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Entre deux sacrifices PDF


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Auteur: MLATOUR

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Entre deux sacrifices
Li Hang tente de se frayer un passage au milieu des caméras et des micros qui se tendent. La foule
l’acclame. Sauvage et fébrile, elle l’appelle son « protecteur », son « héros ».
Ce n’est certainement pas les termes que ce bon père de famille aurait choisi pour se définir. Mais
après tout, l’héroïsme n’est que la face cachée de l’hypocrisie. Et de la lâcheté aussi.
Les gardes du corps écartent d’un geste brusque les passants en liesse. Direction, le plateau de
télévision : une halte de 15 minutes est notée sur sa feuille de route. Et après ? Après. Voilà.
Il regarde autour de lui : ils sont quinze en tout. Quinze volontaires qui s’évitent du regard. Quinze
paires d’yeux qui ne veulent pas entrer en contact avec ceux de la foule. Qui refusent d’y mirer leurs
reflets. Sauf le plus jeune, peut-être, à qui échappe un sourire naïf. Et le plus dur aussi, qui tend le
bras en l’air.
On les fait rentrer dans le studio, on les maquille. Il faut être beau. Depuis que la fureur nationale
s’est emparée d’eux, l’ornement maquille la misère. Exit le costume de pauvre pécheur, d’artisanproducteur. Le sacrifice a une couleur, qui n’est ni grise ni blanche. Il a une odeur, qui n’est ni celle
de la merde ni du souffre. Rouge sang. Goût chair.
L’escouade des quinze entre dans le studio pour entendre les dernières paroles du présentateur.
Pour savourer leur homélie funèbre. Ils sont un maillon de la chaîne, ils en sont fiers. Ou ils le
devraient. Un sentiment de culpabilité pointe chez Li Hang : comment se forcer à ressentir ce
sentiment. L’homme a peur. Le visage serré, inexpressif, tous attendent. Ecoutent encore.
« Voici les quinze hommes courageux qui ont décidé de donner leur vie pour sauver notre pays,
annonce le présentateur. Pour vous, pour nous, pour les générations à venir! Faites leur honneur. ».
Des applaudissements enthousiastes jaillissent dans le noir. Et après les quinze suivront les autres. Et
peut-être encore d’autres. Pour la première fois, Li Hang regarde la caméra et sourit. Après tout, le
monde les regarde.
Et peut-être qu’à présent, il se sent fier. Un peu. De donner sa vie pour sa famille, et pour ces autres
qu’il ne connaît pas. Fier non pas d’être un héros, mais d’être utile. Utile à sa communauté, à ses
frères. A surtout à eux : sa femme et ses enfants. Et au moins une fois dans sa vie, reconnu et
respecté. Est-ce égoïste de penser cela ? Que dirait sa fille Yo ?
Il ne sait plus ce qu’il doit sentir ou penser. Il a honte d’être celui qu’il est comme celui qu’on aurait
voulu qu’il soit. Quand ses camarades lèvent en rythme un poing rageur, il cède. Son bras s’élève. Et
pourquoi il n’en serait pas aussi ? Il est en guerre. En guerre contre lui-même.
Alors, soudain habité par la passion du devoir, transi par la fébrilité de la foule, il monte dans le
camion. Ce camion qui le conduira à la centrale nucléaire. Celle qui a explosé voici trois jours.
Colmater, réparer, et mourir. Son but, son rôle, sa vie.

Le soldat kamikaze d’aujourd’hui.
***
Yokoto Nouichi entre au sein du misérable village de pêcheurs au milieu d’un crépuscule ouaté. Il y
pénètre comme dans un blindé qui aurait le sourire d’un enfant et les pleurs d’un vieillard. Il sait qu’il
n’y aura pas de survivants parmi ceux qu’il doit envoyer. Eux ou lui. Car s’il n’arrivait pas à les
décider, ce serait lui qui serait missionné à leur place. Imi Lingi, son chef, le lui a dit – une menace
parmi d’autres. Et il sait que lui-même est menacé par ses supérieurs… Un code de l’honneur sous
fond de chaîne alimentaire.
Il ne veut pas y aller à leur place, et il n’ira pas. Ce fils d’indigent, assez puissant à présent pour tenir
un flingue et menacer, aspire à vivre autre chose, peut-être dans un autre lieu et une autre époque.
