Délit de sale gueule PDF


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Auteur: paul blanchot

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Délit de sale gueule

Le 25 au soir. Jour de Noël.
Pas la soirée du réveillon où il faut se coltiner toute la famille. Non ! Celle du jour férié, où votre
femme vous lâche enfin la grappe parce que vous avez fourni le minimum syndical : faire acte de
présence, gentil papa et gendre idéal.
Le bar ne désemplit pas. Tous les hommes sont là ou presque. En famille pour certains, on y retrouve
un oncle ou un frère, des cousins. Les autres sont des amis d’enfance, ceux avec qui on a fait les quatre
cents coups à l’école (puis plus tard à l’université). Entre ces quatre murs, ce sont soudées de solides
amitiés d’adultes, autour du foot, des paris en commun au PMU ou à l’EuroMillions, des enterrements
de vie de garçon, ou suite à des coups de main donnés quand y a eu une voiture en panne ou des
inondations.
Là aussi, quelques-uns qui ne font pas partie de cette « communauté » : des asociaux, des
alcooliques, souvent affligés des deux tares d’ailleurs. Rufus fait partie de cette catégorie, à part. Assis
tout seul à une table, la tête penchée en avant sur son verre, il lui faut du temps pour émerger et réagir
à une blague lancée à une table voisine. Il beugle alors un bon coup, sans qu’on comprenne ce qu’il
veut dire. Sans qu’on s’y intéresse un instant.
Parmi cette foule, masculine pour l’essentiel, autant certains ont de belles gueules, comme l’ainé des
Sapolla, Loïc… autant certains chantent à merveille les airs traditionnels, comme le fils du maire, Ludo…
autant d’autres ont toujours la bonne blague à balancer, comme David Hagenaut, ou Marcel Dubarce…
autant lui, Rufus, a toujours eu la gueule de travers et la mine renfrognée. Un accident quand il était
bébé si on en croit les blagues, ou les fausses anecdotes de ceux qui le connaissent depuis quarante
ans. Même pas qu’il aurait l’alcool méchant et qu’on le laisserait tranquille dans son coin. Non, lui, on
le considère comme le gars à qui tout le monde casserait bien la figure, histoire de plus le voir trainer
dans le coin. Comment dit-on déjà ? Un… toujours à squatter là où les autres voudraient voir une place
libre. Une sorte de parasite. D’importun.
Il est tard. Depuis le début de la soirée, l’ambiance n’a pas une seconde baissé d’intensité, les
discussions non plus. À croire qu’ils pourraient tous rester là ad vitam. La télé repasse les meilleurs
moments des matchs de la première partie de la saison, en Ligue 1 et en Europe. Raison de plus.
Chez Rufus, l’alcool finit par refluer, laissant remonter à la surface quelques lampées de bon sens.
Bien qu’abruti par ce qu’il s’est déjà envoyé, l’ivrogne parvient à se lever, claudique vers le bar où
officie Freddy. Le taulier.
- Une bouteille, s’t’plait, bredouille Rufus.
Il a sorti un billet de son blouson en cuir, une vielle défroque usée de l’époque de Renaud. Le poivrot
arbore une chevelure blondasse, plaquée sur le crâne en mèches huileuses, qui pourrait faire penser
au chanteur. Freddy discute de choses importantes. Il lui faut bien cinq minutes avant de rafler le billet
et de sortir un biberon de scotch. De sa main qui tremble, l’ivrogne stabilise la bouteille et l’emporte
dans son coin. Il renverse une bonne lampée en se servant, rattrape sa cochonnerie comme il peut,
ramenant le liquide dans son verre, glissé juste sous la table. L’important est de parvenir à sombrer
très vite, et ne plus remonter à la surface ! Trop dur de rester à la surface.

