théologiens, a péché au
commencement ; notre espèce est coupable d’une antique
prévarication. Pour ce péché, l’humanité est déchue : l’erreur et
l’ignorance sont devenues son apanage. Lisez les histoires,
vous trouverez partout la preuve de cette nécessité du mal, dans
la permanente misère des nations. L’homme souffre, et
toujours souffrira : sa maladie est héréditaire et
constitutionnelle. Usez de palliatifs, employez les émollients :
il n’y a point de remède. »
Ce discours n’est pas propre aux seuls théologiens ; on le
retrouve en termes équivalents dans les écrits des philosophes
matérialistes, partisans d’une indéfinie perfectibilité. Destutt
de Tracy enseigne formellement que le paupérisme, les crimes,

la guerre, sont la condition inévitable de notre état social, un
mal nécessaire, contre lequel ce serait folie de se révolter.
Ainsi, nécessité du mal, ou perversité originelle, c’est au fond
la même philosophie.
« Le premier homme a péché. » Si les sectateurs de la Bible
interprétaient fidèlement, ils diraient : L’homme premièrement
pèche, c’est-à-dire, se trompe ; car pécher, faillir, se tromper,
c’est même chose.
« Les suites du péché d’Adam sont héréditaires dans sa race ;
c’est, en premier lieu, l’ignorance. » En effet, l’ignorance est
originelle dans l’espèce comme dans l’individu ; mais, sur une
foule de questions, même de l’ordre moral et politique, cette
ignorance de l’espèce a été guérie : qui nous dit qu’elle ne
cessera pas tout à fait ? Il y a progrès continuel du genre
humain vers la vérité, et triomphe incessant de la lumière sur
les ténèbres. Notre mal n’est donc pas absolument incurable, et
l’explication des théologiens est plus qu’insuffisante ; elle est
ridicule, puisqu’elle se réduit à cette tautologie : « L’homme se
trompe, parce qu’il se trompe. » Tandis qu’il faut dire :
« L’homme se trompe parce qu’il apprend. » Or, si l’homme
parvient à savoir tout ce qu’il a besoin de connaire, il y a lieu
de croire que ne se trompant plus, il cessera de souffrir.
Que si nous interrogeons les docteurs de cette loi que l’on
nous dit gravée au cœur de l’homme, nous reconnaîtrons
bientôt qu’ils en disputent sans savoir ce qu’elle est : que sur
les questions les plus capitales, il y a presque autant d’opinions
que d’auteurs ; qu’on n’en trouve pas deux qui soient d’accord
sur la meilleure forme de gouvernement, sur le principe de
l’autorité, sur la nature du droit ; que tous voguent au hasard

sur une mer sans fond ni rive, abandonnés à l’inspiration de
leur sens privé, que modestement ils prennent pour la droite
raison. Et, à la vue de ce pêle-mêle d’opinions qui se
contredisent, nous dirons : « L’objet de nos recherches est la
loi, la détermination du principe social ; or, les politiques,
c’est-à-dire les hommes de la science sociale, ne s’entendent
pas ; donc c’est en eux qu’est l’erreur ; et comme toute erreur a
une réalité pour objet, c’est dans leurs livres que doit se trouver
la vérité, qu’à leur insu ils auront mise. »
Or, de quoi s’entretiennent les jurisconsultes et les
publicistes ? De justice, d’équité, de liberté, de loi naturelle, de
lois civiles, etc. Mais qu’est-ce que la justice ? Quel en est le
principe, le caractère, la formule ? À cette question, il est
évident que nos docteurs n’ont rien à répondre : car autrement
leur science, partant d’un principe clair et certain, sortirait de
son éternel probabilisme, et toutes les disputes finiraient.
Qu’est-ce que la justice ? Les théologiens répondent : Toute
justice vient de Dieu. Cela est vrai, mais n’apprend rien.
Les philosophes devraient être mieux instruits : ils ont tant
disputé sur le juste et l’injuste ! Malheureusement l’examen
prouve que leur savoir se réduit à rien, et qu’il en est d’eux
comme de ces Sauvages qui disaient au soleil pour toute
prière : Ô ! – Ô ! est un cri d’admiration, d’amour,
d’enthousiasme : mais qui voudrait savoir ce que c’est que le
soleil, tirerait peu de lumière de l’interjection Ô ! C’est
précisément le cas où nous sommes avec les philosophes, par
rapport à la justice. La justice, disent-ils, est une fille du ciel,
une lumière qui éclaire tout homme venant au monde , la plus
belle prérogative de notre nature , ce qui nous distingue des