C’est pour cela qu’il veut vivre et non pas mourir. Loin de la chaîne éternelle des sacrifiables…
Il regarde son papier et lit la liste des « condamnés ». Il connaît déjà chaque nom par cœur. En
premier, le vieux pécheur Li Hang., qui doit plusieurs milliers de yen à la mafia chinoise. Le père de Yo
Hang. Yokoto Nouichi soupire. Dans un autre lieu ou à une autre époque, peut-être. Pas ici.
Les volets des petites masures se ferment sur son passage. Les parents font rentrer leurs enfants en
hâte. La menace est là, plus forte que le vent qui parsème la radioactivité aux quatre coins du pays :
celle que le gang de Yokoto Nouichi représente. La terreur. L’homme pose la main sur son révolver
sous son costard impeccable, par sécurité. Ce fameux engin qu’il a eu tant de mal à gagner lui brûle la
côte de fierté et de peur. Si le sacrifice n’était qu’une question de vie ou de mort, on ne lui vouerait
pas un culte…
Il frappe à la porte, et celle-ci tremble presque de l’intérieur. Une petite vieille lui ouvre
maladroitement, des larmes au coin yeux. Elle lui dit d’attendre quelques minutes. Quelques
chuchotements de l’autre côté, Yokoto Nouichi pousse sur la poignée. La vieille chancèle. La fille du
pêcheur, Yo Hang la rattrape dans ses bras forts. Une flamme dans le regard. Dirigée contre lui. Elle a
compris. Elle tente de faire barrage, mais Yokoto Nouichi la repousse fermement sur le côté. Elle
court à sa suite en l’insultant. Pas très conventionnelle, la fille du pécheur. Certains même diraient
« peu respectable ».
Le père, Li Hang est assis sur un coussin, par terre. Drapé dans un calme conventionnel, il boit une
dernière lapée de sa soupe froide. Politesse exige, il propose un bouillon à son futur bourreau. Qui
accepte pour ne pas l’offenser. Yo Hang à côté fulmine. Elle lance une insulte. « Assez ! » fait son
père, File ! ». La fille ne décolère pas, mais laisse les hommes parler. Yokoto Nouichi s’assoit en face
du vieux.
« Hang, tu sais que tu nous as laissé une ardoise de plusieurs millier de yens.
Li Hang approuve de la tête.
—Moi, personnellement, je comprends que tu aies encore besoin de temps. Mais il y a un vrai
problème de conjoncture. Un vrai problème, tu sais bien. Il faut que tu nous rembourses,
maintenant ! Ce sont Eux qui le veulent. Tu ne peux pas investir dans ton business et nous faire payer
tes dettes, ce n’est pas correct.

Li Hang regarde pour la première fois son interlocuteur dans les yeux.
—Mon « business », a coulé à pic. Je n’ai plus un sou, Nouichi. Ma famille est ruinée.
—Tu ne peux donc pas rembourser tes dettes ?
Li Hang fait un signe négatif de la tête. Mauvaise parodie d’un théâtre déjà joué.
—C’est mauvais, Hang. Très mauvais pour toi. Pour ta femme. Pour tes fils. Et pour ta fille aussi : Dieu
sait ce qu’il pourrait leur arriver !...
Silence lourd entre les deux hommes. La vieille s’approche, et de ses mains tremblantes, sert le
bouillon à chacun d’eux.
—Mais le « Très Grand » t’est favorable. Tu es au courant pour la centrale nucléaire ?
Li Hang, accablé, ne se donne même plus la peine de répondre.
—Si un de tes fils se portait volontaire pour colmater la brèche, Le « Très Grand » pourrait passer
l’éponge sur tes dettes et laver le déshonneur de ta famille.
Une voix féminine se met soudain à hurler de l’autre de la pièce.
—Non ! Père ! Ne fais pas cela !
Une autre voix féminine lui ordonne alors par un chuchotement de se taire.
—Et les miens seront libres ?
—Et les tiens seront libres.
Le vieil Li Hang se lève, et d’un geste chancelant, scelle l’accord odieux.
—-Je suis bien vieux et bien inutile à présent : J’y suis prêt. Ce sera moi qui irai.