Pour quoi faire d’ailleurs ?
--------------Un mois que ça dure, que le village est en ébullition. Ça date du viol de la petite Élodie Botrelle. 17
ans la gamine. Une blondinette à la silhouette de mannequin. Presque une déesse, pour sûr ! Et puis y
en a eu une autre, à peine plus âgée, Audrey Macusa, dix jours après. C’est le genre de chose qui soude
un village, et sème en même temps les graines du doute et de la méfiance. D’ailleurs le bar n’est plus
aussi tranquille depuis les événements. On discute. On s’interroge. Parfois, comme ce soir, y a même
deux policiers en relâche qui se sont mêlés aux habitués.
On parle de faire faire des prélèvements d’ADN. Pour sûr qu’on trouverait des choses intéressantes
en faisant ça ! Vous pouvez me croire, on en découvrirait des trucs ! La main de Rufus tremble. Et il est
à quelques oscillations de lâcher sa ration. Le liquide ondule. Transparent. Immaculé. Il faut un effort
de volonté pour le monter aux lèvres et tout s’envoyer derrière la cravate. D’un geste de mec. S’il
ferme les yeux, s’il bute une seconde sur un coin de réalité, il risque de plonger dans des souvenirs
trop récents… de se retrouver parmi cette foule, à essayer de garder son sang-froid, et son équilibre
sur ses deux jambes.
Le bar s’efface autour de lui, remplacé par une étendue blanche.
Quatre corbeaux sont là, debout à discutailler, deux qui tiennent les cordes. Et puis finalement, y en
a un qui consent à descendre dans le caveau. Les jambes, le torse, presque en entier il disparaît le gars.
La tombe est plate pourtant, pas plus haute que cinquante ou soixante centimètres au-dessus du sol.
On devine à ce qu’ils disent que les cercueils reposent sur des tréteaux, installés les uns sur les autres.
« Restera plus qu’une place » dit l’un d’eux. Non loin, une voix âgée commente alors. La grand-mamie
de la petite : « C’est pour moi la dernière ». Et elle n’a pas l’air de le prendre si mal que ça. Comme si
c’était une évidence, quelque chose d’écrit de tout temps et coulant de source. Pas plus d’émotion
que ça. Pourtant, on peut se demander, en la voyant mettre en terre son arrière-petite fille, s’il n’y a
pas le désir avant tout que ne se produisent plus d’autres décès… avant le sien du moins.
Un sentiment plus louable du coup ?!
Voilà le corbac qui ressort, comme un contorsionniste de son trou. Il a remis en place l’échafaudage,
on peut enfin installer le cercueil. Avec leurs cordes, les hommes en noir bouclent leur boulot en
quelques manipulations. Déjà le prêtre s’est avancé pour les derniers sacrements, tandis qu’on attaque
la maçonnerie pour replacer la plaque à l’avant, refermer la demeure du dernier repos. Mal à l’aise,
Rufus n’a pas quitté des yeux l’orifice sombre par où a disparu la gamine. Il est… choqué. Même en
s’éloignant, même en laissant quelques jours s’écouler, l’intérieur de la tombe reste grand ouvert
devant ses yeux. Ce n’est pas la tombe en elle-même, ni la fille là-dedans qui repose – figée - pardessus les morts précédents, chacun dans son carcan de bois… Non, c’est… Une sorte de
conceptualisation d’ivrogne. Un truc bête. Un peu dément. L’impression tenace de cette béance qui
reste à l’intérieur. Toute cette place inoccupée, et pas que pour la vieille mémé. Non, y en aurait de la
place encore ! Celle où le corbac s’est glissé, celle entre les cercueils, celle autour. Tu sens monter ce
besoin irrépressible qu’il y ait de la terre là-dedans, comme dans les films américains, qu’il n’y ait pas
cet appel du vide. Au lieu de quoi, il reste bel et bien un trou béant, grand ouvert, tout prêt à accueillir…
Dieu sait qui. Moi. À en accueillir d’autres. « Il reste une place » a dit le gars, alors qu’on pourrait facile
y tenir à cinq ou six. Peut-être plus.
Le regard brumeux, Rufus balaie le bar bondé. « Ouais, on pourrait en mettre ! » pense-t-il en
détaillant chacun des gais lurons. Tous ces gars biens, ces maris fidèles, ces époux irréprochables.