bêtes et nous rend semblables à Dieu, et mille autres choses
semblables. À quoi se réduit, je le demande, cette pieuse
litanie ? À la prière des sauvages : Ô !
Tout ce que la sagesse humaine a enseigné de plus
raisonnable concernant la justice, est renfermé dans cet adage
fameux : Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse ; Ne fais
pas aux autres ce que tu ne veux pas qui te soit fait. Mais cette
règle de morale pratique est nulle pour la science : qu’ai-je
droit de vouloir qu’on me fasse ou qu’on ne me fasse pas ? Ce
n’est rien de dire que mon devoir est égal à mon droit, si l’on
n’explique en même temps quel est ce droit.
Essayons d’arriver à quelque chose de plus précis et de plus
positif.
La justice est l’astre central qui gouverne les sociétés, le
pôle sur lequel tourne le monde politique, le principe et la règle
de toutes les transactions. Rien ne se fait entre les hommes
qu’en vertu du droit ; rien sans l’invocation de la justice. La
justice n’est point l’œuvre de la loi ; au contraire, la loi n’est
jamais qu’une déclaration et une application du juste, dans
toutes les circonstances où les hommes peuvent se trouver en
rapport d’intérêts. Si donc l’idée que nous nous faisons du juste
et du droit était mal déterminée, si elle était incomplète ou
même fausse, il est évident que toutes nos applications
législatives seraient mauvaises, nos institutions vicieuses,
notre politique erronée : partant, qu’il y aurait désordre et mal
social.
Cette hypothèse de la perversion de la justice dans notre
entendement, et par une conséquence nécessaire dans nos actes,
serait un fait démontré, si les opinions des hommes,

relativement au concept de justice et à ses applications,
n’avaient point été constantes ; si, à diverses époques, elles
avaient éprouvé des modifications ; en un mot, s’il y avait eu
progrès dans les idées. Or, c’est ce que l’histoire nous atteste
par les plus éclatants témoignages. Il y a dix-huit cents ans, le
monde, sous la protection des Césars, se consumait dans
l’esclavage, la superstition et la volupté. Le peuple, enivré et
comme étourdi par de longues bacchanales, avait perdu jusqu’à
la notion du droit et du devoir : la guerre et l’orgie le
décimaient tour à tour ; l’usure et le travail des machines,
c’est-à-dire des esclaves, en lui ôtant les moyens de subsister,
l’empêchaient de se reproduire. La barbarie renaissait, hideuse,
de cette immense corruption, et s’étendait comme une lèpre
dévorante sur les provinces dépeuplées. Les sages prévoyaient
la fin de l’empire, mais n’y savaient point de remède. Que
pouvaient-ils imaginer, en effet ? Pour sauver cette société
vieillie il eût fallu changer les objets de l’estime et de la
vénération publique, abolir des droits consacrés par une justice
dix fois séculaire : On disait : « Rome a vaincu par sa politique
et ses dieux ; toute réforme dans le culte et l’esprit public
serait folie et sacrilège. Rome, clémente envers les nations
vaincues, en leur donnant des chaînes, leur fait grâce de la vie ;
les esclaves sont la source la plus féconde de ses richesses ;
l’affranchissement des peuples serait la négation de ses droits
et la ruine de ses finances. Rome enfin, plongée dans les
délices et gorgée des dépouilles de l’univers, use de la victoire
et du gouvernement ; son luxe et ses voluptés sont le prix de
ses conquêtes : elle ne peut abdiquer ni se dessaisir. » Ainsi
Rome avait pour elle le fait et le droit. Ses prétentions étaient
justifiées par toutes les coutumes et par le droit des gens.