Niouchi, surpris, lâche un murmure de protestation, mais alors qu’il veut répliquer, le vieil homme
l’interrompt, des larmes plein les yeux :
—Veux-tu un peu de saké, avant de partir ? »
Troublé, Yokoto Nouichi accepte le verre d’alcool.
C’était encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé.
***
Le premier ministre, Sher Gang, reçoit celui que ses hommes appellent le « Très Grand ». Un homme
respectable, à la tête d’une milice de plusieurs milliers d’hommes, riche et puissant. Exactement
l’homme de la situation. A défaut de pouvoir combattre la mafia, le gouvernement sait parfaitement
combiner avec elle.

Le Très Grand entre dans le bureau du ministre, pas du tout impressionné par les multiples dorures
et les bois précieux. L’habitude sans doute. Le pouvoir maintient la volonté, mais l’étalage de la
richesse perd de sa splendeur au fil du temps.
Le Très Grand se penche en avant en signe de respect, et salue le chef d’Etat, qui l’invite à s’asseoir.
Sur la table sont déjà posés deux verres de saké. Le chef de la mafia attend que son hôte se soit
installé, puis souriant, s’assoit à son tour. Le Premier ministre lui rend son sourire avec dignité, du
bout des lèvres. Le Très Grand sent alors qu’il est temps pour lui de parler.
« Sur votre demande, je reviens discuter avec vous de l’attribution des terres du Sud. Ce sont de
belles terres, j’en conviens, et aussi suis-je prêt à augmenter mon prix. Ce sera un accord historique
que nous scellerons ensemble, Monsieur.
Le chef d’Etat trempe doucement ses lèvres dans le saké. Puis il se redresse, feint une expression
peinée.
—Les terres du Sud ? Bien-sûr. Nous pourrons en reparler, mais pour l’instant, le pays a un problème
plus important avec les plateaux du Nord. Une sordide histoire, vous avez lu les journaux ?
Le Très Grand acquiesce. Il lève la tête : au-dessus de lui est accroché un masque doré. Sa pièce
préférée dans ce bureau aux allures de musée.
—Cette affreuse histoire d’explosion dans la Centrale nucléaire ? Bien-sûr, tout le monde en a
entendu parler. Je comprends votre embarras. Et croyez bien que je me sens peiné de vous
importuner à l’heure où le peuple a tant de soucis.
Le Premier ministre sourit d’un air entendu.
—Mais je crois que dans vos difficultés, vous n’êtes pas seuls, lui assure le Très Grand. Le pays
regorge de jeunes gens courageux, qui donneraient leur vie pour sauver les nôtres. Puissent-ils être
bénis !
Le regard du chef d’Etat se perd dans un trouble faussement joué.
—Vraiment ? Vous avez sans doute raison… Les pays voisins guettent notre faille, mais je reconnais
bien là notre peuple : fort et courageux.
—Si vous le demandiez, une armée de patriotes pourrait s’élever sur votre demande pour combattre
le mal qui nous accable tous.
Un sourire sincère s’échange entre les deux hommes.
—Je vous crois sur parole, lance le chef d’Etat d’un air entendu.
—Je suppose que nous reparlerons des terres du Sud plus tard?
Le ministre se relève, invitant poliment son hôte à sortir.
—Quelles terres ? Il me semblait pourtant avoir déjà signé le contrat : pourrais-je me tromper ? »

***
Gainé dans sa combinaison sans grande utilité, Li Hang attend le signal pour rentrer dans le bâtiment.
Le camion a pu se garer sur le parking : son conducteur fait partie des condamnés. Le Soleil gratifie
l’équipe des quinze d’un dernier sourire, comme un ultime hommage, presque trop chaleureux.
Le vieil homme n’est pas sûr de la robustesse de ses os et de la vitalité de ses muscles : mais puisque
il n’a pas su protéger les siens, il est juste qu’il en soit ainsi. Les quatorze autres sont de jeunes
gaillards, ils sauront assumer. D’autres attendent encore leur sort de l’autre côté, sous les soupirs
anxieux de leurs épouses…
Dans un silence de plomb, un premier groupe d’hommes commence à débarrasser le matériel. Les
autres se lancent dans une mission de reconnaissance à l’intérieur de la centrale nucléaire. Un plan
leur a été donné, il faut entrer dans le réacteur. Pas un mot. Pas une larme. Juste la voix du talkiewalkie en marche. « Marcher devant jusqu’à la porte gzzz tourner à droite gzzz ouvrir avec le pass
gzzz »
Li Hang suit les autres en se laissant conduire jusqu’au lieu sacrificiel. Curieuse sensation que ce mal
qui rentre dans son corps, indolore et imperceptible. On pourrait presque dire inexistant. Si on ne
savait pas.