N’allez pas croire que le pauvre Rufus ait sombré dans l’alcool à la seule suite de ce décès. Il s’agit
d’une maladie bien plus ancienne, qui remonte à la sortie de l’adolescence, au moins un quart de siècle
de bons et loyaux services. Il y a eu des hauts, et des bas, vers le haut pas beaucoup, et bien plus de
plongées au fond du trou. Quand on est comme lui, un gars jamais accepté nulle part, doué pour rien
au fond, on reste un poivrot jusqu’à ce que quelque chose y mette fin. Un jour. Allez savoir quand ?
Parfois ceux qui n’ont rien durent bien plus que ceux qui ont tout. Il n’y a pas vraiment de logique dans
tout ça.
C’est la vie qui décide.
--------------La main glissée dans son blouson, Rufus joue avec une petite breloque trouvée quelques jours plus
tôt sur une chaise du bar. Il s’agit d’un collier en or, avec comme pendentif quatre cœurs, dégradés les
uns par rapport aux autres. Un bijou qu’il est sûr d’avoir vu porter par la petite Élodie. Elle venait parfois
au bar, s’arrêtait pour lui faire la bise.
Alors, soudain, il se lève et, claudiquant vers les tables plus animées, à deux pas, il brandit comme un
con sa prise :
- Et les mecs, regardez ce que j’ai trouvé par terre ! C’est’y pas à une de vos poules ?
La main appuyée sur une table, il balance comme des coups de poings, passant sa prise devant le pif
des gaillards. Des jurons se font entendre dans la seconde :
- Et Ruru, retourne te coucher, tu saoules ! brame un des mecs.
- Allez dégage de là, tu pues le phoque, Ru !
Surgi au milieu de toutes ces têtes, de tous ces fêtards, le faciès de bellâtre de Loïc Sapolla croise son
regard. Et le regard mauvais coupe tous ses moyens au pauvre Rufus. Que croyait-il ? Qu’il allait
s’inventer en héros, en justicier ? Rufus pâlit devant le tollé soulevé. Si l’alcool coupe parfois toute
conscience, il exacerbe aussi chaque sentiment éprouvé. Et là, le retour est dur. Un gars s’est levé et
le frappe à l’épaule, le renvoyant en arrière. Les quolibets et les injures le raccompagnent à sa place.
Rufus préfère ignorer les harangues à destination de Freddy, pour qu’on le vire du bar. Le patron
n’aurait pas le cœur à faire ça !
Titubant en arrière, le pauvre couard retombe sur sa chaise. Il tente de grommeler quelque chose, se
protège en levant un coude en opposition, et se retrouve nez-à-nez avec sa bouteille… comme unique
échappatoire.
Il faut dire que tout le monde est à cran. Surtout parmi les hommes. La menace de tests ADN ne plait
à personne et on voudrait y couper court, rapidement, trouver qui est le violeur, d’où il vient et
comment il a pu opérer. Et ça fait quelques jours qu’on suppute, qu’on accuse, qu’on dresse des
théories. Nombreux parmi eux ont des filles, certaines du même âge que les petites, ou pas loin. Aucun
n’a le cœur à s’amuser ou à écouter les conneries d’un pilier de bar.
Rufus s’enfile deux verres. Puis, encore un. Il pleure. Curieusement, toute une vie remplie de vide
devient trop lourde à porter. Non qu’elle ait jamais été légère, mais elle n’avait toujours été que vide,
sans qu’y ait à y chercher que dalle. Alors ça fait bizarre de vouloir y rattacher quelque chose. Dans le
village, tout le monde connait Rufus. Il bosse depuis toujours au collège, comme homme à tout faire
(celui que vous voyez ramasser les feuilles en automne, sortir les poubelles après la cantine, noyer à
grandes eaux les trottoirs et la cour). Ceux qui éprouvent un peu de sympathie disent de lui qu’il n’a