L’idolâtrie dans la religion, l’esclavage dans l’État,
l’épicurisme dans la vie privée, formaient la base des
institutions ; y toucher, ç’aurait été ébranler la société jusqu’en
ses fondements, et, selon notre expression moderne, ouvrir
l’abîme des révolutions. Aussi l’idée n’en venait-elle à
personne ; et cependant l’humanité se mourait dans le sang et
la luxure.
Tout à coup un homme parut, se disant Parole de Dieu : on
ne sait pas encore aujourd’hui ce qu’il était, ni d’où il venait, ni
qui avait pu lui suggérer ses idées. Il allait annonçant partout
que la société avait fait son temps, que le monde allait être
renouvelé ; que les prêtres étaient des vipères, les avocats des
ignorants, les philosophes des hypocrites et des menteurs ; que
le maître et l’esclave sont égaux, que l’usure et tout ce qui lui
ressemble est un vol, que les propriétaires et les hommes de
plaisir brûleront un jour, tandis que les pauvres de cœur et les
purs habiteront un lieu de repos. Il ajoutait beaucoup d’autres
choses non moins extraordinaires.
Cet homme, Parole de Dieu, fut dénoncé et arrêté comme
ennemi public par les prêtres et les gens de loi, qui eurent
même le secret de faire demander sa mort par le peuple. Mais
cet assassinat juridique, en combattant la mesure de leurs
crimes, n’étouffa pas la doctrine que Parole de Dieu avait
semée. Après lui, ses premiers prosélytes se répandirent de
tous côtés, prêchant ce qu’ils nommaient la bonne nouvelle,
formant à leur tour des millions de missionnaires, et quand il
semblait que leur tâche fût accomplie, mourant par le glaive de
la justice romaine. Cette propagande obstinée, guerre de
bourreaux et de martyrs, dura près de trois cents ans, au bout

desquels le monde se trouva converti. L’idolâtrie fut détruite,
l’esclavage aboli, la dissolution fit place à des mœurs plus
austères, le mépris des richesses fut poussé quelquefois
jusqu’au dépouillement. La société fut sauvée par la négation
de ses principes, par le renversement de la religion, et la
violation des droits les plus sacrés. L’idée du juste acquit dans
cette révolution une étendue que jusqu’alors on n’avait pas
soupçonnée, et sur laquelle les esprits ne sont jamais revenus.
La justice n’avait existé que pour les maîtres[2] ; elle
commença dès lors à exister pour les serviteurs.
Cependant la nouvelle religion fut loin de porter tous ses
fruits. Il y eut bien quelque amélioration dans les mœurs
publiques, quelque relâche dans l’oppression ; mais, du reste,
la semence du Fils de l’homme, tombée en des cœurs idolâtres,
ne produisit qu’une mythologie quasi-poétique et
d’innombrables discordes. Au lieu de s’attacher aux
conséquences pratiques des principes de morale et de
gouvernement que Parole de Dieu avait posés, on se livra à des
spéculations sur sa naissance, son origine, sa personne et ses
actions ; on épilogua sur ses paraboles, et du conflit des
opinions les plus extravagantes sur des questions insolubles,
sur des textes que l’on n’entendait pas, naquit la théologie,
science qu’on peut définir science de l’infiniment absurde.
La vérité chrétienne ne passa guère l’âge des apôtres ;
L’Évangile, commenté et symbolisé par les Grecs et les Latins,
chargé de fables païennes, devint à la lettre un signe de
contradiction ; et jusqu’à ce jour le règne de l’Église infaillible
n’a présenté qu’un long obscurcissement. On dit que les portes
d’enfer ne prévaudront pas toujours, que la Parole de Dieu

reviendra, et qu’enfin les hommes connaîtront la vérité et la
justice : mais alors ce sera fait du catholicisme grec et romain,
de même qu’à la clarté de la science disparaissent les fantômes
de l’opinion.
Les monstres que les successeurs des apôtres avaient eu pour
mission de détruire, un instant effrayés, reparurent peu à peu,
grâce au fanatisme imbécile, et quelquefois aussi à la
connivence réfléchie des prêtres et des théologiens. L’histoire
de l’affranchissement des communes, en France, présente
constamment la justice et la liberté se déterminant dans le
peuple, malgré les efforts conjurés des rois, de la noblesse et
du clergé. En l’année 1789, depuis la naissance du Christ, la
nation française, divisée par castes, pauvre et opprimée, se
débattait sous le triple réseau de l’absolutisme royal, de la
tyrannie des seigneurs et des parlements, et de l’intolérance
sacerdotale. Il y avait le droit du roi et le droit du prêtre, le
droit du noble et le droit du roturier ; il y avait des privilèges
de naissance, de province, de communes, de corporations et de
métiers : au fond de tout cela, la violence, l’immoralité, la
misère. Depuis quelque temps, on parlait de réforme ; ceux qui
la souhaitaient le plus en apparence ne l’appelant que pour en
profiter, et le peuple qui devait tout y gagner, n’en attendant
pas grand chose, et ne disant mot. Longtemps ce pauvre peuple,
soit défiance, soit incrédulité, soit désespoir, hésita sur ses
droits : on eût dit que l’habitude de servir avait ôté le courage à
ces vieilles communes, si fières au moyen-âge.
Un livre parut enfin, se résumant tout entier dans ces deux
propositions : Qu’est-ce que le tiers-état ? rien. — Que doit-il
être ? tout. Quelqu’un ajouta par forme de commentaire :