Très vite, le réacteur est trouvé, et l’équipe applique les ordres de la formation qui leur a été
donnée : souder, travailler le métal, colmater la brèche. Chaque équipe doit rester quatre heures sur
place –assez pour lentement se contaminer. Le talkie-walkie continue ses instructions : « Attention à
la pompe au fond…gzzz Limiter les risques de soudure gzzz »
Le vieillard s’anime également – peut-être pas aussi bien et aussi vite que ses compagnons. Pour se
motiver, il pense que peut-être les télévisions le regardent. Que le monde observe le patriarche de la
famille Hang. Et dans un dernier sursaut de fierté, il s’attèle à sa tâche fastidieuse.
Jusqu’à ce que…Non ce n’est pas possible. Le mal est indolore, imperceptible, et pourtant ? Il lui a
semblé voir, dans le mur, quelque chose bouger. Pas un de ses compagnons, non, autre chose. Il
observe la façade, perplexe. Ses cadets, par respect pour son âge, ne lui font pas remarquer son
inactivité soudaine. Et du corps de la centrale, une main bouffie à sept doigts apparaît.
Le vieil Hang réprime un cri. Des hallucinations ? Que dira-t-on du pauvre Li Hang après sa mort ? Les
gens, le village, la planète diront qu’il était trop faible, qu’il n’a pas su contenir sa peur. Qu’il s’est
laissé aller à la lâcheté, s’est évanoui peut-être. Il recule encore un peu, tétanisé. Des jambes
jumelles, des pieds sans orteils apparaissent à leur tour, et bientôt, des créatures monstrueuses
surgissent de la tôle froissée. Hang regarde autour de lui : tous les hommes fixent les figures
fantomatiques d’un air blême.
« Gzzz continuer gzzz percer jusqu’à dix centimètres en dessous ».
Gênés, les hommes semblent hésiter entre la poursuite de leur devoir, et la peur que leur inspirent
ces curieuses créatures. Soudain, le vieillard entend une voix parler dans sa tête :
« Qui es-tu, Li Hang ? Que fais-tu ?

—Je sauve le monde, essaie-t-il de se répéter. Je suis un héros.
Et il reprend ses outils, brûle la carcasse féroce du monstre d’acier.
—J’ai menti quand j’ai dit « Fais ton devoir », reprend la voix. J’ai menti, pardonne moi.
Li Hang lève la tête, et fait face à une vieille femme sans nez, à trois yeux, et à l’aspect visqueux.
Péniblement, l’homme reconnaît dans cette silhouette monstrueuse celle de sa mère défunte.
—Chers ancêtres, murmure-t-il comme une prière.
—Les ancêtres sont avec toi. Qu’est-ce que tu combats ? Lui lance sa mère.
—La radioactivité, pense le vieillard.
—C’est peut-être elle qui te combat.
L’homme tressaillit.
—Je sens la mort, se lamente-t-il à mi-voix.
—La mort, c’est nous, murmurent les figures monstrueuses. Nous suintons la radioactivité de toute
part, nous expurgeons la gangrène. Suis-nous.
—Non, pleure le vieillard. »
Les hommes autour pleurent également. Le talkie-walkie grésille seul.
Le secret mourra avec eux.
***
Yo, la fille du pêcheur, est furieuse. Son père vient de rentrer de sa mission-suicide, et elle n’arrive
pas à lui pardonner. Elle a beau se répéter qu’il l’a fait pour ses fils, pour ses propres enfants, pour
elle, rien n’y fait. Au contraire même : plus cette excuse tourne en boucle dans sa tête, et moins elle
lui pardonne.