jamais quitté l’école depuis qu’il y a raté ses classes. Ceux qui ne l’aiment pas s’offusquent qu’on laisse
un gars pareil aux contacts des mômes.
Peut-être une heure plus tard, il se lève et se prend une dernière bouteille.
Dans un torrent indiscernable de pensées brumeuses, il efface verre après verre les poids sur son
cœur : l’absence de sens à sa vie, la peur d’un trou béant qui appelle et réclame que soit comblé le
vide, et en vrac toutes les contrariétés qu’il y a simplement à exister.
Rufus finit par sombrer.
--------------Le froid le réveille. Un froid glacial. Mortel.
Le danger fouette sa conscience, dispersant en partie le brouillard de l’alcool. Rufus se redresse sur
une main, puis très vite à quatre pattes, et il se frictionne le corps. Il est nu. Le torse, les bras, les
jambes. Pas un coin de chaleur. Mais c’est quoi ce bordel !
Il lui faut un long moment avant de se dire que « les salauds », ils l’ont déshabillé et foutu dehors,
dans le froid. En plein hiver. Il finit par reconnaître la rue latérale qui longe le bar, s’avance jusqu’au
coin pour constater que le rideau est baissé, l’intérieur éteint. Désespéré, il arrive à percuter qu’il n’a
plus de clefs pour rentrer chez lui, que personne ne se trouve au collège pendant les fêtes, et qu’il n’y
aura pas une âme charitable chez qui frapper (surtout avec les événements, la police a demandé aux
gens de rester calfeutrés chez eux).
Rufus est debout, transpercé par le vent et l’air glacial. L’alcool aide un peu à tenir, mais tout son
corps grelotte. Il jette un œil autour de lui, se raccroche – illumination - à l’espoir que ses vêtements
ont peut-être été jetés à proximité. S’ils les avaient foutus dans une poubelle ?! Il fait donc quelques
pas dans la ruelle… et comme s’il s’agissait d’un bien précieux, aperçoit un tee-shirt. Rufus court et
tombe au sol, s’écorchant les genoux. Il défroisse le morceau de tissu, l’enfile avec un léger
soulagement. Dans sa tête, les pensées se font de plus en plus insistantes, lui renvoyant souvenirs de
la soirée, doutes et angoisses. Le collier qu’il a montré aux gars. Ptain ! Il se pensait malin, pauvre raté,
à penser en démasquer un parmi eux. Et le voilà à poil, en plein cœur du village. S’il meurt pas de froid,
il passera tout à fait pour un violeur, ça y coupera pas !
Merde ! Il a continué à remonter la ruelle, et aperçoit une chaussure. Un de ces trucs bien épais,
Caterpillar, qu’on lui a refilé quand il donnait un coup de main à la voirie. Faut bien payer ses cuites !
Il glisse son pied dans la chaussure, cherche au loin la deuxième.
T’es un pauvre con si tu continues à poursuivre cette piste, mec. Est-ce que t’es le gars dans ces séries
à la télé qui court à une mort certaine ?!
Pourtant, et malgré la peur, il claudique vers l’obscurité, chaussé d’un seul pied. Et il trouve la
deuxième, le long de l’église. Encore plus loin, son blouson, découpé en deux au moyen d’un couteau.
Après tout… lui qui n’a jamais chassé de sa vie, il a peut-être levé le violeur. Tandis qu’il avance, pas
après pas, tentant de se réchauffer à ses maigres effets, l’engin toujours à l’air, il repense au passé, un
passé bien lointain où la vie aurait pu tourner différemment.
À l’époque, il était lui-même au collège. Exclu et à part déjà, le gars auquel personne ne s’intéresse.
Souffre-douleur. La gueule pas autant cassée qu’aujourd’hui. Rejetée comme lui, une jolie blondinette
fragile, souvent malade. Comment deux âmes froissées finissent par se trouver bien ensemble ?! Un
jour où elle était en pleurs, chassée du groupe de ses copines, il s’était trouvé là, et l’avait prise dans