Qu’est-ce que le roi ? — c’est le mandataire du peuple.
Ce fut comme une révélation subite : un voile immense se
déchira, un épais bandeau tomba de tous les yeux. Le peuple se
mit à raisonner :
Si le roi est notre mandataire, il doit rendre des comptes ;
S’il doit rendre des comptes, il est sujet à contrôle ;
S’il peut être contrôlé, il est responsable ;
S’il est responsable, il est punissable ;
S’il est punissable, il l’est selon ses mérites ;
S’il doit être puni selon ses mérites, il peut être puni de
mort.
Cinq ans après la publication de la brochure de Sieyès, le
tiers-état était tout : le roi, la noblesse, le clergé, n’étaient plus.
En 1793, le peuple, sans s’arrêter à la fiction constitutionnelle
de l’inviolabilité du souverain, conduisit Louis XVI à
l’échafaud ; en 1830, il accompagna Charles X à Cherbourg.
Que dans l’un et l’autre cas il ait pu se tromper sur
l’appréciation du délit, ce serait une erreur de fait ; mais en
droit la logique qui le fit agir est irréprochable. Le peuple, en
punissant le souverain, fait précisément ce que l’on a tant
reproché au gouvernement de juillet de n’avoir point exécuté,
après l’échauffourée de Strasbourg, sur la personne de Louis
Bonaparte : il atteint le vrai coupable. C’est une application du
droit commun, une détermination solennelle de la justice en
matière de pénalité[3]. L’esprit qui produisit le mouvement de
1789 fut un esprit de contradiction ; cela suffit pour démontrer
que l’ordre de choses qui fut substitué à l’ancien n’eut rien en

soi de méthodique et de réfléchi ; que, né de la colère et de la
haine, il ne pouvait avoir l’effet d’une science fondée sur
l’observation et l’étude ; que les bases, en un mot, n’en furent
pas déduites de la connaissance approfondie des lois de la
nature et de la société. Aussi trouve-t-on dans les institutions
soi-disant nouvelles que la république se donna les principes
mêmes contre lesquels on avait combattu, et l’influence de tous
les préjugés qu’on avait eu dessein de proscrire. On
s’entretient, avec un enthousiasme peu réfléchi, de la glorieuse
révolution française, de la régénération de 1789, des grandes
réformes qui furent opérées, du changement des institutions :
mensonge ! mensonge !
Lorsque sur un fait physique, intellectuel ou social, nos
idées, par suite des observations que nous avons faites,
changent du tout au tout, j’appelle ce mouvement de l’esprit
révolution. S’il y a seulement extension ou modification dans
nos idées, c’est progrès. Ainsi le système de Ptolémée fut un
progrès en astronomie, celui de Copernic fit révolution. De
même, en 1789, il y eut bataille et progrès ; de révolution, il
n’y en eut pas. L’examen des réformes qui furent essayées le
démontre.
Le peuple, si longtemps victime de l’égoïsme monarchique,
crut s’en délivrer à jamais en déclarant que lui seul était
souverain. Mais qu’était-ce que la monarchie ? la souveraineté
d’un homme. Qu’est-ce que la démocratie ? la souveraineté du
peuple, ou, pour mieux dire, de la majorité nationale. Mais
c’est toujours la souveraineté de l’homme mise à la place de la
souveraineté de la loi, la souveraineté de la volonté mise à la
place de la souveraineté de la raison, en un mot, les passions à