Elle n’est qu’une femme, certes, mais elle, n’aurait pas cédé. Refusé de servir d’offrande à un
système gangrené. Ses petits poings se referment, ses ongles lacèrent sa peau. Toujours être le loup
plutôt que l’agneau : étonnant que ceux qui se prétendent des hommes ne l’aient pas compris.
Yo s’observe un instant dans le miroir, et lâche ses cheveux comme une femme de peu de dignité.
Elle n’a que seize ans, et la furie au corps. Celle de l’adolescence, peut-être. Mais il lui semble que ce
n’est pas cela. Rien ne peut l’arrêter. Contrairement à tous ceux qui se sont assez attachés à la vie
pour trembler, pour hésiter à porter les coups. Elle n’a rien, ni espoir, ni envie, fruit d’une époque
désillusionnée, éteinte. Elle rêve juste celui de s’exploser en l’air, de les enterrer tous, eux, leur
bienséance et leur radioactivité. Mourir et assassiner. Sa vision du sacrifice. Sans agneau et sans don
de soi. La liberté dans la mort.
Et dans le reflet de son miroir, elle aperçoit son père traverser la pièce. Sans un regard pour elle, sa
fille chérie. Il en a pour six mois à peine, a dit le médecin. Et il est déjà une ombre. Son regard

s’arrête parfois vers le néant, comme s’il voyait et entendait une autre voix, un autre son. La folie
suivrait-elle son geste fou ? Yo en doute. Elle croit son père assez fort pour résister à la mort.
La vision du patriarche la poursuit pourtant et l’obnubile. Peut-être fait-elle déjà partie des fantômes
qu’il aperçoit. Alors, du matin au soir, elle le suit. Sans un mot, sans un geste, sans une parole. Aucun
réconfort. Non, pas de compassion inutile : elle est le tigre sur sa piste, la jeunesse sur le bûcher. Elle
veut voir l’invisible, l’inatteignable. Elle s’attache à cette part de réactivité qui transpire de son corps,
elle l’aspire.
Et un matin, en se réveillant, elle l’aperçoit. La main à sept doigts. Surgissant du mur de sa chambre.
Elle la reconnaît.
Les ancêtres sont avec elle.
***
Il pleut dans le petit village de pêcheurs lorsque Yokoto Nouichi apparaît pour la deuxième fois. Sa
visite n’est jamais bon signe : tous savent qu’il pue la terreur et la mort. Les passants le regardent
s’enfoncer vers l’allée sur pilotis, et se diriger, encore, vers la maison de Li Hang.
Quand la vieille mère ouvre la porte à Yokoto Nouichi, son visage est contrit de peur et de surprise.
Derrière elle, des yeux de feu le dévisagent : une colère sourde et explosive attend son heure….
Le mafieux se laisse guider dans la salle à manger et s’assoit devant Li Hang qu’il reconnaît à peine. Le
père, déjà pris dans ses tourments, ne semble pas s’apercevoir de sa présence. Son regard cligne vers
le néant, sa bouche articule des mots incompréhensibles. Yokoto Nouichi, par politesse, attend que
le patriarche prenne la parole. Deux minutes, trois minutes, dix minutes. Infiniment. Alors, le jeune
homme se racle la gorge sans que le vieux ne réagisse. A bout de patience, il décide de prendre
l’initiative.
« Bonjour Hang. Je salue ton courage et ta volonté.
Surpris, le père de famille se tourne vers lui.
—Hélas, aujourd’hui, j’ai de bien tristes nouvelles pour toi et les tiens. Le premier ministre t’a vu à la
télévision.
Yokoto Nouichi observe le vieux qui ne réagit toujours pas.
—Il a déclaré qu’il était insultant pour l’honneur du pays qu’un vieillard soit conduit au sacrifice.
Le père cligne à peine des yeux. Yokoto Nouichi inspire profondément.
—Aussi, pour pallier l’injure que tu nous as faite, je viens te demander, Li Hang, de désigner un de tes
fils pour monter à la centrale. Et ainsi l’offense sera lavée.
Yokoto Nouichi ne précise pas les coups qu’il a reçus d’Imi Lingi, son chef, ni l’humiliation qu’il lui
doit. Pour avoir déshonoré Imi Lingi devant son propre chef, qui l’a lui-même injurié, il doit trouver
d’autres volontaires. Ou sinon, la punition tombera. Sur lui d’abord, puis sur Imi Lingi s’il échoue.