ses bras. Ça veut rien dire à quatorze ou quinze ans. Et pourtant cela s’était transformé en une amitié
plus profonde. En intimité, plus douce. Rufus vivait seul avec sa mère. Bien qu’à la retraite, cette
dernière continuait à travailler, à se tuer à la tâche pour l’élever. Les deux jeunes ados avaient souvent
eu la maison rien qu’à eux, à se réconforter en secret, loin du reste du monde.
Et puis la gamine avait disparu du collège. Du jour au lendemain. Rufus en avait eu le cœur déchiré.
C’était un ou deux jours plus tard que… un individu avait surgi de l’obscurité, alors que le garçon
rentrait du collège. En hiver, la nuit tombe tôt. L’homme l’avait frappé, projeté la clôture d’une maison
isolée, un muret par très haut. Il en avait eu la mâchoire cassée.
La piste des vêtements débouche finalement à l’entrée du cimetière.
Avec seulement quelques lampadaires installés à l’orée, on distingue assez peu au-delà. Le poivrot,
pas vraiment dessaoulé, a renfilé avec plaisir une culotte et son pantalon. Il lui manque juste de quoi
rentrer chez lui. Là-bas se trouve la tombe d’Élodie Botrelle. Cette gamine, il a eu l’occasion de la
côtoyer au collège. Un jour, au sport, elle s’est tordue la cheville. Il l’a ramenée dans ses bras jusqu’à
l’infirmerie. Une très belle jeune fille, toujours souriante, la coqueluche de l’établissement. Et voilà
que la petite Élodie lui a glissé une question étonnante :
- Vous avez connu, ma mère ? lui avait-elle dit. Vous étiez amis au collège.
Sur le coup, il avait vite répondu un : « C’est bien possible ! », tout occupé à l’installer. Il faut dire que
sa vie au cours des dix années précédentes n’avait eu que deux constantes, la saoulerie comme
leitmotiv, et le vide absolu pour le reste. Sa mère avait dû rejoindre une maison de repos, à cause d’un
début d’Alzheimer. Il n’avait donc plus grand-chose pour lui. Un jour, il avait fini par apercevoir la mère
de la petite Botrelle. Une très belle femme, mariée avec d’autres enfants. Son amour du collège, la
seule femme qui l’ait regardé avec un peu d’amour. Elle semblait ne plus souffrir de maladie (peutêtre due à une constitution trop fragile dans sa jeunesse).
L’apercevoir avait fait remonter tant de souvenirs, de ceux qui font particulièrement mal au cœur. Et
il avait noyé cette découverte sous des flots enflammés, et encore plus d’abandon. Jamais plus il n’avait
levé la tête vers elle. Rufus restait le premier surpris lorsqu’Élodie passait au bar avec ses copines,
toutes déjà de jeunes adultes. À chaque fois, elle venait lui faire la bise, enflammant les commentaires
des hommes présents aux tables. Quelque part, dans un coin de sa tête, il s’était dit un jour – pensée
stupide s’il en est - qu’elle était peut-être même sa fille. Et puis, l’invraisemblance, ou l’incongruité de
cette pensée, n’avait pas fait long feu. À quoi bon de toute façon !
--------------Rufus s’avance dans la pénombre, et marche jusqu’à la tombe, dans le trou béant laisse un vide
similaire dans son cœur. Sûr qu’il n’a aucun désir d’envisager ce qui est allongé dans le dernier cercueil,
en haut, et que penser au reste fait aussitôt courir un frisson dans son dos.
Absorbé par ses pensées, il n’a pas prêté attention aux deux véhicules garés à proximité du cimetière.
Les hommes sont soudain presque une dizaine autour de lui :
- Alors violeur, tu reviens roder autour de ta victime ?
P’tain, le gars a dû la préparer sa phrase ! Rufus se traite de con. Lui qui s’imaginait ne trouver face à
lui que le meurtrier. Au lieu de quoi, ce sont eux les sauveurs. Ceux qui veulent débarrasser le village
de la brebis galeuse : le violeur des petites gamines en jupette et short court, celles qui venaient au
bar acheter leur paquet de cigarette, et souriaient d’un petit air innocent à toutes les grivoiseries des