la place du droit. Sans doute, lorsqu’un peuple passe de l’état
monarchique au démocratique il y a progrès, parce qu’en
multipliant le souverain on offre plus de chances à la raison de
se substituer à la volonté ; mais enfin il n’y a pas révolution
dans le gouvernement, puisque le principe est resté le même.
Or nous avons la preuve aujourd’hui qu’avec la démocratie la
plus parfaite on peut n’être pas libre[4].
Ce n’est pas tout : le peuple-roi ne peut exercer la
souveraineté par lui-même ; il est obligé de la déléguer à des
fondés de pouvoir : C’est ce qu’ont soin de lui répéter
assidûment ceux qui cherchent à capter ses bonnes grâces. Que
ces fondés de pouvoir soient cinq, dix, cent, mille, qu’importe
le nombre et que fait le nom ? c’est toujours le gouvernement
de l’homme, le règne de la volonté et du bon plaisir. Je
demande ce que la prétendue révolution a révolutionné ?
On sait, au reste, comment cette souveraineté fut exercée,
d’abord par la Convention, puis par le Directoire, plus tard
confisquée par le consul. Pour l’empereur, l’homme fort tant
adoré et tant regretté du peuple, il ne voulut jamais relever de
lui : mais comme s’il eût eu dessein de le narguer sur sa
souveraineté, il osa lui demander son suffrage, c’est-à-dire son
abdication, l’abdication de cette inaliénable liberté, et il
l’obtint.
Mais enfin, qu’est-ce que la souveraineté ? C’est, dit-on, le
pouvoir de faire des lois [5]. Autre absurdité, renouvelée du
despotisme. Le peuple avait vu les rois motiver leurs
ordonnances par la formule : car tel est notre plaisir ; il voulut
à son tour goûter le plaisir de faire des lois. Depuis cinquante
ans il en a enfanté des myriades, toujours, bien entendu, par

l’opération des représentants. Le divertissement n’est pas près
de finir. Au reste, la définition de la souveraineté dérivait ellemême de la définition de la loi. La loi, disait-on, est
l’expression de la volonté du souverain : donc, sous une
monarchie la loi est l’expression de la volonté du roi ; dans une
république, la loi est l’expression de la volonté du peuple. À
part la différence dans le nombre des volontés, les deux
systèmes sont parfaitement identiques : de part et d’autre
l’erreur est égale, savoir que la loi est l’expression d’une
volonté, tandis qu’elle doit être l’expression d’un fait.
Pourtant, on suivait de bons guides : on avait pris le citoyen de
Genève pour prophète, et le Contrat social pour Alcoran.
La préoccupation et le préjugé se montrent à chaque pas sous
la rhétorique des nouveaux législateurs. Le peuple avait
souffert d’une multitude d’exclusions et de privilèges ; ses
représentants firent pour lui la déclaration suivante : Tous les
hommes sont égaux par la nature et devant la loi ; déclaration
ambiguë et redondante. Les hommes sont égaux par la nature :
est-ce à dire qu’ils ont tous même taille, même beauté, même
génie, même vertu ? Non : c’est donc l’égalité politique et
civile qu’on a voulu désigner. Alors il suffisait de dire : Tous
les hommes sont égaux devant la loi.
Mais qu’est-ce que l’égalité devant la loi ? Ni la constitution
de 1790 ni celle de 1793, ni la charte octroyée, ni la charte
acceptée, n’ont su la définir. Toutes supposent une inégalité de
fortunes et de rangs à côté de laquelle il est impossible de
trouver l’ombre d’une égalité de droits. À cet égard on peut
dire que toutes nos constitutions ont été l’expression fidèle de
la volonté populaire : je vais en donner la preuve.

Autrefois le peuple était exclu des emplois civils et
militaires : on crut faire merveille en insérant dans la
Déclaration des droits cet article ronflant : « Tous les citoyens
sont également admissibles aux emplois ; les peuples libres ne
connaissent d’autre motif de préférence dans leurs élections
que les vertus et les talents. »
Certes, on dut admirer une si belle chose ; on admira une
sottise. Quoi ! le peuple souverain, législateur et réformateur,
ne voit dans les emplois publics que des gratifications,
tranchons le mot, des aubaines ! Et c’est parce qu’il les regarde
comme une source de profit, qu’il statue sur l’admissibilité des
citoyens ! Car à quoi bon cette précaution, s’il n’y avait rien à
gagner ? on ne s’avise guère d’ordonner que nul ne sera pilote,
s’il n’est astronome et géographe, ni de défendre à un bègue de
jouer la tragédie et l’opéra. Le peuple fut encore ici le singe
des rois : comme eux il voulut disposer des places lucratives en
faveur de ses amis et de ses flatteurs ; malheureusement, et ce
dernier trait complète la ressemblance, le peuple ne tient pas la
feuille des bénéfices, ce sont ses mandataires et représentants.
Aussi n’eurent-ils garde de contrarier la volonté de leur
débonnaire souverain.
Cet édifiant article de la Déclaration des droits, conservé par
les Chartes de 1814 et de 1830, suppose plusieurs sortes
d’inégalités civiles, ce qui revient à dire d’inégalités devant la
loi : inégalité de rangs, puisque les fonctions publiques ne sont
recherchées que pour la considération et les émoluments
qu’elles confèrent ; inégalité de fortunes, puisque si l’on avait
voulu que les fortunes fussent égales, les emplois publics
eussent été des devoirs, non des récompenses ; inégalité de