Yokoto Nouichi fait à nouveau partie de la chaîne des sacrifiables…

Le père ne bouge pas, ne vacille pas. Il se contente de fixer un point sur la nappe, visiblement perdu
dans ses pensées. Est-ce la douleur de perdre un fils ? Ou de s’être sacrifié en vain ? Yokoto Nouichi
pense qu’il pourrait assez facilement trouver d’autres sacrifiables dans le village, mais il poursuit
l’idée folle qu’il a en tête.
—Si votre famille ne s’acquittait pas de sa dette, elle serait déshonorée. Les enfants de tes fils
seraient perdus. Quant à ta fille, tu sais ce qu’il arrive à une femme déshonorée ? Je crois
sincèrement que la meilleure solution pour toi, Hang, est de payer ton dû.
Le vieillard baisse la tête sur un grain de riz qu’il fait doucement avancer sur la nappe. Il semble
réfléchir, ou peut-être est-il juste à nouveau perdu dans ses pensées... Yokoto Nouichi prend une
grande inspiration pour parvenir au cœur même de la transaction.
—J’ai pitié de toi, Hang, crois-moi, aussi ai-je peut-être une autre solution. Je pourrais m’arranger
avec le Très Grand, j’ai ce pouvoir, vois-tu ? Mais je crains que mon intervention ne soit que la partie
remise de votre perte. Il y a des tempéraments forts ici, Hang. Des tempéraments qui peuvent
heurter de bonnes gens…Des tempéraments qui, s’ils ne sont maitrisés, peuvent vous faire glisser
vers la déchéance.
Yokoto Nouichi prend la main du vieillard contre la sienne.
—Je me suis donné pour mission de protéger ta famille, Hang. C’est mon unique but depuis que je
t’ai vu si volontaire et courageux. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide.
Li Hang lève alors la tête, hagard
—Je demande la main de ta fille, Yo Hang. J’en prendrai grand soin, et serai après toi garant de
l’honneur de la famille.
Un cri de rage résonne de l’autre côté de la fine cloison. Très calme, le père appelle sa fille, qui
apparaît, les cheveux défaits et l’air furibond. Il prend sa main droite et la dépose dans celle de
Yokoto Nouichi.
Le regard de la jeune fille se remplit alors de larmes ; elle baisse la tête en signe de soumission.
Yokoto Nouichi, satisfait de ce comportement inespéré, la prend alors dans ses bras. Un parfum
d’algues marines embaume ses narines. Elle est à lui, enfin ! La belle Yo est sienne ! C’était en fait
plus facile qu’il ne le pensait…
La jeune fille, alerte, décroche alors son révolver de sa ceinture, et froidement, lui décoche quatre
tirs dans la cervelle.

***
Yo court dans la forêt qui longe le village. La robe maculée de sang, les cheveux hirsutes, elle ne
s’arrête pas. Pas un regard en arrière. Même pas pour juger de son avance sur les deux mafieux qui la
poursuivent. Un premier tir qui fait éclater un morceau de bois à sa droite. Un deuxième fait fuir un
singe sur sa gauche.
Elle sait ce qui l’attend si ces deux brutes la rattrapent. Viol, déshonneur, vie de putain pour le gang
le plus exécrable du pays. Mais elle n’a pas peur. Mieux encore : elle se réjouit de ces quatre balles
qu’elle a tirées, de ces morceaux de cervelle qu’elle a vues sortir de la tempe de ce gros abruti.
Les deux hommes la rattrapent, alertes. Elle double le pas, son souffle se saccade. Encore un effort,
Yo ! fait une voix dans sa tête. La jeune fille reprend confiance. Un pied à sept doigts sort d’un arbre.
Puis un buste sans tête, une figure à trois yeux : tous les ancêtres sont là qui la regardent. Elle
s’arrête alors, le souffle court. Protégée par ce rideau de corps monstrueux.
Les mafieux cherchent, appellent. Elle se sent invisible et puissante. Dissimulée à leur regard, elle ne
veut pas guérir, elle ne veut pas donner : elle veut reprendre et voler, détruire.