adultes. Rufus aperçoit au sol la deuxième moitié de sa veste, probablement ses clés, son argent. De
quoi se carapater et rentrer se cacher chez lui.
- J’ai jamais pu te saquer ! lance un autre gars.
Rufus les connait tous. Plus jeune, il les a craints. À juste titre. Il pensait aujourd’hui avoir dépassé
tout ça. L’ivrogne s’élance en avant et se jette au sol sur sa veste. Cela provoque le coup d’envoi de la
curée. Craignant qu’il ne s’échappe, les hommes les plus proches fondent sur lui. Un coup de pied
fauche les jambes du malheureux alors qu’il tente de se relever, et de s’échapper. D’autres coups tout
aussi violents s’abattent sur son torse, la tête, le ventre, les hanches, enfonçant la chair, soudain trop
à l’étroit dans son corps.
- Avoue ton crime, Ruru.
- Comment t’as fait avec les gamines ?!
Pendant les premiers instants, Rufus tente de se relever, de frapper ou de se défendre. En vain. Son
horizon s’est rétréci à un ensemble de formes sombres et de mouvements brusques, alors que des
étincelles éclatent dans sa tête et devant ses yeux. Chaque impact provoque une irradiation de
douleur, qui semble ensuite ne plus s’éteindre. « Arrêtez », finit-il par bredouiller. « Je vous en prie ! ».
Et il se couvre la tête et le visage avec les bras, et cela n’arrête rien. Son corps tressaute à chaque coup,
agité de soubresauts.
- Tu les as tuées, putain de toi ?
- T’as abusé d’elles, connard ?
- Enfoiré de salaud ! Parle, gueule, avoue.
- Arrêtez, hurle le martyrisé. Je dirai tout ! Arrêtez.
Quelqu’un lui saisit les cheveux, arrachant encore de nouvelles souffrances, et tourne son visage vers
l’assemblée des hommes, essoufflés, énervés. L’alcool aussi a joué son rôle chez eux.
- Tu les as tuées, c’est ce que tu diras à la police… hein !
Il ne répond pas, halète, espérant Dieu sait quoi. Alors un coup d’une violence incomparable explose
entre ses jambes. La douleur emporte tout, son corps tressaille sans queue ni tête, comme désarticulé.
Pendant quelques secondes, il n’existe plus, incapable d’émerger hors des sensations les plus brutes,
qui ont court-circuité tout le reste.
Rufus finit par hoqueter et retrouver un peu de respiration, de répit.
- Avoue ! hurle quelqu’un en lui éclatant les tympans.
- Oui… pleure-t-il. Oui !
Quelques coups pleuvent encore, histoire de faire bonne mesure… avant que ses bourreaux ne
s’éloignent enfin de quelques pas.
- On appelle les flics. Faut le leur refiler tant que c’est chaud. Après on sera enfin peinard.
Plusieurs minutes s’écoulent dans un marasme ponctué de souffrance. Chaque de mouvement se
révèle trop difficile à exécuter. Une torture. Chaque geste arrache son lot de douleurs. Et puis… on
s’approche de lui. Écartant les yeux, Rufus tente de reconnaître celui qui se tient à ses côtés. L’enculé
ne lui montre que sa main. Le collier d’Élodie !

- Tu voulais me piquer mes affaires, prononce une voix. T’as jamais qu’été une merde… Ça va faire
du bien de plus te voir.
Dans la poche interne de la veste - qu’il sert toujours contre lui - Rufus a sorti et déplié son opinel (un
souvenir de son grand-père). Mû par une volonté de meurtre, il tente de saisir l’arrière du crâne de
l’homme et frappe avec son arme. Vers le torse. Vers la tête. Il ne saurait dire. Seul compte de faire
mal. De se débarrasser de l’être qu’il déteste soudain plus qu’il a jamais aimé ou détesté quiconque.
Mais son courroux ne va pas très loin. Entre ses doigts, ses prises lâchent en moins d’une seconde.
- Putain ! hurle Loïc Sapolla. Il a tenté de me planter ! Le connard, le sale fils de pute.
Se relevant d’un mouvement, le bellâtre saisit le corps épuisé l’ivrogne, et l’agrippe à la gorge. De
toutes ses forces, il l’abat sur le devant de la tombe, fracassant coups après coups le crane, faisant
gicler le sang et les morceaux d’os.
- Crève putain de bâtard, hurle-t-il en répétant ses coups.
Ses gestes rageurs ne cessent que lorsqu’il aperçoit les hommes choqués autour de lui. Loïc Sapolla
se relève dans un état second, et ne parvient qu’à murmurer une pauvre excuse :
- Enfoiré de violeur !
--------------Une seule analyse ADN sera finalement effectuée. Elle prouve que Loïc Sapolla a violé les deux
gamines. Il sera inculpé pour ces deux crimes et l’assassinat de Rufus. Personne ne se douta jamais du
lien de parenté qui pouvait exister entre l’ivrogne et l’une des victimes, Élodie Botrelle.

A Nice,
Le 29/12/2016


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