faveur, la loi ne définissant pas ce qu’elle entend par talents et
vertus. Sous l’Empire, la vertu et le talent n’étaient guère autre
chose que le courage militaire et le dévouement à l’empereur :
il y parut, quand Napoléon créa sa noblesse et qu’il essaya de
l’accoupler avec l’ancienne. Aujourd’hui l’homme qui paie 200
fr. d’impositions est vertueux ; l’homme habile est un honnête
coupeur de bourses ; ce sont désormais des vérités triviales.
Le peuple enfin consacra la propriété… Dieu lui pardonne,
car il n’a su ce qu’il faisait. Voilà cinquante ans qu’il expie une
misérable équivoque. Mais comment le peuple, dont la voix,
dit-on, est la voix de Dieu, et dont la conscience ne saurait
faillir, comment le peuple s’est-il trompé ? comment,
cherchant la liberté et l’égalité, est-il retombé dans le privilège
et la servitude ? Toujours par imitation de l’ancien régime.
Autrefois la noblesse et le clergé ne contribuaient aux charges
de l’État qu’à titre de secours volontaires et de dons gratuits ;
leurs biens étaient insaisissables même pour dettes : tandis que
le roturier, accablé de tailles et de corvées, était harcelé sans
relâche tantôt par les percepteurs du roi, tantôt par ceux des
seigneurs et du clergé. Le mainmortable, placé au rang des
choses, ne pouvait ni tester ni devenir héritier ; il était de lui
comme des animaux, dont les services et le croît appartiennent
au maître par droit d’accession. Le peuple voulut que la
condition de propriétaire fût la même pour tous ; que chacun
pût jouir et disposer librement de ses biens, de ses revenus, du
fruit de son travail et de son industrie. Le peuple n’inventa pas
la propriété ; mais comme elle n’existait pas pour lui au même
titre que pour les nobles et les tonsurés, il décréta l’uniformité
de ce droit. Les formes acerbes de la propriété, la corvée, la

mainmorte, la maîtrise, l’exclusion des emplois ont disparu ; le
mode de jouissance a été modifié : le fond de la chose est
demeuré le même. Il y a eu progrès dans l’attribution du droit ;
il n’y a pas eu de révolution.
Voilà donc trois principes fondamentaux de la société
moderne, que le mouvement de 1789 et celui de 1830 ont tour à
tour consacrés : 1° Souveraineté dans la volonté de l’homme,
et, en réduisant l’expression, despotisme ; 2° Inégalité des
fortunes et des rangs ; 3° Propriété : au-dessus de la JUSTICE,
toujours et par tous invoquée comme le génie tutélaire des
souverains, des nobles et des propriétaires ; la JUSTICE, loi
générale, primitive, catégorique, de toute société.
Il s’agit de savoir si les concepts de despotisme, d’inégalité
civile et de propriété, sont ou ne sont pas conformes à la notion
primitive du juste, s’ils en sont une déduction nécessaire,
manifestée diversement selon le cas, le lieu et le rapport des
personnes ; ou bien s’ils ne seraient pas plutôt le produit
illégitime d’une confusion de choses différentes, d’une fatale
association d’idées. Et puisque la justice se détermine surtout
dans le gouvernement, dans l’état des personnes et dans la
possession des choses, il faut chercher, d’après le
consentement de tous les hommes et les progrès de l’esprit
humain, à quelles conditions le gouvernement est juste ; la
condition des citoyens, juste ; la possession des choses, juste ;
puis, élimination faite de tout ce qui ne remplira pas ces
conditions, le résultat indiquera tout à la fois, et quel est le
gouvernement légitime, et quelle est la condition légitime des
citoyens, et quelle est la possession légitime des choses ; enfin,
et comme dernière expression de l’analyse, quelle est la


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