Elle écoute la vieillesse morte qui rêve de faire sombrer le monde. Elle conjugue sa colère avec la
leur, qui lui dit de se laisser aller, d’emporter le monde inique dans sa tombe. Pas de place pour la
justice. Pas de place pour l’espoir. Juste le chaos et la destruction.
Elle froisse l’herbe sous ses pieds qui lui fait un lit douillet. Elle mange un fruit grandissime aux
disproportions flagrantes. Et saisit un couteau apparu à côté d’elle. Elle sait ce qu’elle a à faire. Elle
ne le craint pas. Demain, il sera temps.
Car si elle refuse l’autel sacrificiel des puissants, elle se propose en don pour permettre l’invasion par
les morts. Demain, elle se montrera aux deux brutes qui la cherchent, couteau à la main, prête au
trépas. Et lorsqu’elle les agressera de la force furieuse qui vibre en elle, elle finira par se laisser
tomber sous leurs balles impuissantes.
La longue roulette russe des sacrifiables.
***
A peine l’inspecteur est-il parvenu sur les lieux du crime qu’il l’aperçoit déjà. Celle qui se prétend
médium, sorcière et tant d’autres, celle qui l’insupporte : Yishi Oguma, dite « la vieille folle ». Il
fronce les sourcils et soupire. Encore une journée qui promet d’être longue.
Assise sur une grande pierre moussée, elle ne se lève pas lorsqu’il passe devant elle, silencieux, et se
contente de sourire. Le jeune officier l’ignore ostensiblement, se contentant de récolter les indices
parsemés sur le sol. Son subordonné le rejoint bientôt.
Le corps de la fille est en piteux état, et le tout nouveau agent en formation retient avec peine une
nausée : Le corps est criblée de balles, la robe blanche tâchée de sang, les vulves tuméfiées, le visage
méconnaissable. . La fille a dû se débattre, car un filet de sang s’enfuit à travers la forêt : sans doute
celui de ses agresseurs. Elle semble ne pas leur avoir laissé le choix : la tuer, là tout de suite, ou se
laisser tuer.

Le jeune subordonné traine maladroitement sa carcasse autour de l’officier sous l’œil amusé de la
vieille folle. Il échappe un indice scellé, trébuche contre les racines d’un arbre. L’inspecteur
commence à s’irriter, mais se contient en pensant que de toute façon, les scellés ne serviront à rien
dans cette affaire.
« Un crime de la mafia, finit-il par lâcher. On emporte le minimum, et on dégage.
Le jeune, surpris, se démène tant bien que mal pour ranger son appareil photographique et les outils.
A côté, la vieille folle se fend d’un rire dément. L’inspecteur la dévisage d’un air hostile.
—Je peux savoir ce qui vous fait rire ?
—Vous, Yoto. Vous ! Pourquoi, devant l’évidence, persistez-vous à vous aveugler ?
Le plus jeune, étonné, fait tourner son regard de la vieille à Kyoto. Irrité, celui-ci se dresse de toute sa
hauteur.
—Parce que vous, bien-sûr, du haut de votre très Grande Sagesse, vous prétendez en savoir plus que
moi sur ce crime ?
—Voyons, Yoto, la réponse est d’une telle évidence : oui, assurément.
L’inspecteur, poing fermé, fait mine d’attendre avec ironie les explications de la vieille.
—C’est un complot, Yoto. Un complot des Morts contre le monde des vivants. Et ils ont de très
nombreux complice chez nous…
Yu Yoto manque exploser de rire, mais il se retient par respect pour l’âge de son interlocutrice. Celleci reprend alors son sac en toile, et en repartant, montre à l’inspecteur une ligne imaginaire tapissée
de champignon et de végétations monstrueuses.
—Si vous ne me croyez pas, lance-t-elle d’un air détaché, prolongez mentalement cette ligne
imaginaire. »
Et d’un pas lent et digne, Yishi Oguma s’éloigne de la scène de crime. Kyoto hausse les épaules, et fait
signe à son acolyte de lever le camp.
Interdit, celui-ci reste un instant à fixer cette ligne claire dans la forêt, et l’imagine filer à travers la
forêt. Puis, résigné, il répond à l’appel de son chef, et court derrière lui pour rattraper son retard.
La ligne se prolonge jusqu’à la deuxième centrale nucléaire, située un peu plus à l’Est du pays.


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